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Somalie: Les nouveaux pirates

publié le 17/11/2006 | par grands-reporters

Base aérienne militaire française de Djibouti, l’un des plus petits Etats africains. À 8h00, en cette fin de mois d’avril, la température avoisine déjà les 25°C. Dans quelques heures, il fera plus de 50°C sur le tarmac. Selon les Djiboutiens, la saison chaude n’a pas commencé. Ce sera dans deux-trois semaines. Là, avec une vingtaine de degrés de plus, on pourra vraiment parler de chaleur…


Le décollage est prévu dans une demi-heure. On m’a prévenu que le vol ne durerait pas plus de huit heures. Peut-être moins. Tout dépendra de ce qu’ils trouveront. Huit heures pour quadriller la côte nord de la Somalie dans le golfe d’Aden. Et débusquer les trafics humains, les trafics d’armes, les terroristes et surtout les pirates. L’appareil est un Atlantique 2 de l’Aéronavale française. Un avion de patrouille maritime bourré d’électroniques dont la particularité est d’avoir un nez vitré et deux « bulles » à l’arrière. « Parfait pour prendre des photos » me fait remarquer avant le décollage le maître (nota : grade dans la Marine française) Soler, l’un des quatorze membres de l’équipage militaire. « Vous verrez, c’est impressionnant, on a l’impression de flotter dans le vide. » Il a raison. Je vais flotter au-dessus des pirates somaliens. Ceux qui font trembler les marins et les compagnies d’assurance. Mais surtout ceux qui destabilisent le trafic maritime de la Corne de l’Afrique. Une zone clé qui ouvre la voie vers le Canal de Suez.
Pirates… J’imaginais des barbes longues, noires, rousses. Des sabres mis au clair, des bandeaux sur les cheveux, des canons, des abordages… Et Errol Flynn ou Johnny Depp. Rien de bien sérieux et surtout rien d’actuel. Erreur.

En ce début de XXIe siècle, les pirates des mers se portent bien. Merci pour eux. Ils ont même le vent en poupe. Rien qu’en 2005, 205 actes de piraterie et de brigandage (contre moins de 90 en 1994) ont été officiellement recensées sur tous les océans. Un chiffre bien en dessous de la réalité. On estime que plus de 30% des attaques ne sont jamais déclarées. Les petits pêcheurs ne savent vers qui se tourner. Quant aux gros armateurs, ils préfèrent rester discrets pour ne par voir leurs primes d’assurances augmenter et pour ne pas effrayer leurs actionnaires. Rien d’étonnant donc qu’une société comme Total ne souhaite pas communiquer sur ce sujet. Trop sensible. « Le cauchemar absolu serait que des pirates prennent le contrôle d’un méthanier de plusieurs milliers de tonnes dans un détroit hyper fréquenté », m’explique Olivier Halloui, spécialiste français de la sûreté maritime. Une bombe flottante aux mains d’individus peu recommandables… « Si vous voulez comprendre les enjeux de la piraterie moderne, reprend-il, intéressez vous aux côtes somaliennes. Elles sont parmi les plus dangereuses au monde. » Les chiffres du Bureau Maritime International (BMI) lui donnent raison. Jusqu’à l’année dernière, les zones les plus touchées se trouvaient en Asie du sud-est, au large de l’Indonésie. Depuis, les miliciens somaliens sont entrés dans la partie. Rompus au métier des armes et prêts à tout, ils ont très vite battu tous les records de piraterie : attaques en mer (12), de prises d’otages (241) et d’utilisation d’armes de guerre, kalachnikovs, lance-roquettes (29).
Engoncé dans une combinaison de vol trop petite, je m’approche du poste de pilotage et fais part de mon excitation au lieutenant de vaisseau Laurent Chaumette, le commandant de l’avion : « J’espère que l’on va trouver des pirates ». « Nous aussi, me répond-il en souriant. Nous allons survoler une zone réputée pour ses activités de piraterie, au large de la ville de Bossasso, au nord de la Somalie. » En effet, selon le dernier rapport du BMI, six attaques ou tentatives d’attaque y ont eu lieu en 2005. Il est prévu que l’on vole à basse altitude, jusqu’à 100 pieds (à peu près 30 mètres). S’il y a des pirates, on les verra donc de très près. « Le tout, c’est qu’il ne leur prenne pas l’idée de nous tirer dessus, souligne aimablement Laurent Chaumette. Mais ne vous inquiétez pas, il y a des parachutes pour tout l’équipage, vous y compris. » Parce qu’ils oseraient s’attaquer à un avion militaire ? « Bien sûr. Ils n’ont pas hésité à ouvrir le feu sur deux bâtiments de l’US Navy en mars dernier ? » Un croiseur et un destroyer, soit deux navires de 10 000 et 9 000 tonnes, armés de quelque 226 missiles et 39 canons de tous calibres. De quoi impressionner le commun des gredins. Mais pas les Somaliens. Eux ont brandi leurs RPG (lance-roquettes) et leurs kalachs et se sont mis à tirer. La riposte américaine ne se fit pas attendre : un pirate tué et douze autres emprisonnés.
La tâche de l’Atlantique 2 est moins guerrière. Il vérifie l’identité des navires qui croisent dans la zone. S’il tombe sur un cas suspect ou, pire, sur une attaque de pirates, les Français prennent des photos et préviennent les navires militaires qui patrouillent dans la zone. Actuellement, on compte dix vaisseaux de guerre, dont trois juste au nord de Mogadiscio, la capitale somalienne.
Finalement, nous n’avons pas à utiliser les parachutes. Le vol est calme et les pirates invisibles. « Ce sera pour une prochaine fois, espère le lieutenant de vaisseau Sandra Ahmed, coordinateur tactique de la mission. Nous volons tous les quatre jours. Et cela jusqu’à la fin de l’Opération « Enduring Freedom » dont nous faisons partie » me détaille-t-elle. Enduring Freedom est le nom de code de la coalition multinationale créée en octobre 2001, juste après les attentats du 11 septembre, et menée par les Américains pour lutter contre le terrorisme. C’est dans le cadre de cette coalition que le Courbet, une frégate française, avait mis en fuite, fin janvier 2006, une bande de pirates qui abordait un cargo turc. Le genre d’aventure que le capitaine de vaisseau Laurent Hava aimerait bien vivre à bord de sa frégate, le Surcouf, qui a pris la relève du Courbet dans l’océan Indien.
Tout le monde se détend. Le Surcouf vient d’accoster à Djibouti. Et ses 140 marins savent que, ce soir, la plupart d’entre eux pourront prendre l’air dans les établissements « chaleureux et conviviaux » du centre-ville. Ceux-là même qui ont fait la réputation de l’ancienne colonie française et que connaissent si bien les gaillards de la Légion étrangère. Les marins pourront constater d’eux-mêmes que ce que l’on leur a dit est vrai : les femmes y sont belles, accortes et parlent le français des faubourgs parisiens. En plus, tout s’y monnaye encore en francs… djiboutiens. Le Commandant m’accueille dans le confortable mess des officiers de son navire. « Les pirates somaliens ? Ils sont devenus l’une de nos priorités. Mais le plus difficile avec eux, c’est qu’ils utilisent souvent des petits bateaux de pêche pour mieux tromper notre vigilance. Et surtout, ils savent s’équiper : radars, GPS et parfois même de l’AIS (Automatic Indentification System) qui permet d’identifier à distance les navires… » analyse-t-il lucidement. Heureusement, la frégate française a été conçue pour être quasiment furtive. Son écho radar est celui d’une petite embarcation ; et son armement (hélicoptère, missiles, canons) a de quoi dissuader les plus téméraires. Reste un détail de taille : obtenir officiellement le droit de poursuite jusque dans les eaux territoriales somaliennes. Ma remarque fait bondir le Commandant Hava. « On n’attend que ça » rage-t-il, « sinon, nous restons impuissants. »
Impuissance… Le 5 avril dernier, un destroyer américain et une frégate néerlandaise n’ont pu empêcher une petite dizaine de pirates somaliens de capturer un chalutier sud-coréen, le Dong-Won. Quand les deux bâtiments de guerre sont arrivés, l’abordage avait déjà eu lieu et le Dong-Won était aux mains des Somaliens. Aux quelques tirs de semonce militaires, les pirates ont répondu en pointant leurs armes sur leurs otages. Pour éviter un carnage, les navires alliés n’ont rien tenté. Depuis, plus de nouvelles du bateau et de ses 25 membres d’équipage. Une rançon a été demandée au propriétaire du bateau. Elle s’élèverait à 400 000 dollars.
Le droit maritime international est strict et précis. La piraterie ne concerne que les attaques en haute mer ou dans un lieu ne relevant de la juridiction d’aucun Etat. En eaux territoriales, on ne parle que de brigandage. De plus, il est interdit de pénétrer dans les eaux nationales (jusqu’à 12 milles nautiques soit 22,224 km) d’un Etat sans son autorisation. Même pour porter secours à un navire en détresse. Pour poursuivre les pirates somaliens, il faudrait donc recevoir le feu vert de l’Etat somalien. Or, la Somalie n’a plus d’Etat central depuis la chute en 1991 de son dernier dictateur, le général Siad Barre. Au nord, la région du Somaliland s’est autoproclamée indépendante en 1997 et le Puntland, plus à l’est, a fait de même en 1998. Dans le reste du pays, soit un peu plus de la moitié du territoire somalien, la loi des plus forts prime : celle des seigneurs de guerre ou des prédicateurs islamistes. Cependant un espoir est né en 2000 avec la formation d’un gouvernement somalien de transition. Un gouvernement qui, pour des raisons de sécurité, ne peut toujours pas s’établir dans sa propre capitale. Il est basé, pour partie, à Nairobi, au Kenya.
C’est justement dans la capitale kenyane que je rencontre l’un des membres les plus importants de ce gouvernement somalien, Abdirizaq Osman Hassan, ministre de la Planification et de la Coopération internationale. Entre deux réunions avec une délégation onusienne, il trouve le temps de prendre son déjeuner avec moi. Les pirates ne lui coupent plus l’appétit. « Je ne comprends pas pourquoi les navires de la coalition internationale ne décident toujours pas d’intervenir dans nos eaux. Nous avons pourtant donné officiellement notre accord » s’étonne-t-il en avalant une fourchette de riz. « Le président Chirac nous avait même assuré que la Marine française traquerait les pirates dans notre région. C’était le 2 décembre 2005, au XXIIIe sommet Afrique-France à Bamako. » Sans une aide extérieure, le gouvernement somalien ne peut résoudre ce problème. Un problème qui concerne directement les Occidentaux, d’autant plus que derrière la piraterie se cacheraient des réseaux islamistes. Le ministre Hassan en est persuadé. Les centaines de milliers de dollars que récupèrent les pirates iraient donc directement dans les caisses des fondamentalistes somaliens. Ceux-là même qui composent les Tribunaux islamiques et qui, au moment de mon reportage, n’avaient pas encore pris le pouvoir à Mogadiscio.
À défaut de pirates en Somalie, je vais tenter de rencontrer les pirates somaliens qui croupissent dans les geôles kenyanes. Plus précisément celles de Mombasa, le principal port du Kenya. J’ai rendez-vous avec Mohamed Khatib, l’un de leurs avocats. L’accueil de Maître Khatib manque de chaleur. Je l’ennuie et il a la délicatesse de ne pas dissimuler ses sentiments. Il est le défenseur, « bénévole » assure-t-il, de deux des 10 présumés pirates arrêtés par la Navy américaine et remis à la justice kenyane. Ces Somaliens ont été pris en flagrant délit de piraterie. C’était le 21 janvier 2006, à 85 km au large de la Somalie. Ils venaient de mettre la main sur un boutre indien et ses 16 membres d’équipage. D’après les victimes, ils demandaient une rançon de 50 000 dollars pour les libérer. Cette version des faits, Mohamed Khatib ne la connaît que trop bien. Alors que je la lui rappelle, agacé, il me coupe la parole. « Je n’ai rien à vous dire » commence-t-il avant d’ajouter dans la foulée : « Mes clients sont d’honnêtes pêcheurs. Ils ont 25 et 26 ans et n’ont rien à voir avec la piraterie. » Des pêcheurs armés jusqu’aux dents… Leurs chances d’échapper à la prison à perpétuité semblent bien minces. « Mais ça n’en restera pas là, conclut l’homme de loi en m’invitant à quitter les lieux. Les Etats-Unis et le Kenya jouent avec le feu en se mêlant des affaires somaliennes. Il n’est pas impossible qu’il y ait des représailles. Avant peu. » Est-ce une allusion aux menaces de ce groupe de guerriers somaliens qui promet de kidnapper dix marins kenyans, pour ensuite les échanger contre les dix suspects jugés à Mombasa ? Coïncidence ou pas, quelques jours plus tard, dix autres présumés pirates somaliens arrêtés par la marine américaine seront libérés et rapatriés dans leur pays.
Lui, les menaces, il s’en fout pas mal. Ça ne le concerne plus puisqu’il ne remettra jamais les pieds sur un bateau. Rien ne vaut la vie, même si elle se résume à un bidonville dans les faubourgs de Mombasa. Hassan Abdallah Sudi a 32 ans. Il vit dans une chambre de 10 m2 avec sa femme et ses trois enfants. Sans emploi, sans ressources. Avant de me laisser entrer chez lui, il me demande un instant. Juste le temps de passer un petit coup de balai pour rendre présentable le peu qu’il possède. Je retire mes chaussures et pénètre dans une pièce sombre qu’éclaire faiblement le soleil à travers une persienne bricolée dans le mur. Il s’asseoit au bord de son lit et me laisse l’unique fauteuil. Il inspire longuement et se lance. Les pirates, il connaît bien. Avec neuf autres marins, il a été leur prisonnier pendant 99 jours. Du 26 juin au 2 octobre 2005. Son bateau, le MV Semlow était affrété par le Programme Alimentaire Mondial (PAM), une agence de l’ONU. Il venait décharger 850 tonnes de riz pour les victimes somaliennes du tsunami de décembre 2004. « J’ai cru mourir plus d’une fois » raconte-t-il. « À la fin, ils ne nous donnaient plus rien à manger et à boire. On devait prendre de l’eau de mer. Comme personne ne voulait payer notre rançon, ils nous ont proposé un marché : soit on devenait leurs esclaves et on les aidait à attaquer des bateaux, soit ils nous tuaient. » Finalement, l’équipage a été relâchéOfficiellement, il n’y a pas eu de rançon. Une version que me confirmera, quelques jours plus tard, Leo van der Velden, du PAM pour la Somalie. « Ces pirates compliquent terriblement notre tâche », m’explique-t-il. « Ils ont détourné deux de nos navires l’année dernière. » Conséquences : pour la première fois depuis cinq ans, les convois humanitaires du PAM doivent à nouveau se rendre en Somalie par la route. « Plus long, plus lent, plus compliqué et plus cher. Bref, une catastrophe », conclut Leo van der Velden.
Dans le port de Mombasa, on n’aime pas trop parler des pirates. Par peur ou par superstition pour les marins ; surtout par crainte de donner une mauvaise image de la région pour les autorités portuaires. Et pour cause. En 2005, la piraterie a eu une incidence directe sur le trafic maritime kenyan. Nombre de cargos étrangers préfèrent éviter la zone. Résultat une perte estimée à 110 millions d’euros pour les ports kenyans. Au bureau maritime de Mombasa, le sujet est tabou. Tout ce que l’on a à me dire se résume à un « tout va bien ici, merci. » Dans ce cas-là, pourquoi m’interdire de jeter un coup d’œil à ces bateaux qui sont en réparation dans le port ? Ces bateaux attaqués par les pirates. « Impossible », me répond avec fermeté un officier du port, « question de sécurité. » Dommage car il s’y trouve une belle brochette de victimes : au moins quatre cargos. Tous appartiennent à la même compagnie : la Motaku Shipping Agencies Ltd. « Je suis au bord du gouffre » souffle Karim Kudrati, le big boss de cette société pour le moins malchanceuse. Les deux navires du Pam enlevés en 2005, c’était les siens. « J’ai dû payer de ma poche des centaines de milliers de dollars pour que les pirates relâchent mes bateaux avec leurs équipages », me confie-t-il. Donc, il y a eu une rançon pour le MV Semlow ? « Parce que vous pensiez qu’il pouvait en être autrement ?! », m’interroge-t-il visiblement las d’évoquer ces mauvais souvenirs. Je l’écoute me raconter son désespoir. Lui qui commerce principalement avec la Somalie, il ne sait plus comment faire. Ses bateaux sont enlevés les uns après les autres, la plupart de ses marins refusent de reprendre la mer et les assurances lui rient au nez quand il évoque la côte somalienne. « La faute aux forces internationales qui laissent faire, grogne-t-il. Il y a neuf mois, les Marines de guerre alliées ont cessé de patrouiller dans le coin. Pensez bien que les pirates s’en sont donnés à cœur joie… Si vous ne me croyez pas, allez voir le Commandant Perera. Mon bateau, le MV Rozen est à quai au port de la ville. »
La porte métallique est imposante. Barbelés et gardes armés, cette partie du port de Mombasa semble mieux protégée que les banques du centre-ville. Je tente ma chance sans trop y croire. Niet ! On me refoule sans ménagement. Je préviens, par téléphone, le Commandant Perera. « Je m’en occupe ». Une demi-heure plus tard, la grille s’ouvre. « Le Rozen est au fond, sur la droite, m’indique l’un des vigiles en levant sa matraque. » Quelque cinq cents mètres plus loin, je découvre enfin les quatre navires de Karim Kudrati, quatre cargos piratés en moins de dix mois. Ils sont là, les uns à côté des autres. Depuis le temps que je les espérais, j’en viens à les trouver beaux ces vieux rafiots à la tôle incertaine. Celui qui m’intéresse le plus est devant moi, le MV Rozen et ses 87 mètres de long. Le Commandant Perera m’accueille dans le poste de pilotage. Short de surfeur et tongs aux pieds, ce Sri Lankais de 52 ans se montre faussement décontracté. « Ils nous ont tiré directement dessus, regardez, les impacts de balles, je ne vous mens pas », commence-t-il en me montrant des trous près de la porte. A côté de lui, le Commandant en second, Athula Mahanama, acquiesce avant d’ajouter : « Ils étaient quatre dans un petit bateau à moteur. Un bateau très rapide. Ils nous ont coupé la route puis ont sorti des lance-roquettes et des mitraillettes. Heureusement, le Commandant Perera n’a pas paniqué. » 13 mars dernier, le MV Rozen venait de décharger, sous escorte, sa cargaison au port de Marca, au sud de Mogadiscio. Dès que le cargo a repris la haute mer, les pirates ont surgi. « Je savais que s’ils nous prenaient, on risquait le pire, reprend le Commandant Perera. Depuis le procès des dix Somaliens à Mombasa, les pirates se montrent beaucoup plus agressifs. Ils n’hésitent plus à tuer leurs prisonniers. » Pour s’en sortir, il a foncé directement sur ses assaillants. Le choc a dû être violent pour les Somaliens. Suffisamment en tout cas pour les dissuader de poursuivre le Rozen. « Nous avons eu beaucoup de chance, reconnaît le Commandant. En tout cas, une chose est sûre pour moi : on ne me renverra plus dans cet enfer. Je préfère rentrer chez moi au Sri Lanka. »
Visiblement, les 3700 kilomètres de côtes somaliennes sont devenus infréquentables. Pire que la roulette russe. Le Bureau Maritime International conseille de s’en tenir le plus éloigné possible. Car les pirates n’hésitent pas à attaquer au grand large. A partir de vaisseaux « bases » qu’ils ont détournés, ils peuvent lancer des attaques à plusieurs kilomètres des côtes. Conséquences : en deçà de 200 milles (370 km) de la côte, il y aurait un danger. Surtout que, selon des sources portuaires, les pirates auraient des complices dans plusieurs ports d’Afrique de l’Est pour les informer des mouvements des navires et des dates où ils transiteront dans les eaux somaliennes. C’est certainement comme cela qu’ils ont réussi à attaquer, le 5 novembre 2005, un luxueux paquebot de croisière, le Seabourn Spirit, alors qu’il voguait à 70 milles de la côte. La tentative d’abordage fut des plus violentes. Les pirates ont tiré deux roquettes antichar (dont une n’a pas explosé) et ouvert le feu à l’arme automatique. Heureusement, le capitaine du navire parvint à leur échapper. Officiellement grâce à l’utilisation d’une arme acoustique (LRAD), officieusement parce qu’une des deux embarcations des pirates avait pris l’eau en raison des vagues d’étraves générées par le paquebot lors de ses manœuvres d’évitement. Les 151 passagers, surtout des Américains, en furent quittes pour une grosse frayeur.
Malgré les chaudes recommandations du BMI, de nombreux navires continuent de naviguer dans la région. Pourquoi ? « Pour des raisons financières, tout simplement. » Andrew Mwangura ne fait pas dans le détail. En tant que coordinateur du Programme d’Assistance des Marins du Kenya, il connaît parfaitement les enjeux de la piraterie dans la région. C’est lui qui recueille les plaintes des équipages attaqués. « Eviter la Corne de l’Afrique revient à faire un long détour. Cela signifie perdre du temps, donc de l’argent. Certains armateurs préfèrent prendre le risque de rencontrer des pirates. D’autres viennent ici pour la pêche car les eaux y sont particulièrement riches en poissons. » Sud-Coréens, Chinois, Japonais… Les gros chalutiers asiatiques ramasseraient, en toutes illégalités, des tonnes de thon, de requins et autres gros pélagiques. « Des sociétés contrôlées par des Somaliens basés en Malaysia ou en Thaïlande vendent des permis pour pêcher en Somalie. Pour deux mois de pêche, comptez 9000 dollars. Evidemment tout ces permis sont faux et tout le monde le sait », rigole Andrew. Mais qu’importe. Les chaluts viennent, pêchent en une nuit ce que les locaux attrapent en un an, et s’en retournent chez eux. Loin de la Somalie. Sauf s’ils tombent sur des pirates.
Encore et toujours ces flibustiers avides d’or et de sang. Un kalachnikov dans une main, le Coran dans l’autre, rien ne les arrêterait. Il faut les combattre, se montrer impitoyable, en finir avec eux. « Ces guerriers ont raison de défendre leur territoire, s’énerve un vieil homme. Personne ne vous dira le contraire ici. » Ici, c’est la ville de Lamu. Une ville sur une île si près de la frontière somalienne, du côté kenyan. Lamu que l’on compare volontiers à Zanzibar, en plus petit, et qui est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Deux particularités dans cette cité de pêcheurs : il n’y a pas de voitures mais des dizaines d’ânes, et on y soutient les pirates. Hazan Mzee a 60 ans. La barbe parfaitement taillée, le teint hâlé par ce soleil impitoyable qui brûle les pierres, il a l’assurance de ceux qui ont réussi. Il me montre ses deux dhows (des bateaux à voile latine largement utilisés dans la mer d’Arabie, le golfe Persique et en mer Rouge) et la dizaine de marins qui travaillent pour lui. « Qu’avez-vous contre les Somaliens ? » me demande-t-il avant d’ajouter : « Depuis que la Somalie n’a plus d’Etat, donc plus de marine militaire, n’importe qui peut venir pêcher dans ses eaux. Les Français, les Espagnols, les Chinois… Ils viennent tous pour voler le poisson. C’est pour cela, que les pêcheurs somaliens ont décidé d’agir. » Derrière les pirates se cacheraient donc des « Robin des bois » sur l’eau ?… Il est vrai qu’en mars et avril, plusieurs chalutiers asiatiques ont été kidnappés alors qu’ils pêchaient sans de vraies autorisations. « Certains pirates prétendent protéger les eaux somaliennes de la surpêche pratiquée par des chalutiers étrangers mais leurs véritables motivations, c’est l’argent et le contrôle de zones maritimes », estime lucidement Andrew Mwangura. Et si à Lamu on respecte les pirates, c’est aussi parce qu’on les craint. La Somalie n’est qu’à quelques heures de mer d’ici. Rares sont les pêcheurs qui osent encore y jeter leurs filets. « Ne dites pas de mal des Somaliens, me recommande une dernière fois Hazan Mzee avant de me quitter. Ils sont très dangereux, trop dangereux. Et rien ne changera si Dieu ne s’y oppose pas. » Dieu et les Marines alliées.

Jean-Christophe Brisard

pour le National Geographic

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Voir l’émission « Reporters » consacrée à la Somalie


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