Série Ukraine 6/ Aleksandra ne parle plus
La guerre détruit les enfants. Sur les plages de Tchernomosk, près d’Odessa, on se bat pour leur redonner vie
SÉRIE : UN ÉTÉ À ODESSA
Elle n’a pas dit un mot en arrivant au centre de vacances. Les autres gosses avaient eux aussi cet air fermé, épaulent en dedans, les yeux scotchés sur la bulle-prison de leur téléphone portable. Mais ils consentaient à répondre, échanger quelques mots. Elle, non. D’ailleurs, voilà six mois qu’elle n’avait émis aucun son. Pas une plainte, pas un soupir. Rien. Muette.
Qu’est-ce qui se cache derrière le silence d’un enfant sinon le chaos de la guerre ? Quelle horreur, quelle image ? Le groupe arrivait de Kherson, ville bombardée et disputée pendant des mois, occupée par l’armée russe, puis libérée par les Ukrainiens, puis… ces gosses ont avaient passé près de 5000 heures au fond d’une cave à trembler plus fort que les murs.
Oleksandr Murga, dit « Sacha », sait tout cela. Avant la guerre, l’entrepreneur en construction devenu pasteur protestant s’occupait des gosses de la rue. Puissant et rond, toujours souriant, un solide doudou, les enfants ne s’y trompent pas. A deux cents kilomètres d’Odessa, Kherson, 300 000 habitants, brûlait. Ou se noyait quand les Russes ont fait sauter le barrage de Nova Kakhovka, situé sur le fleuve Dnipro, le Dniepr, provoquant des inondations catastrophiques. Des obus, plus de toit, pas de nourriture, de médicaments et une eau polluée qui empoisonne. Sacha fait l’aller-retour et apporte tout ce qu’il peut collecter. Sur la route, il croise un Français de Grenoble au nom anglais, John Diksa, président de « SOS Attitude », une ONG qui met ses moyens à disposition. Quand Sacha repart pour Kherson, il convoie 3000 tonnes d’eau potable. Et chaque mois, il peut désormais distribuer 22 tonnes d’aide, rations alimentaires et sets sanitaires.
Et les enfants ? L’œil de Sacha les a vite repérés. Blêmes, prostrés, silencieux, sur la défensive, accrochés à des parents impuissants quand ils sont encore vivants. Les sortir de là, au moins quelques jours, une semaine, leur offrir des nuits sans cauchemars, leur montrer le soleil, la plage… Sacha crée un centre de vacances à Tchornomosk, une grande maison blanche au bord de l’eau, à une trentaine de km d’Odessa. Une grande villa, des chambres claires, un panneau de basket et des accompagnatrices maternelles. Une session par semaine, 24 garçons et filles de sept à quinze ans, 180 enfants au total. Pas de téléphone portable. Une vie rythmée entre séances de psy et bain de mer. Petit-déjeuner, cours sur l’amour des autres et le respect de soi, les relations amoureuses, la vie, l’espoir. Et une petite dose de bondieuserie, la séance d’étreinte collective, le « câlin de jésus », même si on ne demande jamais quelle est la confession.
« En quelques jours, les enfants se métamorphosent. Ils parlent, ils rient, ils jouent », dit Lidia Miloukova, accompagnatrice. Spectaculaire. Sauf pour Aleksandra, la mutique, sept ans, ses yeux perdus, blanche et si pâle. Et puis il y a eu ce jeu de rôles où on joue à être ce qu’on sera plus tard. Sacha était là. Le pasteur est aussi titulaire d’un diplôme en psychologie de l’enfant. Un gamin s’est levé, il voulait soigner tous les animaux, devenir vétérinaire. « Yes ! » a crié une petite fille en levant les mains. C’était Aleksandra . Elle aussi voulait être vétérinaire.
Dans une séance en tête à tête, elle a livré son secret, la chose qui l’avait tuée. La famille n’avait pas pu fuir Kherson avant l’occupation. La fillette faisait la queue devant un magasin. Un soldat russe a surgi. Ici, on les appelle les « orques », comme les orcs, créatures maléfiques du Seigneur des Anneaux. Ivre et armé, il a poussé le canon de son fusil sur la poitrine d’Aleksandra. Pan ! Trois fois. Puis il est reparti en éclatant de rire. Mort symbolique. Depuis cet instant, Aleksandra a fait ce que font les morts. Ils se taisent à jamais.
Elle, est revenue à la vie. A retrouvé les mots des humains. S’est mise à parler, parler, parler… « Une vraie pipelette ! » sourit Sacha qui lui rend régulièrement visite à Kherson. Aujourd’hui, quand elle voit passer un soldat en armes, elle n’hésite pas à aller lui tirer la manche de son uniforme en demandant : « Dis, est-ce que toi aussi tu es une orque ? Un méchant ? » Belle victoire sur l’obscurité même si ,parfois, le pasteur désespère devant l’étendue du désastre d’une génération traumatisée.
Deux mille enfants ont été tués ou blessés, deux victimes par jour, et les survivants vivent dans la hantise de perdre leurs parents. Ils ont peur des bombes, des explosions et la phobie des drones et des mines. Depuis le début du conflit, deux tiers des enfants ukrainiens ont été déplacés de leurs foyers, 7,5 millions ont été affectés par la violence de la guerre, la moitié d’entre eux, entre 13 et 15 ans, souffrent d’insomnies, et un sur cinq présente des symptômes de stress post-traumatique, d’images intrusives et de flashback, d’angoisse et de crises de panique. La maladie de la guerre.
Bien sûr, rien ne rend Sacha plus heureux que la métamorphose de ces gosses entre leur arrivée et leur départ de sa grande maison blanche. Mais il n’a pas oublié qu’il a suffi du bruit de la chute du fruit d’un arbre sur la véranda pour que, dans la seconde, tous les enfants du dernier groupe se jettent sur le sol, mains sur la tête. Lui parle d’une « génération sacrifiée ».
Ce que disait déjà à sa façon Saint-Exupéry : « Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces enfants, Mozart assassiné. »
A suivre…
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