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« Shanghaï: La rebelle silencieuse »

publié le 13/10/2006 par Jean-Paul Mari

Les Shanghaïens n’occupent plus la grande rue de Nanjing Lu. Ils sont toujours un million à défiler par jour de chaque côté de la plus grande artère de la capitale. Mais ils marchent en ordre, le nez collé sur la nuque de celui qui précède ou, pour les déviants, le visage tourné vers les vitrines des magasins. On ne traine pas, on ne parle pas, on avance, tous dans la même direction; la bonne, celle que montrent les flics et les panneaux que l’on foulait au pied au mois de mai dernier quand on voulait donner un sens nouveau à la circulation et à l’histoire. On ne parle pas, on avance. Le regard est lisse, la bouche épaisse, l’esprit barbouillé comme un mauvais lendemain de fête. C’est fini et bien fini. Shanghaï a la gueule de bois.
Qu’est ce qui s’est joué dans cette mégalopole de 13 millions d’habitants si loin de la capitale, si fière de sa différence? Qu’est ce qui s’est passé dans ce théatre d’ombres quand le monde n’avait d’yeux que pour la place Tiananmen et la porte de Pékin? Qu’est qui lui torture encore le ventre?
Ecoutez ce halètement de bête blessée, il vient du port. Shanghaï est affalée dans le fleuve du Huangpu, sa gueule entrouverte aspire l’eau en sifflant, retient entre ses dents les bateaux et leur marchandise et vomit le poison de ses usines mêlé à quelques millions de tonnes d’alluvions. Flux et reflux, le fleuve respire mal, l’eau et la vie ne circulent plus dans les deux sens. Shanghaï s’est recroquevillée.
Ses hôtels sont déserts, le réceptionniste du Peace Hotel sourit dans le vide et ce monument d’Art Déco des années trente ressemble plus que jamais à un fantôme du passé. Le raffinement colonial de ses verres soufflés est redevenu suspect. Silence camarade, la contre-révolution est derrière toi.
Pour le reste, il faut savoir sauver la face. Alors, on répond – mécanique – que les étages sont complets, un orchestre de fonctionnaires du jazz rythme le silence des salons et le « China Daily », le journal officiel, affiche régulièrement à la une l’extase providentielle de rares touristes dénichés sur la Grande muraille de Chine. Tout est normal, il ne s’est rien passé. Sauf pour des étudiants enflammés – la jeunesse! -, quelques voyous authentiques et une poignée de dirigeants égarés… Oubliez donc l’absence des regards! Et contemplez plutôt l’aplomb des monuments et le cours du Yang Tse. « Il faut continuer l’ouverture, nous avons besoin de devises… », a expliqué tranquillement le numéro 1 du Parti. Revenez, hommes d’affaires et touristes occidentaux. Regardez, les Japonais sont déjà de retour. Bienvenue, rien n’a changé. La chine suit son chemin.
Tête baissée. Difficile d’être différent dans une foule où tout le monde s’épie. « Les indicateurs sont toujours là, explique Wang, un universitaire. Ils peuvent être paresseux ou zélés. En ce moment, ils sont zélés. » Ils guettent l’attroupement, la discussion à la sortie du cours, dans un parc, ou la file d’attente d’un grand magasin, ils écoutent, branchent leur mini-cassettes puis tapent sur l’épaule de l’imprudent: « Viens avec nous. » On se tait et on les suit.
Deux mois plus tôt, la foule les aurait jetés dans le fleuve. C’était le vendredi 19 mai, tout le monde était dans la rue, les restaurants avaient poussé leurs tables sur les trottoirs, les petites vieilles distribuaient de l’eau fraîche sur le seuil de leur maison, le « China Daily » montrait des photos d’étudiants le poing levé et les banderoles affichaient le nom des « unités » d’étudiants, d’ouvriers ou de journalistes qui les brandissaient. Les policiers en blanc se croisaient les bras, les gens souriaient, tout était possible.
Dès le lendemain, le ton a changé. Dans la nuit, le premier ministre Li Peng a proclamé la loi martiale. A sept heures trente du matin, les étudiants bloquent les ponts et les carrefours. On entasse de lourdes barrières, on dégonfle les pneus des bus que les chauffeurs abandonnent en travers de la rue. Les poings et les slogans se crispent mais le ton des chansons croit encore à la force de l’insolence: « Mao est un soleil qui rayonne partout/ Deng (Xiao Ping) est comme la lune qui change à chaque quartier/ Hu Yao Bang (le héros des réformistes) est comme une étoile qui brille dans la nuit/ Yang Shang Qun (le président) comme une ampoule qui s’allume ou s’éteint lorsqu’on appuie sur le bouton/ Et Li Peng… Ah, Li Peng! Lui est tout à fait différent car il n’a jamais brillé de toute sa vie. »
Toute la future intelligentsia de Shanghaï chante dans la rue. En tête du cortège, devant le siège du sacro-saint Parti, on brise des « petites bouteilles » – « xiao ping », en chinois – en une sorte d’hommage cassant à Deng Xiao Ping. La loi martiale est déclarée, les étudiants avancent toujours mais quelque chose d’essentiel a changé. Désormais, ils sont seuls. Les ouvriers ne travaillent toujours pas, ils vont pointer à l’usine et regagnent la rue pour regarder passer les manifestations, mais ils ne se joignent pas aux cortèges.
Au Nord, à Pékin, la guerre est politique; à Shanghaï, la capitale du Sud, la bataille sera avant tout économique. L’enjeu: éviter la paralysie d’un monstre industriel qui assure un sixième du produit national brut de l’empire. Trois grandes centrales thermiques, une raffinerie qui fournit cinq millions de tonnes de carburant par an, des usines de produits chimiques, super-phosphates, d’électricité et de pâte à papier; Shanghaï a un coeur en acier et la seconde usine sidérurgique du pays qui coule six millions de tonnes de métal, la ville domine le secteur textile, produit des kilomètres de coton, de laine et de soie. Le port regarde vers l’étranger et mille sept cents usines fournissent quinze pour cent des exportations chinoises.
Pas question de laisser souffler ce monstre du Huangpu. Il faut du pétrole, de l’acier et du fric. Pékin en a besoin pour étayer une économie qui s’effondre et investir dans les nouvelles zones économiques du Sud, l’orgueil de la Chine, sa vitrine: « Ceux du Nord nous saignent. Sur les quinze milliards de yuans de bénéfice de Shanghaï, ils en rafflent au moins dix par an et nous laissent exsangues, incapables d’investir », grince un vieil homme d’affaires de la cité. Il a été exilé en Manchourie, libéré, réhabilité et à nouveau menacé; il approche de la mort et n’a plus peur de parler. Et il raconte la visite de Deng Xiao Ping a Shanghaï trois semaines après le Nouvel an chinois. « Il voulait encore deux milliards de yuans supplémentaires pour combler un trou à la Banque centrale.. » Les vingt-sept vieillards économistes convoqués en tout hâte en sont restée bouche bée. Sept d’entre eux se sont levés en renversant leur chaise de rage; les autres ont signé. »
Quand le vent du printemps chinois a soufflé sur la ville, les autorités connaissaient les limites imposées par Pékin. Que les étudiants s’agitent, soit. Mais les ouvriers ne doivent pas s’en mêler, la production ne peut pas s’arrêter. Alors, a commencé une de ces parties subtiles que Shanghaï l’orientale, la coloniale, la bourgeoise rouge, a toujours su jouer avec tant d’expérience, en équilibre entre son peuple, ses princes et la volonté de Pékin. D’emblée, Jiang Zemin, secrétaire local du Parti, approuve la loi martiale décrétée par Li Peng: « Cela ne nous a pas surpris de sa part »,dit un vieil observateur politique. Jiang Zemin et Li Peng ont tous les deux été formés au moule soviétique, ils se connaissent et s’apprécient: « Deux hommes, une seule paire de pantalons », persiffle Shanghaï. Quand le pouvoir joue le changement, Jiang Zemin, docile, lance aussitôt une série de réformes dans l’administration et l’industrie; un an plus tard, quand Pékin veut briser l’élan des intellectuels, c’est le même homme qui laisse tomber le couperet sur la plus prestigieuse des revues de Shanghaï, le « World Economic Herald ». Son rédacteur en chef est aujourd’hui en résidence surveillée, coupable d’avoir déjà fait imprimer un long texte où l’on parlait de démocratie, de réformes inévitables, du souffle des étudiants et de la mémoire de Hu Yao Bang. Hu le grand réformiste, celui dont les étudiants scandaient le nom sur la place Tiananmen; Hu Yao Bang écarté et forcé à une auto-critique qu’il a toujours regrettée . Jusqu’à sa mort. « Certaines personnes responsables de l’idéologie n’ont pas le droit de porter le deuil de Hu Yao Bang, accusait l’article. Ils l’ont poignardé dans le dos et devront être jugés par l’histoire. »
Trop, c’est trop! « Retirez l’article », a ordonné Jiang Zemin. « Plutôt ne pas paraître », a répondu le rédacteur en chef. On l’a remplacé, lui, et une grande partie de sa rédaction. Depuis, le « World Economic Herald » est resté muet et Jiang Zemin est devenu, à Pékin, le numéro un du Parti: « Sa nomination est une récompense pour son art de l’équilibre », ironise le vieil observateur.
Il ne suffisait pas de briser les intellectuels et d’approuver la loi martiale pour casser les reins de Shanghaï, il fallait aussi la pervertir. « Une nuit, vers deux heures du matin, les étudiants qui faisaient le guet à un carrefour ont donné l’alerte en surprenant des hommes en train de débloquer les barrages », raconte Wang, l’universitaire. On crie, on réveille les voisins, on rattrape les fuyards, on les secoue et les ouvriers avouent: « C’est la mairie qui nous a payés pour débloquer les rues. » Zhu Rongji, le maire, est un pragmatique. Il a demandé aux milices ouvrières d’occuper les usines. Vingt yuans par jour – un cinquième du salaire mensuel -pour les hommes présents à leur poste de travail et un rapport pour les autres. Et il s’est engagé: l’armée n’est pas loin de Shanghaï, mais elle ne bougera pas si l’industrie n’est pas menacée. Zhu Rongji est un homme populaire et convaincant. Il n’y aura jamais de loi martiale à Shanghaï, les ouvriers n’ont pas bougé.
Peur du soldat, appât du gain? Pas seulement. « Les étudiants, les cris, les banderoles et la violence dans la rue… Cela nous rappelle trop de mauvais souvenirs », soupire un ingénieur de trente-cinq ans. Cette génération-là a connu la folie de dix ans de révolution culturelle, les coups, les humiliations et le sang répandu par les gardes rouges contre les professeurs, les cadres et les bourgeois. 1966-1976: dix ans sous la terreur de jeunes gardes rouges. Au nom du changement, au nom du peuple de Mao et de la rue envahie par le fanatisme. Cette fois encore, les ouvriers ont cru voir repasser l’ombre de la révolution culturelle. Et ils ont renoncé.
Ils redoutaient le sang et ils avaient raison. A Tiananmen, la première tâche monstrueuse assombrit le printemps de Pékin. Le mercredi 7 juin, trois jours seulement après le massacre , les étudiants de shanghaï bloquent une voie de chemin de fer à Guang Xin Lu, dans l’arrondissement de Putuo, au nord de la ville, un quartier populeux de terrains vagues, de bicoques en bois et de cheminées d’usine. « Tout le monde hurlait, les gens allumaient des briquets, je me suis approché de la locomotive. Sous les roues, il y avait des flaques de sang », se souvient un témoin. Quand il arrive sur place à vingt deux heures, la locomotive vient d’essayer de forcer le barrage, il y a plusieurs blessés et six morts écrasés sous les roues. Du coup, la foule lapide le train, brise les vitres et défonce la tôle des compartiments. Un homme jette un simple vêtement enflammé dans le wagon postal. Quand les pompiers veulent intervenir, la foule sectionne les lances à incendie et bouscule les sauveteurs. Trois cents policiers , intervenus sur le tard, repartent vaincus sous les insultes et les ricanements de la population. « Je suis rentré dans le wagon postal pour sauver quelques colis mais la porte a fait prise d’air et le feu s’est encore avivé. » Neuf compartiments brûlent sous les applaudissements de la foule. Le conducteur échappe de peu au lynchage. Il hurle: « Je suis shanghaïen, moi aussi. Un garde, dans le train, m’a mis un pistolet sur la tempe pour me forcer à faire avancer ma machine. » On le croit, on le libère.
Il n’y a probablement jamais eu de garde et de pistolet. Depuis la veille, un vieux surveillant agite son drapeau pour avertir les trains que la voie est obstruée. Ce soir-là, un jeune vigile a pris sa place. Il n’a pas reçu de directive et, comme tout bon fonctionnaire chinois, n’a rien fait. Le train n’a pas pu freiner à temps. Peu importe. « Nos camarades ont été écrasés. Voici leurs chaussures », hurle un étudiant en courant dans les rues. Le massacre de Shanghaï, qui va agiter la ville toute la nuit, va faire encore trois victimes. Les indicateurs mêlés à la foule ont bien travaillé. On arrête et on juge trois ouvriers, dont un débile mental qui sourit devant le tribunal. »Rebellion contre-révolutionnaire et destruction de matériel de transport public. » Verdict: trois balles explosives dans la nuque, tirées à trente centimètres, bras tendu. Trois balles réglementaires, à deux yuans pièce, que les familles devront rembourser à l’Etat. La vie d’un homme pour le prix d’un paquet de cigarettes.
Le retour de l’ordre, les ouvriers paralysés, la presse baillonnée, un train sanglant et quelques exécutions… Cette fois, Shanghaï est brisée. Reste le doute et le silence pour les anciens fidèles, l’amertume et le désespoir pour ceux qui ont osé y croire, la révolte ou l’exode pour ceux qui se sont résignés.
Le doute? On le trouve chez ce professeur, membre du parti qui habite avec sa femme un 10 m2 au sein même de la faculté, dispose d’une télé couleur, d’un frigo et d’un mini-cassette et vous offre le luxe d’une tasse de café instantané. Il n’a jamais manqué une réunion du parti. Un militant discipliné, un couple aussi sage que les deux chaussons d’enfants posés à la tête du grand lit, cet enfant qu’ils n’ont toujours pas , parce que le parti préconise la baisse de la natalité. Lui pense encore que « les étudiants étaient un peu fous de demander la démocratie sans savoir ce qu’elle veut dire », mais il a pourtant fini par les rejoindre parce que « c’était l’espoir ». La répression et les tanks l’ont bouleversé. « Je crois toujours à la théorie du parti; plus du tout dans ses moyens. » Il baisse les yeux. « Deng Xiao Ping était notre guide. On ne peut plus avoir confiance en lui. »
Le désespoir? Il est là, omniprésent, le long des rues, dans l’air des campus et le regard des manifestants d’hier. Un désespoir muet, résigné, pragmatique. Finie la guerre ouverte idéologique; il est urgent d’attendre. Attendre que l’ouverture par le marché force la circulation des idées, que l’économie bouscule le politique, que les jeunes grandissent et que les caciques aillent rejoindre le paradis des vieux staliniens. « Attendre trois, cinq ou dix ans. Jusqu’à la mort de Deng », dit l’universitaire.
La patience! Fang le rebelle en rit encore de bon coeur. Lui n’a plus aucune illusion. Cheveux longs et noirs, intelligent et escroc, il ose parler à voix haute et dire « je pense »: un spécimen quasiment introuvable en Chine. Il dit « les étudiants sont trop naïfs d’aller s’agenouiller devant des chars », il crache sur les dirigeants « ces empereurs qui répriment la révolte des paysans », et il se fout du droit « quand on connaît les lois, on les contourne ». Fang plonge ses mains jusqu’aux épaules dans le bain de la corruption. « J’étais professeur hier, commerçant aujourd’hui. Pour les privilèges de l’un et le profit de l’autre. Ici tout est corrompu. Les flics empôchent des paquets de Malboro, les instituteurs sous-louent la cour de leur école à des commerçants, les cadres de l’administration partent en voyage à l’étranger et les grands dirigeant spéculent sur les gros contrats. » Il est cynique, pessimiste, désespéré, corrompu et intègre à la fois. Fang le rebelle aimerait ne plus avoir du tout d’illusions, brûler son fric et sa vie par les deux bouts, jouir du système pour ne plus seulement le subir. En vain! Il lui reste l’exode: « Les Pékinois aiment leur pays, les Cantonnais le vendent, les Shangaïens voudraient le quitter. Ce sont les Shangaïens qui ont raison. » Et il montre devant les consulats étrangers la longue file de ceux qui bravent les indicateurs et la réprobation officielle pour obtenir un visa aux frontières de l’Empire.
Le trop-plein. Du coup, l’ambassade d’Australie a du fermer ses bureaux pendant trois mois, le temps de traiter les 25 000 demandes en attente.
Les plus désespérés choisissent la clandestinité et approchent les frontières. Trente sept d’entre eux viennet de se faire arréter dans la province du Yunnan, là ou Mao a grandi. Les plus faibles se retrouvent la nuit au sommet du « Peace hotel » un micro à la main et le regard noyé dans images vidéo venues d’Amérique, « Love me tender… »
L’exode? Ou la dissimulation, la patience et l’attente du renouveau. Fang le rebelle a répondu par une moue de provocateur: « En sortant de Shangaï, j’ai croisé des paysans qui portaient un badge de Mao barré de deux grands coups de lime. Je leur ai demandé la signification. Un paysan a montré le visage de Mao « parce que je l’aime… », puis les deux coups de lime « et que je le déteste à la fois ».

Jean-Paul Mari


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