Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Shinto, la psy du Tsunami

publié le 07/02/2012 | par grands-reporters

Il y a la femme, menue, regard franc et gestes feutrés. La présentatrice, enjouée et audacieuse, qui a créé la première émission « psycho » en Indonésie. La psychologue, entêtée, habitée par sa mission : revenir inlassablement à Banda Aceh pour écouter inlassablement les récits de ceux qui, un an après, ne parviennent à oublier ni la vague, ni leurs peurs, ni leurs morts.


Dans le camp de Topinara, un labyrinthe de tentes pouilleuses planté à trois kilomètres du bord de mer, la nouvelle court depuis ce matin : il paraît qu’elle est revenue ! Elle aurait débarqué avec le jour d’un hélicoptère de l’ONU et se serait déjà mise au travail… De tente en tente, de village en village, toute la côte est en effervescence : Shinto Heilar est là. Un petit bout de femme à l’allure discrète, guère différente en apparence des milliers d’autres sauveteurs, mais qui, seule, sait faire des miracles.

Et des miracles, il en faut dans ces campagnes ravagées. En ce mois de décembre 2005, un an après le passage du tsunami, tout l’arrière pays de Banda Aceh est encore marqué par la catastrophe qui aurait fait plus de 150 000 morts dans le pays : l’eau potable et les médicaments font défaut, la plupart des maisons sont démolies ou noyées sous un mètre cinquante d’eau, et la majorité de la population est encore sous le choc.

Mais ce matin, les nouvelles sont bonnes. Shinto est revenue ! Il y a un an à peine, cette envoyée du ciel était encore une star de la télé indonésienne. Elle animait avec talent la première émission psycho jamais diffusée sous ces latitudes : un débat hebdomadaire ponctué de conseils « pour faire face à vos petits soucis quotidiens”, disait l’accroche du générique, qui captivait chaque semaine plusieurs millions de téléspectateurs.

« Je voulais juste aider les gens à se sentir mieux dans leur vie », confie Shinto Heilar avec une modestie non feinte. En 2000, loin des mondanités, elle avait participé à la fondation du « Centre de crise et d »aide psychologique », une structure d’assistance psychologique aux populations des quatre coins de l’Archipel indonésien, régulièrement en proie à de sanglantes rebellions. A la tête d’une équipe de thérapeutes, elle avait même passé quelques semaines aux Moluques pour secourir les victimes de la guerre civile.

Alors, lorsque la grande vague est venue balayer la côte du nord de l’île de Sumatra, Shinto n’a pas hésité une seconde. Elle a plaqué les caméras, embrassé son mari et ses deux enfants et filé sur les lieux du drame voir si on n’avait pas besoin de ses services. Shinto a tout de suite été embauchée par l’ONG française “ Aide médicale Internationale ”.

Dans cette région déchirée par 15 ans de guerre civile sur fond d’Islam radical, où l’arrivée d’une pimpante quinquagénaire de Djakarta avait toute chance de chiffonner les esprits, le pari était risqué. D’autant que Shinto n’est pas médecin mais simplement psychologue et qu’elle ne bénéficie pas de l’aura protectrice des blouses blanches.

Son efficacité et sa discrétion ont vite balayé ces préventions. En une dizaine d’allers-retours et des séjours d’au moins un mois à chaque fois, la petite psy, avec son talent d’écoute et sa douceur proverbiale, a déjà soigné des centaines de personnes souffrant de troubles mentaux.

Aujourd’hui, chacun guette le passage de « Shinto », deux syllabes devenues synonymes d’espoir : une chance unique de retrouver le sommeil, l’appétit, ou tout simplement l’envie de vivre. Mais la spécialité de Shinto, c’est la reconstruction des âmes brisées, ou si l’on préfère, les syndromes de stress post-traumatique aigus, ces fameux “PTSD” qu’elle est l’une des seules en Indonésie à savoir traiter .

Combien de cas de souffrance indicible Shinto n’a-t-elle pas croisé dans la boue d’Aceh… Il y a ceux qui parviennent encore à se lever le matin, mais qui, brisés de l’intérieur, fonctionnent au ralenti. Il y a ceux que les secousses encore fréquentes dans la région ou l’arrivée d’un orage suffisent à rendre fous : à chaque nuage gris, ils sont en proie à des bouffées délirantes. Il y a ceux qui, quinze fois par jour, ont l’impression de faire une crise cardiaque, tant leurs palpitations sont violentes. Il y a ceux qui, un an après, vomissent encore à la simple vue d’un verre d’eau… Et tant d’autres encore, dont les mécanismes psychiques ne se sont pas remis de l’épreuve.

« Il y a trois semaines, j’ai vu une femme qui est restée paralysée pendant six mois après le tsunami », se souvient Shinto. « Elle a perdu trois de ses enfants. Quand je l’ai rencontrée, elle essayait de se remettre à marcher. Au bout de quelques pas, elle tombait par terre. Les objets lui glissaient des mains : ses doigts étaient devenus insensibles. »

Pour aider ces désespérés, l’ex star du petit écran utilise des techniques de relaxation et d’hypnose pratiquées dans les zones de guerre : d’une voix presque inaudible, elle guide ses patients dans le dédale de leur mémoire, en tapotant leurs genoux du bout des doigts, selon un rythme régulier. Déliés par le contact rassurant et le murmure magnétique, les souvenirs resurgissent, affleurent à la surface consciente, crispant soudain les visage sous l’effet de la douleur… Un mince soupir annonce la fin de la séance et l’amorce de la guérison.

Parfois, on appelle Shinto au chevet d’un enfant. Même s’ils s’en sortent généralement mieux que les adultes, les plus jeunes ont grand besoin de son aide : une majorité d’entre eux a rayé de sa mémoire l’instant suspendu entre la vie et la mort, où la vague les a engloutis. Ce refoulement total du souvenir les a aidés à se reconstruire. Pourtant, un an après le raz-de-marée, Shinto reste en alerte.

Au camp de Topinara, elle anime, avec les autres psychologues de l’AMI ,des ateliers d’éveil et de jeux, où elle remarque immédiatement les enfants blessés : « ils ne réagissent plus quand on leur parle. A l’école de Topinara, il y a une petite fille qui , à chaque récréation, aligne en silence les poupées côte à côte comme autant de cadavres ». Les gribouillages de ces gosses meurtris sont en général éloquents. Il y a quelques semaines, un garçon de 8 ans a dessiné une grande vague très rouge avec des palmiers déracinés, des personnages minuscules, ballotés par les flots, tentant de s’accrocher à des hélicoptères : et puis une grande femme couchée sur la rive – sa mère, engloutie par les flots, dont le corps n’a jamais été retrouvé.

Sur les 450 ONG présentes à Banda Aceh et dans sa région, seulement trois se consacrent à la reconstruction des esprits traumatisés par la vague. Shinto estime donc que sa mission est loin d’être achevée. « Ici, tout le monde souffre  » explique-t-elle de sa voix gracile. « Le travail de deuil est interminable ». Alors combien de temps lui faudrait-il ? Elle réfléchit. « Voyons… sur une base de 10 000 personnes en proie au trauma, il faudrait au bas mot 10000 fois trois heures d »entretien, soit 30 000 heures de séance ! ». Elle rit de sa propre projection, incrédule. “Vous imaginez combien de psy il nous faudrait, ici ?” Effectivement, on a du mal.


Copyright, tous droits réservés "Le Monde 2"