Série Ukraine : 15/ Si je t’oublie Odessa !
Odessa, sans les juifs, ne serait pas Odessa. Et pourtant, ils partent. La fin d’une fabuleuse histoire ?
SÉRIE : UN ÉTÉ À ODESSA
Le rabbin Avram Wolff, 54 ans, est un homme pressé. Trop de choses à faire quand on est le dernier rabbin d’Odessa. D’ailleurs, il part demain pour le Kazakhstan. Il reçoit donc debout dans la synagogue Chabad, celle du mouvement ultra-orthodoxe des Loubavitch, où les juifs les plus pieux de la ville viennent prier trois fois par jour. Ceux qui restent. Depuis le début de la guerre, la majorité d’entre eux est partie, en Allemagne, au Canada, aux USA et surtout en Israël.
Qu’est-ce qu’être juif à Odessa aujourd’hui ? La réponse est digne d’un vrai rabbin. Il montre la plaque du fondateur de la synagogue, Rabbi Friedman, 1897. Hitler a tué un de ses fils, le KGB, les deux autres. « Le rabbi avait une fille, Nehama Léa ». Ah ? « Et cette fille a eu une fille, Dvora ». Bon. « Et cette fille a eu une autre fille, Haïa ». Soit. Et alors ? « Cette fille, Haïa est ma femme. » Entendez : on a survécu à Lénine, Staline, Hitler, l’occupation roumaine, et nous sommes toujours là.
Le Rabbin Avram Wolff dans sa synagogue à Odessa-Photo Jean Paul Mari
Qu’est-ce que vivre à Odessa aujourd’hui, avec la guerre ? « Un des meilleurs endroits au monde pour être juif ! » L’œil du Loubavitch s’allume, provocateur : « À Paris, avant, j’avais peur de marcher dans certaines rues. Aujourd’hui, j’ai peur même… d’aller à Paris. » Pas ici. Personne, jamais, ne vous agresse. Les enfants juifs, nés ici, de la fille, de la fille, du fils de… vont au jardin d’enfants et à l’école juives, à la Jewish University, à la maison de retraite et au cimetière juifs. Tout est gratuit grâce aux dons de l’étranger. Ils sont libres et le gouvernement n’a jamais empêché quiconque d’être juif à Odessa.
Rien de nouveau. Il n’y a pas d’ancien ghetto ou même d’ancien quartier juif à Odessa tant la communauté s’étendait à travers toute la ville. Fabuleuse histoire ! Interdits de résidence sous l’Empire russe à Saint–Pétersbourg, Moscou et Kiev, ils s’installent massivement dans les deux grandes villes du sud de la « Nouvelle Russie », à Odessa et Nicolaïev. La ville, et son ouvert port sur la mer Noire, fondée en 1794 par l’impératrice Catherine II, grandit et se développe à un rythme frénétique. Les colons étrangers affluent, Grecs, Italiens, Arméniens, Turcs, Moldaves, Russes… On compte jusqu’à 147 nationalités.
Au début du XXe siècle, Odessa la cosmopolite est devenue Metropolis, le plus grand marché d’échange et de commerce du sud de l’Empire. Les hommes d’affaires juifs sont à la manœuvre. Le tabac, le bois, le verre, les fourrures, l’acier, le charbon… ils assurent 90 % de l’export de graines et sont propriétaires de 50 % des usines. Le génie juif. Odessa resplendit. Juste avant la Seconde Guerre mondiale, les juifs, plus de 400 000 personnes, forment un tiers de la population. On compte près de 80 synagogues et lieux de prière, un par quartier, dans toute la ville.
Odessa ne produit pas que des denrées. Écrivains, musiciens, peintres, artistes, mécènes, les riches marchands financent une culture raffinée et ouverte sur l’Europe. Les rues fourmillent, grouillent du peuple des nouveaux riches et des petites gens. Dans les Contes d’Odessa, Isaac Babel, formidable écrivain juif né à Odessa, décrit la vie haute en couleurs du quartier de la Moldavanka, « Notre mère généreuse, une vie bourrée d’enfants à la mamelle, de hardes qui sèchent et de nuits de noce, pleines de chic suburbain et d’une vigueur infatigable de troupier ».
Détail porcelaine juive -D.R
C’est ici, aussi, qu’a vécu Iliya Ilf, écrivain et satiriste, coqueluche de l’intelligentsia moscovite. Et Meir Dizzengoff, le premier maire de Tel-Aviv. Et Vladimir Jabotinsky, le promoteur du sionisme, créateur de l’Organisation sioniste mondiale en 1935, et inspirateur de l’Irgoun. Jabotinsky, choqué par le pogrom de Kichinev en 1903, qui a conclu que la seule terre sûre est Israël. Il mourra, en 1940, peu après l’invasion de la France par les nazis.
C’est là, à deux pas du minuscule musée juif d’Odessa, dans un bâtiment suranné, où siégeait le Comité Palestine, qui tenait dans une boite bleue métallique frappée de l’Etoile de David les fonds des donateurs étrangers destinés à l’achat de terre à Jaffa.
Oui, personne n’en doute, Odessa ne serait pas Odessa sans les juifs. Et pourtant, ils ont failli disparaître. Quand Hitler confie la Bessarabie au roumain Antonescu , le dictateur lui promet une ville Judenfrei. Déportations, exécutions, entrepôts où on enferme 25000 personnes avant d’y mettre les brûler vifs… à la fin de la guerre, ils ne sont plus que 600 survivants. Mais les exilés reviennent, reconstruisent, s’affairent. Odessa la juive n’est pas morte. En février 2022, à l’aube de l’invasion russe, ils sont encore une bonne quarantaine de mille.
La rue « Hébraïque » à Odessa- Photo jean Paul Mari
Et la guerre éclate, une nouvelle fois. Là, ils s’en vont. La peur ? « Non. Plutôt l’argent, la chute du business », dit un responsable de la synagogue. « Grâce aux conditions d’accueil exceptionnelles des pays étrangers », préfère dire le rabbin. L’exode mondial ampute la communauté d’Odessa qui fuit vers l’Europe et l’Amérique du Nord et surtout Israël, toujours à la recherche d’immigrés juifs. De combien ? Pas de chiffres sûrs même si l’on parle de 70 % des fidèles. Aujourd’hui, dans cette ville dont Isaac Babel disait qu’elle a été « construite par les juifs », d’une tolérance absolue envers les minorités, ils ne représenteraient que 3 % de la population.
La fin d’une fabuleuse histoire ? Le rabbin pressé – marié à la fille de la fille de la fille de- ne se pose pas ce genre de question de goy. Staline, Hitler, Poutine et son invasion, tout cela relève du temporaire, du provisoire. Igor, son adjoint, qui a vécu à Brooklyn, est plus pragmatique : « Quand la guerre s’arrêtera, les affaires reprendront, Odessa renaîtra, plus forte que jamais. Et les juifs reviendront. » Odessa, sans les juifs, ne serait pas Odessa.