Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Sarajevo : une guerre pour rien ?

publié le 28/04/2012 | par Jean-Paul Mari

Vingt ans après, les armes se sont tues mais la capitale bosniaque subit un autre blocus. Jean-Paul Mari a retrouvé une ville en proie au chômage et à la haine.


C’est une traînée rouge vif, une ligne de sang. Elle s’étale sur toute la rue, s’allonge sur près d’un kilomètre, pénètre au cœur de la vieille ville jusqu’à une flamme qui brûle en continu. Le peuple de Sarajevo la regarde, sidéré, stupéfait. 11 541 chaises de plastique rouge sont alignées, des centaines de rangées compactes, écarlates. 11 541 chaises vides, comme autant de morts pendant le siège de Sarajevo. Il a duré trois ans et demi.

blog_3557323.jpg

C’était il y a vingt ans. Un siège du Moyen Age au cœur de l’Europe, la capitale bosniaque enfermée, encerclée, habitée par des fantômes mourant de froid et de faim, tombant sous les tirs de snipers et les bombardements aveugles. Ceux des Serbes, postés de l’autre côté de la rivière qui sépare la ville en deux, sur la colline d’en face. Une guerre barbare entre voisins, collègues de travail, supporters du même club de foot. Une guerre au nom de l’épuration ethnique.

On marche le long de ces rangées sanglantes en revoyant les rues vides couvertes de débris métalliques, les immeubles crevés qui brûlaient comme des torches et les flaques rouges autour des corps dans la neige sale. Ici, personne n’a oublié. Toute la ville est là, dans la rue.

Ils sont venus seuls ou en famille. Ils s’arrêtent, déposent une fleur sur une ou plusieurs chaises. Et chacune d’elles semble aussitôt habitée par un père, une épouse, un fils, une amoureuse perdue. Des hommes mûrs pleurent, des femmes hochent la tête en silence, les jeunes écarquillent les yeux en découvrant tout ce que leurs parents n’ont jamais osé leur raconter. C’était tout près de chez nous. A Sarajevo.

C’est la même ville et ce n’est plus la même. La première sensation est physique, immédiate. Plus besoin de baisser la tête, de courir sur le tarmac de l’aéroport. On cherche la forêt de barbelés, les murs de sacs de sable crevés qui dégoulinaient de boue sous la pluie, les conteneurs qui protégeaient des tirs par endroits. Plus rien.

Sur “Sniper Alley”, ce fou de taxi roule tranquillement, à découvert, là où même un chat errant n’avait aucune chance de survie. En arrivant à l’Holiday Inn, hôtel mythique de la presse, le chauffeur fait sagement le tour du rond-point au lieu de couper le terre-plein pour se ruer dans les souterrains du parking. Inutile. Sarajevo est en paix.

La ville a l’air usée, figée dans le temps

La deuxième impression est plus diffuse. Le café reste épais, l’eau minérale Kiseljak a toujours son arrière-goût amer, les marks anciens ont été à peine remplacés par des marks convertibles, les meubles et le réceptionniste de l’hôtel sont les mêmes, et les gens d’ici ont conservé cette grande lassitude dans le regard. Les mêmes tramways circulent, carcasses de ferrailles bleues, rouges ou jaunes, brinquebalant sur des rails inégaux. Sur les façades des immeubles, d’anciens trous d’obus ou de balles sont toujours là, replâtrés à la va-vite.

Quelques tours modernes et hideuses s’élèvent, financées par des nouveaux riches du Sandjak et les fonds saoudiens, mais le béton brut et jauni signale les gros chantiers en panne. La ville n’a pas été vraiment reconstruite. Déprimée par la stagnation économique, sans force pour se débarrasser de son aspect vieillot, elle a l’air usée, figée dans le temps.

L’accord de Dayton, un pansement devenu garot

L’accord de Dayton, conclu en novembre 1995, était une tentative désespérée pour faire cesser la guerre. Un pansement pour arrêter l’hémorragie. Pour convaincre le Serbe Milosevic, le Bosniaque Izetbegovic et le Croate Tudjman de cesser de s’entretuer, il a fallu faire la part belle aux nationalismes.

Pour la Bosnie, l’accord consacrait l’intégrité de son territoire mais le partageait en deux entités distinctes : la Fédération croato-musulmane (51% du territoire) et la République serbe de Bosnie (49%). Les trois leaders nationalistes sont morts mais l’accord est resté. Et il a consacré la logique de partition, le séparatisme et les résultats du nettoyage ethnique. Le pansement est devenu un garrot.

Chacun a son système. L’éducation, la santé, la législation des entreprises, les douanes… tout est différent. Un malade de Tuzla ne peut pas se faire soigner à Foça, à côté de chez lui, mais doit faire le voyage jusqu’à la lointaine Sarajevo. L’acheteur d’une voiture ici ne peut pas la vendre là. Chaque école enseigne une histoire différente. La fin de la guerre et du siège de Sarajevo devient ainsi pour les élèves musulmans, « la fin de la terreur », pour les petits Croates, «la perte d’un tiers du territoire” ou pour les écoliers serbes, « la plus grande expulsion des Serbes de Sarajevo”.

Sur les cartes d’identité, nécessaires au vote, on ne retient que la religion comme nationalité. Du coup, les athées, les juifs et les Tsiganes ne sont pas citoyens bosniaques ! Et, désormais, quand les jeunes musulmans parlent d’un Bosniaque de confession différente, il n’emploie qu’une seule expression, terrible : « l’Autre ».

Où est le rêve bosniaque ?

Vingt ans plus tard, le blocus continue. Privée de communication et d’ouverture sur le monde, la Bosnie étouffe. L’économie stagne, le chômage atteint officiellement 43,3% et touche les jeunes à 75%. L’Europe finance bien quelques projets pour essayer de maintenir les structures à niveau mais le pays n’a pas de ressources propres. Sa fiscalité vidée par une économie au noir, elle ne survit que grâce aux envois de la diaspora qui fournit l’équivalent de 30% du budget de l’Etat. Où est le rêve bosniaque ? Quand Sarajevo soufrait et se battait pour défendre le multiethnique.

Au tout début des combats, sur un mur de la grande poste centrale, une main ultranationaliste avait écrit rageusement :
Ici, c’est la Serbie ! » L’esprit de Sarajevo avait griffonné sa réponse : « Non, crétin ! C’est la grande poste…”

blog3554846.jpg

Aujourd’hui, à l’intérieur du magnifique monument austro-hongrois, la foule se presse chaleureuse autour d’un écrivain aux cheveux argentés qui dédicace son livre. Le général Jovan Divjak, 75 ans, un Serbe, a dirigé la défense de Sarajevo. Je me rappelle d’un homme mince, inébranlable, qui vous recevait calmement dans Sarajevo étranglée par la pression des milices aux portes de la ville. Il n’a pas changé.

Quand la guerre a éclaté, il a refusé la logique confessionnelle et combattu pour tous les habitants de sa ville. Face aux 100 tanks et aux 450 canons serbes, il a opposé ses 5 véhicules blindés et 150 pièces d’une artillerie disparate, une cohorte de volontaires, sans transmission et sans munitions. Et il a tenu. En pleine guerre, il n’hésitera pas à s’élever contre le meurtre de civils serbes et croates dans la capitale. Malgré ses succès, le président musulman Izetbegovic essaiera très vite d’envoyer ce militaire gênant à la retraite.

La haine est toujours là, épaisse

Mais, pour Sarajevo, le général est un héros. « Santé et longue vie, mon général”, crient ceux qui le croisent, veulent lui parler, l’embrasser. Aujourd’hui, lui aussi pourtant est désespéré quand il voit la suprématie du religieux et la Fédération engluée dans quatorze Constitutions différentes, comme autant de cantons qui divisent le pays. Pour lutter contre la logique de la guerre, il a fondé une association, L’Education construit la Bosnie-Herzégovine, qui prend en main les orphelins de la guerre, s’occupe de tous les enfants, Tsiganes compris, distribue des bourses et organise des séjours d’été. Mais la haine le poursuit.

En mars 2011, de passage à Vienne, il est arrêté et passe cinq mois assigné à résidence sur la base d’un mandat Interpol émis par Belgrade. Pour les Serbes, le général n’est qu’un traître qui mérite une inculpation pour “crimes de guerre”. La haine est toujours là, épaisse. A deux pas d’ici, quand le maire bosno-serbe de Banja Luka évoque la capitale bosniaque, il ne dit pas «Sarajevo» mais “là-bas, à Téhéran” !

Il suffit pourtant de se promener dans les rues de la ville pour croiser une jeunesse en jeans et baskets qui aime la bière et la musique profane. Bien sûr, on rencontre des filles voilées, les yeux bleus et la peau rose, notamment à l’approche des minarets historiques de la vieille ville mais rien de plus que dans nos banlieues. Et les cassandres qui annonçaient après la guerre une islamisation à outrance ont aujourd’hui belle allure. Non, le mal est ailleurs.

On s’avance sur le pont de Vrbania, plus connu sous le nom du pont des Amants de Sarajevo. Bosko était serbe et Admira, musulmane. Ils s’aimaient d’amour, depuis toujours. Quand la vie est devenue intenable, ils ont voulu fuir Sarajevo encerclée. Ici, le petit pont donnait sur le quartier serbe de Grbavica. Une frontière. Bosko et Admira se sont avancés, leur valise à la main, sur le no man’s land du pont, et les snipers ont fait leur sale besogne. Les deux amants sont tombés, ont rampé l’un vers l’autre, et ils sont morts, enlacés.

blog_3554844.jpg

Aujourd’hui, leur histoire serait impossible. On ne tire plus sur le pont de Vrbania. Les jeunes serbes et bosniaques n’ont plus vraiment l’occasion de se fréquenter. Et de l’autre côté du pont, le quartier de Grbavica, vidé de ses anciens habitants, a été envahi par 60 000 paysans musulmans réfugiés de Bosnie. Sarajevo était composée de 10% de Yougoslaves, 7% de Croates, 29% de Serbes et 49% de Bosniaques. Ces derniers forment maintenant 90% de la ville. De l’autre côté, à Banja Luka, les Serbes étaient 54%, ils constituent désormais 95% de la population.

Au hasard d’une conférence, j’ai retrouvé un enragé, un homme qui ne se résout pas à voir sa ville perdre l’esprit. En pleine guerre, Zlatko Dizdarevic dirigeait la rédaction de combat d’“Oslobodjenje” (“Libération”), une équipe de journalistes, d’ouvriers et de techniciens qui, au prix de terribles sacrifices, continuait à publier un journal symbole de la résistance à l’épuration.

La grande tour de leur immeuble, trouée, criblée, brûlée, rabotée à coups de quatre à six obus de tank par jour, ressemblait à un tumulus antique au milieu d’une forêt de cendres. Et dans les caves, sans chauffage et parfois sans électricité, huit jours d’affilée, la rédaction travaillait, les ouvriers imprimaient, les coursiers livraient.

Je me rappelle une relève. Le bus qui emmenait les ouvriers devait tourner à un carrefour, à 200 mètres du fusil des snipers serbes. Je suivais le bus avec une voiture asthmatique. J’ai calé. Le bus a continué, offrant son flanc droit au tireur. La montagne a renvoyé une détonation en écho. Il y avait un trou dans la vitre étoilée. On a allongé sur le sol un ouvrier, la cinquantaine grise, petite moustache et casquette de laine rabattue sur le front. La balle lui avait traversé la gorge avant de ressortir par la bouche. Le journal a continué à être publié, chaque jour du siège.

Le pouvoir est balkanisé

Depuis, “Oslobodjenje” s’est émoussé, vaincu par l’argent déversé dans un nouveau titre “Dnevni Avaz”, « la « Voix »… de son maître », disent les esprits critiques qui le trouvent trop conforme au pouvoir en place. Zlatko a beaucoup voyagé, a écrit pour les grandes revues d’Europe et publié sept livres avant de devenir ambassadeur à Zagreb et en Jordanie. Et, depuis son retour, il enrage. L’identité est devenue la valeur suprême. Les chefs de guerre, les affairistes et les nationalistes dirigent le pays. Le pouvoir est balkanisé, la République serbe compte trois niveaux de décision – communes, entité, Etat -, et la Fédération, divisée en cantons, en compte quatre !

Il y a 164 ministres, pas de président mais des présidences, composées de trois personnes, renouvelables tous les huit mois. Et tous les représentants doivent faire allégeance aux dieux du nationalisme et des confessions. Quant au fonctionnement législatif, Zlatko parle d’“hystérie parlementaire » avec des clubs de partis, des clubs de nations, musulmans, serbes, croates, des centaines de moyens de blocage mais aucun moyen de déblocage.

Et cette méfiance, cette rancœur, cette méconnaissance de l’autre qui forgent une jeune génération et promettent d’autres violences. Un nouveau confit armé ? A terme, Zlatko n’exclut rien.

Il faut un message clair de l’Europe, pour dire qu’il n’est pas question de dissolution de la Bosnie-Herzégovine. Il faut un Dayton 2 pour permettre au pays d’avancer, enfin. Notre avenir, c’est l’Europe, pas la barbarie.”

A la fin de la séance de signatures du livre du général à la grande poste, une femme blonde, la cinquantaine, les yeux bleus, en larmes, m’a pris les deux mains. Elle voulait dire merci aux étrangers qui avaient vécu le siège avec eux. Et qui étaient revenus leur dire qu’ils n’étaient pas seuls au monde. Puis elle a parlé de Gradice, une petite ville épargnée, avec ses mosquées et ses églises historiques, sa fontaine sur la place où tous se retrouvaient autrefois. « Dites-leur… »

Elle a parlé sans souffler pendant dix bonnes minutes, les mains blanches à force de les serrer, puis elle a dit : “Il ne faut pas que cet esprit disparaisse. Il ne faut pas avoir fait une guerre pour rien.”


COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES