Singh et la reine des bandits
Quand il l’a vue dans un journal, avec son bandeau rouge, son visage brûlé et son Mauser à la main, il l’a tout de suite aimée. Mais pour qu’elle devienne enfin sa femme, il a dû se mêler à la saga de cette jeune Indienne révoltée, devenue chef de bande dans une région sauvage du nord de Delhi, tueuse de bourgeois et tragique idole des sans-caste de tout le pays
Dans la vallée de la rivière Chambla, aux confins des Etats de l’Uttar Pradesh et du Madhya Pradesh, dans un trou noir de la civilisation, il y a une région sauvage peuplée de serpents inconnus, d’ours bruns, de tigres et de panthères. Là-bas, la terre ressemble à la peau d’un vieillard qui aurait trop souffert. Creusée de mille fissures, sillonnée par mille cicatrices, érodée, gercée, crevée par la violence d’une pluie de larmes venue du ciel. Sur des centaines de kilomètres, le paysage étale ses déchirures, une myriade de petits ravins, profonds de 10 à 20 mètres, pas assez grands pour composer un décor de collines mais assez profonds pour pouvoir s’y cacher, s’embusquer et frapper. A l’approche de la mousson, quand le ciel devient lourd et noir, la foudre rend l’air électrique et l’humidité qui poisse le corps et l’âme transforme la vie en songe et le songe en cauchemar. Puis le soc de la pluie laboure la terre. Alors, tout se ramollit, colle et devient glaise. Le soir, on s’endort, encroûté de terre, statufié d’ocre, emmuré vivant. Terrifié. C’est le temps des maladies, des fièvres et du délire. Tout le monde vous le dira: ce pays n’est pas fait pour les hommes.
D’ailleurs, les Dacoïts, les bandits, ne sont pas vraiment des humains mais des bêtes sauvages qui enlèvent, volent, coupent le nez des femmes qu’ils ont violées, tuent et laissent, crime des crimes, leurs victimes sans sépulture, privées de la paix du bûcher. Au XIIe siècle déjà, les chroniqueurs des rajahs évoquent ces ombres de la forêt, et au siècle dernier l’empire britannique doit jeter 20000 soldats d’élite dans ces gorges pour massacrer jusqu’au dernier la secte des Thugs, des fanatiques qui étranglent leurs victimes avec un lacet, avant de courir en riant à la potence. Les empires passent, l’Inde moderne raisonne sur ordinateur et maîtrise le nucléaire. Rien n’y fait: les bandits du Moyen Âge sont toujours là. Selon le sort, ils crèvent de soif et de faim ou dansent pieds nus sur des montagnes de pièces d’or. Le fusil automatique à la main, le transistor collé à l’oreille, ils serrent toujours contre eux l’effigie de Kali la Noire, déesse de la Destruction à la ceinture chargée d’une moisson de crânes. Aujourd’hui encore, ses adeptes restent les âmes damnées de la forêt.
Quand on sait tout cela, on se dit que Phoolan Devi et Umed Singh n’auraient jamais dû se rencontrer. Ni s’aimer. La géographie, le milieu, l’âge: tout les séparait. Lui, Singh, est un fils de notable, responsable du Congress Party, le parti au pouvoir, responsable d’une banlieue de Delhi. A 250 kilomètres et à des années-lumière de la rivière Chambla, il a grandi à l’ombre des écoles, des palais et des ambassades. Dans Delhi l’indienne, bien sûr, avec ses odeurs d’épices et d’égouts, son cortège de mendiants estropiés et de vaches qui ruminent au milieu des avenues. Mais dans Delhi la capitale, avec un coeur anglais qui aime s’ordonner autour des cercles concentriques de Connaught Place. A 16 ans, Singh le sage n’avait qu’un rêve paresseux: devenir fonctionnaire, et une seule passion: la lutte. Il en garde un torse épais et de larges épaules avec lesquelles il entoure, un brin protecteur, un petit bout de femme sans âge, enroulée dans la soie bleue d’un sari: Devi. Elle est jolie, vive, étonnamment mince, avec un corps, un regard et un sourire d’enfant malicieux qui découvrirait la vie. Ses oreilles, ses poignets, ses chevilles sont couverts de boucles, de bracelets et de bagues, à la mode indienne. Mais sans rien de lourd ni d’opulent. En hindi, son nom, Phoolan Devi, veut dire «déesse des Fleurs». Assise sur le lit comme sur un tapis, elle parle d’une voix fraîche avec un tic de gamine, cette étrange façon de caresser le drap du bout de son pied. Une sorte de ballet permanent où l’on suit, amusé, le frottement du gros orteil contre le tissu, appliqué à rythmer son récit: recroquevillé au souvenir des épreuves, langoureux et léger dans les moments tendres, mais dressé comme un sabre à l’heure du combat.
On se frotte les yeux. Quelques années plus tôt, quand Singh découvre son nom et son histoire dans un petit livret de quinze pages écrites par un chroniqueur d’occasion, elle est alors Devi, la femme-bandit, pourchassée, traquée pendant plus de deux ans par des milliers de policiers d’élite. Sa tête est mise à prix 150000 roupies, une fortune. Partout on affiche l’image de cette femme en veste kaki, en jeans pattes d’éléphant, bandeau rouge sang sur la tête, visage d’Indienne dur et cuivré par le soleil du Chambla, ne quittant jamais son long fusil, un Mauser 303. Devi tire vite et juste et n’a pas hésité à abattre plusieurs dizaines d’hommes. De sa main. C’est un chef de gang, une tueuse de riches devenue rapidement une divinité vivante pour les plus pauvres des pauvres: les intouchables. Dangereuse, introuvable, rebelle, elle est Devi la légende, la reine des bandits! Au départ, elle n’est rien, sinon une petite villageoise de Sheikpur Gura, une paysanne de caste inférieure, celle des bateliers, les mallahs. A peine au-dessus des intouchables, misérable agrégat de la poussière du sol, mais loin, très loin des brahmanes, ces seigneurs issus de la bouche même de Dieu.
Devi est une enfant, et déjà la vie lui fait mal. Dans son village de paille, des paons sacrés aux plumes couleur lapis-lazuli font la roue pour masquer la misère. Au bord des ravines, elle regarde sa mère cultiver des légumes qu’elle n’a pas le droit de manger, et quand la faim la fait pleurer, elle court se réfugier la nuit dans le temple le plus proche, celui de Durga, déesse de la Force: «Je me couchais contre sa statue, je m’endormais entre ses bras affectueux. Et je sentais la déesse me caresser.» A 11 ans, on la jette dans d’autres bras, ceux d’un mari trois fois plus âgé qu’elle qui l’achète pour une bicyclette, un vieux lit et une génisse. La nuit de noces a des allures d’infanticide. Au petit matin, elle s’enfuit vers la maison familiale. On la rejette: une fille mariée appartient à son mari. Sa mère la berce une dernière fois et lui souffle: «Tu dois te plier aux règles. Ou quitter ce monde. Ecoute-moi. Ou il ne te restera qu’à te jeter dans le puits.»
La soumission ou le suicide, les femmes indiennes n’ont pas d’autre choix. Pas pour Devi. La révolte déjà lui coule dans le sang. Elle s’indigne quand elle découvre un jour qu’un oncle a volé un lopin de terre appartenant à son père. Devant l’assemblée du village, elle se dresse, droite comme un serpent noir du Chambla, les joues gonflées de colère, et réclame son dû. Les thakurs, petits propriétaires terriens de caste supérieure, land lords arrogants et méprisants, crachent par terre. Une femme, une gamine issue d’une sous-caste! On la fait accuser de vol et jeter en prison. Elle a 14 ans, et les policiers la poussent pour la nuit dans une cellule des droits communs, où les hommes la violent. Elle en ressort brisée mais toujours insoumise. Devi finit par faire peur, et l’oncle voleur décide de s’en débarrasser. Pour quelques milliers de roupies, les Dacoïts acceptent n’importe quel contrat. On l’enlève. Pour la tuer. Mais Devi est si belle. Après l’avoir violée, Babu, le chef du gang, la distribue à ses hommes. Elle a 18 ans, et désormais seule la haine peut l’empêcher de sombrer. Chaque humiliation la laisse plus forte, plus dure. Elle apprend un mot nouveau qu’elle se répète chaque nuit comme une incantation silencieuse: «Vengeance!»
Dans le gang, un homme aux cheveux longs a participé à son enlèvement. Vikram, le bandit au regard sombre, aurait même dû lui couper le nez mais n’en a rien fait. C’est que, dès la première minute, Vikram aime Devi en silence. Et quand Babu, le chef du gang, veut une nouvelle fois se jeter sur le corps de Devi, à même la boue du campement, son élan est brisé net par une longue rafale de mitraillette. Son arme encore fumante à bout de bras, Vikram, le nouveau chef, se tourne vers Devi: «Maintenant, tu es à moi.»Alors commence une longue et folle cavale dans les ravines de la Chambla, sur les rives de la rivière Yamuna et les berges des deux Etats. Elle va durer près de quatre ans.«J’ai haï Vikram parce qu’il m’avait enlevée pour de l’argent», raconte Devi. Et la course de son orteil sur le drap se fait violente. «Une fois le chef mort, il aurait dû me relâcher plutôt que faire de moi un bandit. Oui, je l’ai haï. Et je l’ai aimé. Sincèrement.»
Vikram, lui, est fou de Devi. Il fait une chose invraisemblable: il lui offre des jeans, un Mauser 303, et l’installe comme son égale à la tête du gang. Ensemble ils courent la région, pillent les villages, rançonnent les riches et arrêtent les camions sur les routes nationales. Le 15 août 1979, un premier rapport de police signale la présence d’une bande, avec une drôle de fille, en jeans, bandeau rouge, Mauser à la main, qui entre dans un village à l’improviste et bondit sur la margelle du puits, un mégaphone à la main: «Je criais mon nom: Phoolan Devi, celle qui prend aux riches pour redistribuer aux pauvres. Vous auriez vu la tête des thakurs!» Quand elle apprend qu’une paysanne s’est fait violer par un thakur, le responsable est aussitôt pris, mis tout nu et battu à coups de savates par sa victime. Au printemps de 1980, elle mène l’attaque contre Guffiakhar, un gros bourg, emporte le butin et abat ceux qui tentent de la pourchasser. La police lance un ordre de recherche. Devi commence à être connue; elle s’est endurcie. Elle a 19 ans, la forêt est son domaine. Elle boit et se lave dans des trous d’eau, dort sur les pierres, et les serpents lui passent la nuit sur le corps. Elle croit en reconnaître un, très noir et très lourd, qui semble la suivre. «Les animaux ne nous faisaient pas de mal: ils nous reconnaissaient comme des habitants de la forêt», dit Devi, qui raconte des histoires du fond des âges. Comme celle de cette fontaine où elle est allée se reposer, à l’écart de ses hommes: «Quand je me suis réveillée, il y avait un tigre à côté de moi», affirme Devi. L’animal, visiblement repu, n’a pas l’air agressif. Il la suit jusqu’au campement, à 200 mètres de là, où ses hommes se jettent sur leurs fusils. Le tigre s’en va. «Ils ne me croyaient pas. J’ai dû leur montrer tout au long du chemin les empreintes de ses pattes à côté des miennes», explique tranquillement Devi. Avec de telles histoires qui courent la jungle, comment voulez-vous ne pas devenir rapidement une légende?
Mais la forêt est dure, bouillante l’été, humide et glacée à la saison fraîche. Devi reste une jeune femme prise par les fièvres et les cauchemars de la mousson, et ces nuits-là ses hommes l’entendent s’agiter, se réveiller et hurler aux dieux de la forêt: «Je n’ai pas de toit! pas de toit!» Au matin, elle part, seule, vers l’endroit le plus sombre et le plus mystérieux de la jungle, à des journées de marche, là où vit un vieux fou aux cheveux longs, complètement nu, entouré de ses vaches noires: «Un saint homme qui ne mangeait jamais, parlait étrangement avec son nez et apportait des réponses à mes questions», raconte Devi en caressant le lit du bout de son pied fragile. Elle est comme ça, Devi la reine des bandits: révoltée et superstitieuse, bravant les fusils des hommes mais tourmentée par les esprits de la forêt. Dans son gang, un homme lui parle de religion, de chrétienté et d’islam. «Je l’écoutais, c’était un ancien avocat qui avait fui la ville.» Elle rit: «J’avais aussi pas mal d’imbéciles dans ma bande!» Et d’assassins. Comme Srilaram et Lalaram, deux frères jumeaux thakurs surnommés «les bouchers de la vallée», à cause de cette sinistre habitude qu’ils avaient de dépecer leurs victimes.
Ce sont eux qui vont la trahir. En juillet 1980, Vikram, son amant, déjà blessé deux fois par les balles des policiers, laisse derrière lui une traînée de sang. En secret, les jumeaux ont passé un pacte avec les flics. Pour le tuer et la briser. Un soir, Devi sent un tampon sur sa bouche, imbibé de l’odeur forte du chloroforme. Quand elle se réveille à Behmaï, village thakur, les jumeaux rient comme des forcenés en lui montrant la photo de Vikram, le corps déchiqueté par les balles. Alors pour elle commence l’enfer. Pendant vingt-trois jours, enfermée dans une cabane, elle est livrée à tous les hommes du village. Un des jumeaux la jette dans un buisson aux longues épines. «Regardez!» Devi arrête son récit, écarte pudiquement son sari et montre de larges cicatrices circulaires laissées par le poison des épines. Soudain elle a perdu son sourire d’enfant, ses traits sont défaits, sa lèvre inférieure tremble. La suite? Elle l’a racontée autrefois. Les femmes du village qui détournent la tête, les thakurs qui rient, boivent, la jouent aux dés et poussent plusieurs fois par jour la porte de la cabane d’un coup de pied. Battue, humiliée, violée. Vingt-trois jours. A en perdre la raison. A la fin, la reine des bandits n’est plus qu’un fantôme qu’un brahmane de passage, pris de pitié, délivre quand le village cuve son alcool. Vikram est mort. En elle ce qui survit encore hurle: «Vengeance!» Sept mois plus tard, le 14 juillet 1981, quand elle pénètre à la tête de son gang dans Behmaï, village thakur, elle apporte avec elle le feu, le sang et la haine. Les jumeaux ont réussi à fuir, mais elle retrouve cinq des violeurs, qui se prosternent, tremblants, devant elle en l’appelant Madame. Devi leur crache au visage et leur tire une balle en pleine tête. Deux heures plus tard, le gang se retire de Behmaï, et sur la grande place du village qui brûle, en mémoire des vingt-trois jours de calvaire de Devi, il y a vingt-trois cadavres.
Voilà ce que Singh, notre étudiant lutteur qui rêve de devenir fonctionnaire, découvre dans les journaux quand il sort de l’université. Parce qu’on parle de Devi jusque dans Delhi la capitale! Le «massacre de la Saint-Valentin», à Behmaï, a fait trop de bruit. Les journalistes s’en donnent à coeur joie, les romanciers romancent et des cinéastes commandent des scripts en urgence. L’Inde cherche son Irving local pour raconter l’épopée de cette buveuse de sang. L’imagination du pays s’enflamme. Au Parlement, l’opposition accuse le gouvernement de corruption, bien sûr, mais aussi de faiblesse; le fauteuil du ministre de l’Intérieur vacille. Du coup, on envoie dans le Chambla 2000 policiers d’élite, dotés de fusils d’assaut, de radios portatives et d’un véritable permis de tuer: l’ordonnance anti-bandits. Dans la région, il ne fait plus bon être gangster, paysan voisin de gangster ou tout simplement paysan. Les escadrons de la mort alignent un tableau de chasse impressionnant: 700 morts. Désormais, quand un uniforme de flic apparaît dans le village, les paysans fuient ou se révoltent en criant le nom de Phoolan Devi, celle qui tue les hommes de haute caste et défie le pouvoir. La réalité est plus sévère: dix-huit mois de traque intensive ont épuisé ses hommes. Le butin devient rare et sa tête peut rapporter gros. Devi se méfie, marche 40 kilomètres par jour, change de planque chaque nuit, chemine dans la boue et se fait rattraper par ses cauchemars de petite fille. «Je n’ai plus de toit!» Elle aurait dû finir ainsi, toute façonnée de haine, ancienne rebelle définitivement transformée en tueuse. Ou bien seule, désespérée, abattue d’une rafale dans le dos par un membre du gang attiré par la prime.
Mais les temps ont changé: Indira Gandhi, que l’on dit touchée par la violence de ce désespoir de femme, donne carte blanche à un brillant policier, partisan de la manière douce. Il lui propose de se rendre, avec les honneurs. Au début, on raconte qu’elle s’est cabrée, qu’elle a lâché: «Chacun son ombre. Moi, j’ai pris l’habitude du noir», avant de regagner la forêt. Le policier insiste, la négociation dure des mois, et le 12 février 1983 Singh le lutteur découvre dans son journal la photo d’une femme de 22 ans, au teint brûlé, sans menottes, le Mauser à la main, bandeau rouge sur la tête, qui déclare: «Ce n’est pas à la justice des hommes que je me rends», entre une photo du Mahatma Gandhi et l’image de Durga, déesse de la Force, sa déesse. On lui a promis huit ans de prison dans la forteresse de Gwalior. Elle y restera onze ans. Il lui rend visite une première fois aux côtés de son père, qui a décidé d’aider cette fille perdue devenue un symbole social. Devi ne remarque même pas cet étudiant à la carcasse de lutteur. Lui est stupéfait par la minceur et la douceur de cette jeune femme que l’on présente comme un monstre. Ils découvrent qu’ils sont de la même caste: les mallahs! Sur son lit d’étudiant, il passe des nuits sans sommeil et revient, son argent de poche épuisé, les bras couverts d’un sari, rouge, comme la passion qui le dévore. Il lui écrit, mais ses lettres vont rejoindre les trois sacs de courrier qu’elle ne sait pas lire. Des politiciens qui mendient le soutien de cette héroïne des intouchables, l’équivalent électoral de centaines de milliers de voix. Des hommes qui la demandent en mariage, comme ce Saoudien qui lui propose de lui construire un palais, ou cet industriel français, qui s’assoit sur son banc de détenu et essaie de l’enlacer. Devi repousse tout le monde. La vie pour elle se réduit à ces cellules puantes, peuplées de gardiens corrompus, de détenues folles qui se battent jusqu’à la mort pour un mégot. Devi est malade, elle souffre d’une grosseur à l’utérus, d’ulcères à l’estomac, son coeur est épuisé par la vie de la jungle. Singh, désespéré par son refus, accepte un mariage arrangé, devient triste et finit par divorcer. Il retourne la voir dans sa prison de Delhi, la trouve maigre, l’oeil terne, à la dérive. Qu’importe! Il l’aime toujours autant. Elle lui promet de se faire lire ses lettres.
Quand elle est enfin libérée, le 19 février 1994, il est là, à la porte de la prison, toujours aussi timide malgré ses 29 ans et le succès de son entreprise immobilière. Il demande: «M’aimez-vous?» Elle rit. Et quand Devi se fait littéralement séquestrer par un politicien qui lui vole l’argent que le peuple lui donne, Singh force la porte et la prend par le bras: «M’aimez-vous?» Elle dit «Oui». Il l’emmène vers le temple, écrase sur son front le vermillon des jeunes mariés et attend l’ouverture des premières boutiques pour la couvrir de bijoux.
Aujourd’hui, dans leur appartement de Delhi, Singh le lutteur l’entoure de ses bras et lui met un doigt sur la bouche quand elle veut lui dire les souffrances de sa vie: «Je ne veux pas que son passé de cauchemar vienne hanter notre futur, dit Singh. Il se rengorge. A la maison, l’homme, c’est moi. Enfin j’essaie…» Devi, elle, a décidé de créer un organisme d’aide aux femmes en prison. Elle veut dénoncer une société capable de transformer une petite paysanne en bandit de grand chemin. Alors, chaque nuit, elle dicte sa biographie commandée par une maison d’édition française (1) La première phrase?: «Mon frère… Si tu savais combien ma famille était pauvre!» Pour lors, Devi et Singh s’aiment et parfois se disputent, comme deux adolescents amoureux, sous l’oeil des deux gardes du corps qui préservent Devi de la vengeance des thakurs. A Behmaï, un des frères jumeaux a été tué pour une histoire de femmes. Mais l’autre terrorise toujours les sans-caste de la forêt. Quand on demande à Devi si elle regrette de ne pas l’avoir tué, son regard s’enflamme aussitôt. «Oui, bien sûr!» Elle se dresse, et l’on croit retrouver Devi la reine des bandits, le visage brûlé, bandeau rouge et Mauser à la main: «Si je le rencontrais, je le tuerais. Sur-le-champ. Et je laisserais son corps sécher sur le toit de ma maison!» Singh la regarde, redevenue douce, assagie, mais toujours rebelle. Il rit: «Devi est un diamant brut, superbe. Quand il sera taillé, il sera magnifique.»
JEAN-PAUL MARI
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