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Serbie : la révolte de la rue fait trembler le pouvoir

publié le 07/02/2025 par Malik Henni

Après le drame de Novi Sad, 15 morts, et face à la corruption et le clientélisme, la Serbie marche contre le pouvoir du président Aleksandar Vučić

Une contestation née d’un drame

Tout a commencé par le choc, la stupeur et la colère provoqués par l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad, le 1er novembre dernier, causant la mort de 15 personnes. Cet auvent venait juste d’être rénové par une entreprise chinoise pour 55 millions d’euros. Aussitôt, la corruption et le clientélisme, omniprésents dans ce pays des Balkans aux relations compliquées avec l’Occident, ont été pointés du doigt par les citoyens, qui réclament un grand coup de balai.

Le silence gênant de l’U.E

Qu’est-ce que ce mouvement ? Et qu’est-ce qu’il n’est pas ? Ce n’est pas l’« Euromaïdan » de la Serbie, pays réputé proche de la Russie et de la Chine. Aleksandar Vučić a été réélu l’an dernier en contournant la loi électorale, en mobilisant des bus entiers de Serbes de Bosnie pour s’assurer de sa victoire. La gare de Novi Sad est censée être un nœud de communication stratégique des Nouvelles Routes de la Soie chinoises, un point d’étape essentiel de la ligne à grande vitesse Budapest – Belgrade.

Les liens entre Belgrade et Moscou, bien que toujours existants, se sont distendus ces derniers mois. En janvier dernier, plusieurs contrats d’armement ont été annulés avec le Kremlin, et Belgrade a condamné l’invasion de l’Ukraine sans toutefois suivre l’Union européenne dans ses sanctions. L’UE, qui demeure le premier partenaire économique de la Serbie (60 % des échanges), fait preuve d’un silence gênant sur la situation actuelle, probablement pour ne pas froisser un pays clé des Balkans.

Le président Vučić accuse… « des « agents payés par l’Occident »

L’autoritaire et nationaliste Vučić, homme fort du pays depuis 2012 et qui n’a aucune intention de passer la main, a accusé les manifestants d’être des « agents payés par l’Occident ». Mais cette rhétorique traditionnelle ne convainc plus : les Serbes ne demandent pas seulement des changements superficiels ou politiciens, mais bien une nouvelle philosophie politique. Ils réclament des institutions transparentes, libérées des intérêts privés, et au service de tous les citoyens. « Nous ne sommes pas des agents étrangers. Nous sommes des étudiants qui veulent un avenir meilleur pour notre pays. »( Lazar Stojaković, étudiant manifestant)

Ce mouvement sans leader identifié revendique le jugement des responsables de la catastrophe de Novi Sad, l’amnistie pour les manifestants arrêtés, et une augmentation significative des investissements dans l’éducation. En l’espace de trois mois, plus de 100 000 personnes auraient défilé dans les rues, un chiffre impressionnant pour un pays de 7 millions d’habitants.

Pas un simple feu de paille

« Nous attendons que toutes nos revendications soient satisfaites, et s’ils refusent, alors nous resterons là jusqu’à ce qu’elles le soient. »( Tamara Crnogorac, 20 ans, étudiante en sciences ). Malgré le départ du Premier ministre Miloš Vučević, qui servait de fusible prévisible, la contestation ne faiblit pas. Les occupations de ministères se multiplient, les trois ponts de Novi Sad sont régulièrement bloqués par les étudiants, et les cortèges de manifestants s’étendent même au-delà des frontières, touchant les Serbes de Bosnie.

L’histoire des rébellions étudiantes en Serbie est riche et ancienne, et Vučić sait qu’il ne s’agit pas d’un simple feu de paille. Il a lui-même fait référence aux manifestations de 1968, en affirmant qu’il « n’était pas le camarade Tito et que [je] ne m’apprête pas à dire que certains ont raison et d’autres ont tort ». Une comparaison troublante avec le leader yougoslave, qui, malgré ses penchants autoritaires, avait à l’époque reconnu certaines erreurs et tendu la main aux étudiants.

Une leçon héritée de la révolution de 2000

La révolution de couleur en Serbie, survenue en octobre 2000, reste un moment charnière de l’histoire politique du pays. Ce soulèvement populaire a conduit au renversement de Slobodan Milošević, après des années de régime autoritaire marqué par la corruption, les guerres des Balkans et une économie en ruine. Portée par des milliers de manifestants et le mouvement étudiant Otpor! (Résistance !), cette révolution avait utilisé des moyens pacifiques mais puissants, comme des campagnes de désobéissance civile et des rassemblements massifs, pour forcer Milošević à reconnaître sa défaite électorale.

Une société au bord de l’explosion

Aujourd’hui en Serbie, les raisons de manifester ne manquent pas : un boycott massif des magasins a été lancé le 1er janvier pour dénoncer l’inflation galopante, le pays se désindustrialise, et les militants écologistes s’opposent violemment à l’ouverture d’une mine de lithium, un projet jugé crucial pour l’industrie automobile allemande mais désastreux pour l’environnement local.

Vingt-cinq ans après la révolution de couleur qui a renversé Slobodan Milošević, la coalition des mécontentements peut-elle une nouvelle fois transformer un peuple révolté en peuple révolutionnaire.


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