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Simon Fieschi: le prix du terrorisme

publié le 20/10/2024 par grands-reporters

Survivant de l’attentat contre Charlie Hebdo où il était webmaster, Simon Fieschi vient de nous quitter

Il avait été le premier à recevoir un tir de kalachnikov dans les locaux du journal satirique, le 7 janvier 2015. Ce tir l’avait très grièvement blessé, ayant « touché la colonne vertébrale » et comprimé celle-ci, l’enfermant dans un corps sarcophage. Il avait raconté sa longue traversée, son corps abîmé et le sentiment de n’être plus aussi vivant. Récemment, il rappelait : « une liberté, que ce soit la liberté d’expression ou une autre, n’est jamais acquise. Une liberté, ça coûte très cher. […] C’est dangereux d’être libre et peu de gens sont prêts à payer le prix. »

Voici son texte, « Se réveiller dans un sarcophage, publié dans Charlie Hebdo en janvier 2015

« J’émerge du coma, progressivement, le 14 janvier. C’est ma mère qui m’annonce ce qui s’est passé, qui est mort, vivant ou blessé. J’apprends en même temps Montrouge, l’Hyper Cacher, la manif du 11 janvier, le « numéro des survivants ». Tout se ­mélange et rien ne semble réel.

Au début, mon état est un mystère pour moi. Il va me falloir des jours pour comprendre que j’ai pris une balle et mesurer la gravité de ma situation. Je ne peux ni bouger ni parler, juste cligner de l’œil pour communiquer. J’ai des tuyaux à travers tout le corps, une machine qui respire pour moi. Je sue des litres, j’étouffe et je grelotte, le tube dans ma gorge est affreusement invasif, j’ai l’impression de me noyer dans ma propre bave. On teste mon corps : piqûre, froid, caresse. Je dois cligner si je sens quelque chose. Rien, des orteils aux tétons. Les médecins se taisent, mais leur gueule parle pour eux. L’impuissance se mêle à l’humiliation quand je me rends compte que je ne peux plus me torcher seul. Sentiment de déchéance absolue. Le réveil a tout d’une situation cauchemardesque, seulement, un cauchemar qui continue, ce n’est plus un cauchemar, c’est la réalité. La seule chose réelle dans tout ça, c’est mon corps dont je suis prisonnier. Et la douleur.

Je dis la douleur, mais il faudrait parler des douleurs, au pluriel, car elles sont nombreuses et varient de nature, d’intensité ou de durée. Elles se mélangent, se succèdent, se complètent et composent un supplice continu que les soignants font de leur mieux pour apaiser, mais ne peuvent faire disparaître. J’ai découvert la sensation d’un os brisé, d’une chair blessée, d’un nerf qui crie. La douleur d’être mal installé, qui commence comme un léger inconfort et qui devient insupportable au bout de quelques heures. Celle des nuits, quand l’infirmière ne pourra pas me donner de morphine avant une éternité. Parfois, c’est un point précis qui fait mal, parfois la douleur est si diffuse que je suis incapable de dire d’où elle vient. On n’en connaît pas toujours la cause. Pendant des semaines, mon bras m’en a bien fait voir sans qu’on sache pourquoi. Sensation de brûlure, d’aiguilles insérées sous les ongles, de décharges électriques, qui se déclenchaient au moindre contact, au moindre frôlement d’un drap. Mais aussi la souffrance âcre et aiguë de peser de tout mon poids sur ma blessure quand on me tourne du mauvais côté pour un soin. Bien souvent, j’aurais bondi si j’avais pu faire le plus infime mouvement, j’aurais hurlé si je n’avais pas été intubé. Des détails comme ça, ça change une journée. Je ne pouvais pas me soustraire à la douleur. Elle était d’une telle intensité que je serais mort pour que ça s’arrête.

J’ai beaucoup réfléchi dans ce lit et j’ai compris que mourir était ma seule solution. Mais comment ? Impossible de me suicider, paralysé sur un lit de réanimation et sous surveillance médicale constante. Être forcé à vivre me paraissait une intolérable négation de ma liberté. J’en ai conclu que pour récupérer cette liberté je devais attendre mon heure, observer et aller mieux pour avoir enfin l’occasion de me tuer.

Pendant plus d’une semaine, je n’ai eu qu’un pied dans le royaume des vivants. Quand j’apprends que nous avons été atta­qués par al-Qaida, que tout le monde est mort, que les cloches de Notre-Dame ont sonné pour Charb, Cabu et les autres, que notre petit Charlie a rassemblé 4 millions de personnes dans la rue et réalisé la plus grande vente de l’histoire de la presse française, ça devient difficile de distinguer entre la réalité et les hallucinations.

Riss

La réanimation rend paranoïaque. Par exemple, j’étais persuadé que je puais horriblement et que personne n’arrivait à m’approcher sans vomir ou s’évanouir, ou que j’étais un cobaye gardé en vie pour des expériences épouvantables. J’ai cru qu’on me torturait pour le plaisir. J’ai eu des visions de poilus tellement mutilés que c’était absurde et de crimes terribles en dessin animé ou en jeu vidéo. J’ai partagé ma chambre avec des esprits bien plus réels pour moi que les médecins qui s’affairaient autour de mon lit. Paradoxalement, alors que je cherchais à mourir, j’étais terrifié par une infirmière qui rôdait dans le service pour me tuer avec une injection. Dès que j’ai réalisé qu’elle était ma meilleure chance d’en finir, je l’ai attendue, et bien sûr à partir de ce moment-là elle a cessé de m’apparaître. Encore aujourd’hui, elle est pour moi l’image de l’Ange de la Mort, et c’est une image amie.

Au début, les visions étaient atroces, mais petit à petit, j’en ai eu d’autres, intéressantes, voire merveilleuses. J’ai eu un concert des Pink Floyd et un autre de James Brown pour moi tout seul, de toute splendeur, sauf que mon James Brown à moi était dessiné en noir et blanc par Gotlib. J’ai vu des soignants pratiquer devant moi des orgies admirables d’inventivité et de salacité. Ils auraient eu tort de se gêner, j’avais la plus grande chambre du service et ils étaient assurés de mon silence, vu que j’étais intubé. Je me suis bien rincé l’œil, et ne les ai jamais dénoncés, jusqu’à aujourd’hui.

L’impossibilité de communiquer était particulièrement frustrante. J’ai été convaincu plusieurs jours qu’un interne m’avait secrètement connecté à Internet via la sonde nasale avec laquelle on me nourrissait. J’étais très impressionné, je ne savais pas que c’était possible. On s’échangeait des messages, il pouvait voir ce que je voyais et entendre ce que j’entendais. J’ai eu un lien très fort avec lui sans qu’il le sache. On a discuté d’histoire, de philo, de femmes, de finance, de mon état… Ça s’est arrêté net le jour où il a pratiqué sur moi un toucher rectal. Là, j’ai trouvé qu’il allait un peu loin, et la connexion ne s’est jamais rétablie.

A posteriori, ces visions me paraissent étranges, mais la morphine et les autres drogues propulsent dans un monde parallèle, merveilleux ou terrifiant. J’ai aussi compris que le cerveau cherche à donner un sens au chaos et remplit les trous dans le récit comme il peut.

Même si on est bien entouré et soigné, et je l’ai été, on est dans une solitude absolue. Je ressentais l’émotion de ceux qui venaient me voir, mais au début, leurs mots ne servaient à rien, ils n’étaient pas dans mon corps, ils ne comprenaient pas. Avec le recul, c’est pas plus mal de ne pas avoir pu leur répondre quand ils me disaient leur bonheur que je sois en vie. Ils sont bien gentils d’être contents, mais ensuite ils vont boire un coup, rentrent chez eux, chient tout seuls, font l’amour et s’endorment sans souffrir. Sur le moment, je les ai haïs pour ça. Mes proches ne pouvaient pas me consoler, mais par une bizarre inversion des rôles, je pouvais essayer de les consoler, moi. Alors dès que j’ai pu leur parler, je leur ai raconté des blagues. Dès que j’ai pu écrire, j’ai convoqué ma compagne dans ma chambre et je lui ai demandé de partir, de refaire sa vie librement, c’était évident qu’elle ne pouvait pas rester avec moi comme ça. Elle a refusé très simplement. Il paraît que c’est très répandu de vouloir libérer l’autre dans une situation pareille. Elle est restée, elle est toujours là.

Il y a eu un moment où j’ai vraiment cru que j’allais mourir. J’ai vu tous mes ancêtres défiler, des pirates de Saint-Malo, des Juifs polonais et des Corses taciturnes qui me maudissaient de mettre fin à leur lignée car je n’avais pas eu d’enfant. J’ai senti la partie la plus reptilienne de mon être qui me disait : « Tu n’as pas transmis tes gènes, ton existence n’a servi à rien. » Malgré mon désir conscient d’arrêter de vivre, je me souviendrai toujours de ma réaction animale, instinctive, de me cabrer de tout mon être contre la mort.

Puisque je n’avais pas pu ou pas voulu mourir, il a fallu que je me remette à vivre. Peu ont osé me demander ce qu’on ressent dans un tel moment, ce qu’on espère dans une telle situation. Je n’ai pas eu d’espoir, je ne pouvais pas me permettre ce luxe. Est-ce que je pourrais un jour remarcher, respirer sans l’aide d’une machine, pisser sans tuyau dans la bite, avoir moins mal ? Je n’en avais aucune idée et la question ne se posait pas en ces termes pour moi. Le désespoir, ce n’est pas le malheur, c’est l’absence d’espoir, c’est de n’avoir aucune attente particulière, bonne ou mauvaise. Mon désespoir m’a aidé car je n’avais rien à perdre, il m’a libéré. Je n’avais aucune idée de ce que je pouvais récupérer, ni si ça dépendait de moi, de la chance ou de quoi que ce soit d’autre. Mes camarades de Charlie se battaient dehors pour le journal et j’aurais tout donné pour être avec eux, mais sur ce lit, mon champ de bataille c’était moi-même. Alors je me suis battu de toutes mes forces, sans savoir si ça servait à quoi que ce soit. C’est la seule fois de ma vie que j’ai fait quelque chose de manière aussi éperdue. Je me répétais en boucle ces deux phrases, « je ne veux pas qu’ils gagnent » et « ils m’ont pas eu », « ils » pour ceux qui nous avaient fait ça.

Avec le corps si abîmé et le cerveau qui moulinait dans le vide, j’ai su que je devais commencer par un travail mental. Les psys ne pouvaient rien pour moi et j’étais incapable de parler, donc j’ai arrêté de les voir. Je ne pouvais pas lire, je me concentrais difficilement, ma mémoire flanchait. Je n’avais pas de colère ou de haine mais des accès de peur, de tristesse ou de découragement à cause de la douleur. On m’a enseigné une technique de méditation, le scan corporel, qui consiste à se représenter et ressentir chaque partie de son corps, sans se demander si ça va bien ou mal, juste de la prendre telle qu’elle est. Ça permet d’arrêter de se battre contre son corps, de se le réapproprier petit à petit et surtout d’occuper sa tête à quelque chose. Au fur et à mesure, j’ai appris d’autres techniques, contre la douleur, pour respirer ou tenter de faire le calme en soi quand les pensées partent en vrille. Il fallait aussi que j’arrête de me dire « bouge ta jambe » toute la journée alors que ça ne bougeait pas, c’était trop déprimant. Alors je me suis mis à faire les mouvements de marche dans ma tête. Immobile sur mon lit, j’ai fait des kilomètres et des kilomètres, jusqu’à l’épuisement. Car bizarrement, ça fatigue aussi. J’ai fait tout cela comme de la musculation mentale, et ça a été le début de ma rééducation.

Un de mes médecins, très croyant, m’a dit, dans un jour difficile, que j’étais un « martyr ». Et quand j’ai remarché, il m’a dit que j’étais un « miraculé ». Ce n’est pas faux, mais ça m’a cueilli. J’ai appris à vivre avec ce que j’ai perdu et avec ce qu’il me reste. C’est l’année la plus difficile de ma vie, et pourtant j’ai une étrange nostalgie de 2015 car c’est là où j’ai été le plus vivant, où j’ai ressenti le plus fort l’euphorie d’être vivant. « 

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