Rêvons. Voyage. Aéropostale. « Sous l’aile de Saint-Exupéry »
Lectures d’été.
Jean-Paul Mari a volé de
Paris à Dakar à bord d’un petit monomoteur, en suivant la
ligne de la légendaire Aéropostale des Mermoz,
Guillaumet et Saint-Ex.
Carnet de bord
1er jour : jour de panne
(Toussus-le-Noble – Orléans – Rouen – Lognes)
L’affaire commence mal. Il est 6 heures du matin et on
grelotte de froid, adossé à la porte fermée d’un hangar
de banlieue, transpercé par la bise qui annonce une
tempête venue de l’Atlantique. Cinq mille kilomètres à
parcourir de Paris jusqu’à Dakar, trente-cinq heures de
vol, une semaine de voyage minutieusement balisée par
quinze escales et, déjà, cette méchante météo qui peut
tout briser net. Rien à faire sinon examiner la nuit et
la cavalerie légère des cirrus galopant à la folle
vitesse du vent. Deux heures plus tard, en bout de
piste, la main sur la manette des gaz, je tremble aussi
fort que l’avion, un Cessna 172 datant des années 60,
grognard fatigué qui traîne son ventre bedonnant. Dieu
qu’il monte mal ! Trop chargé évidemment, de mallettes
de cartes aéronautiques, de jerricans, de matériel de
secours et du poids de deux pilotes dont la carcasse de
Raymond, pilote lourd de 90 kilos mais fort de mille
heures de vol. Haut dans le ciel, la lumière dure des
dernières étoiles se fait rattraper par les feux de
balise des moyen-courriers. Au-dessus de la France
endormie, un grand coup de gomme estompe les toits des
maisons, une ferme isolée, une fenêtre de cuisine où
doit fumer un bol de café noir. Et le monde d’en bas
perd peu à peu son importance.
D’abord gagner Toulouse, point de départ de
l’Aéropostale, ce terrain de Montaudran où, un matin
d’octobre 1926, Didier Daurat, l’homme de fer
responsable de « la ligne », a vu arriver un jeune
aviateur : « Grand, épais, large, le nez court et
relevé, la figure ronde, les yeux un peu exorbités,
naïfs et attentifs […], l’air d’un collégien passé
trop vite », comme le décrira Joseph Kessel. Né à Lyon
avec le siècle avant même le premier envol d’un
aéroplane, initié par un baptême de l’air à 12 ans,
embauché à 26 ans comme pilote chez Latécoère, Antoine
de Saint-Exupéry n’est encore qu’un jeune homme au corps
maladroit, à la voix sourde et à l’air timide, surnommé
« Pique-la-lune » à cause de son nez toujours tendu vers
le ciel. Mais il vole, de Toulouse à Casablanca et, un
an plus tard, devient chef d’aéroplace à Cap-Juby, entre
désert et océan. L’Aéropostale, entreprise
déraisonnable, réussit à faire décoller des amas de
tôles à hélice pour déposer à Malaga, Rabat ou
Saint-Louis du Sénégal, des sacs de jute bourrés de
missives administratives et de lettres d’amour… Le
courrier passe. Comment suivre Antoine de Saint-Exupéry
? Il volait bien trop haut. Mais il disait : « Que
suis-je si je ne participe pas ? » Alors, pourquoi ne
pas mettre notre aile sous l’ombre de la sienne. Et
refaire le chemin, en croisant les doigts sur le manche
d’un petit avion.
Soudain une lumière rouge vif s’allume sur le tableau de
bord du cockpit. Panne d’alternateur ! En clair, plus de
charge électrique, une batterie mourante, plus de volets
d’atterrissage et une radio dont les heures sont
comptées… Le voyage s’arrête là. Eux n’avaient que des
Breguet 14 et des instruments de pionnier, mais ils
continuaient en suivant les étoiles. Nous, à peine
dépassé le travers d’Orléans, nous voilà défaits et
contraints de faire retraite vers l’atelier de mécanique
de Rouen. Bon. La prochaine nuit sera blanche. Avec, à
l’aube, un mécanicien épuisé qui secoue la tête devant
le moteur de l’appareil toujours éventré… Adieu
Cessna. Un autre avion ? Où ? Là, à une centaine de
kilomètres ! Nous roulons, tout engourdis de sommeil,
vers Lognes et un hangar glacé, caresser la carlingue
blanche et rouge d’un Piper nommé Uniforme-Bravo.
Maintenant le moteur ronfle de notre liberté retrouvée.
On vole.
2e jour : l’hôtel du Grand-Balcon
(Lognes – Limoges – Toulouse – Perpignan)
Un choc. On tressaille. Après la première détonation, la
verrière reçoit une rafales d’impacts. Quoi ! Encore une
panne ? Non, ce n’est qu’une grosse averse qui étoile le
pare-brise. Tempête sur la France. Des vents de face de
50 noeuds, 90 kilomètres-heure, nous secouent bien
au-delà de Limoges. Et des armées de cumulus blancs
foncent sur nous comme des moutons enragés. A éviter.
Nous montons par une ouverture du ciel et la terre vue
d’en haut, quadrillée et lisse, ressemble aux cartes de
nos anciennes classes d’école. Comme nos instruments,
d’ailleurs, règle, rapporteur, compas, planchette fixée
à la cuisse, stylo et crayons de couleur. Sauf que le
temps en avion est compté et l’espace exigu. Il faut
s’en tenir aux mots et aux gestes essentiels et toute la
navigation du jour tient en une liste d’étranges
hiéroglyphes : « Z 1500 ft- Rm 184°- D 48 Nm- TSV 29’-
Autonomie : Gauche, 45’ ; Dte, 1H40 ; attendre le QDR
253°… » Drôle de musique ! Dire que ces signes abscons
font rêver, un comble. Soudain on pense à l’écriture de
Saint-Exupéry, le mystère de son fameux style saccadé :
« Fez, froid terrible, 4 500 pieds. La lumière du matin
chasse la tristesse de la nuit » ; ou encore : « On
écoute. Non. C’est la mer. Un courrier en route, ce
n’est rien. » Et on le revoit, engoncé dans son blouson,
visage au vent et casque de cuir sur la tête, un crayon
à la main, penché sur sa planchette. De retour au sol,
l’écrivain gardait parfois le style du pilote.
L’air s’est adouci, on file plein sud-ouest, voilà la
Garonne et le rose de Toulouse. Impossible de se poser à
Montaudran, aérodrome mythique et interdit, mais à
Blagnac la tour nous guide vers un parking imposé…
face à un gros avion moderne de la Postale : le courrier
passe toujours ! En plein centre-ville, face au
Capitole, l’hôtel du Grand-Balcon, tenu par de vieilles
demoiselles, conserve une chambre intacte, la n° 32, un
grand lit, un lavabo, un bidet, toilettes sur le palier
et papier peint des années 30. Entre deux vols, il
accrochait sa combinaison au pied du lit et dormait là.
La chambre est souvent louée longtemps à l’avance par un
pilote de passage, un écrivain, un fidèle de
Saint-Exupéry. Ou un nostalgique de l’Aéropostale.
Mermoz dormait au-dessous, à la chambre n° 20. Ce soir,
la nuit aéronautique tombe à 19 h 37, une demi-heure
après celle des terrestres ; il faut redécoller vers
Perpignan, longer cette Montagne Noire qui porte bien
son nom, respecter la puissante tramontane et, près des
hauteurs du Canigou, ces vents rabattants qui ont jonché
la roche d’avions légers, si légers, jusqu’à la mortelle
imprudence. Sombre montagne, on suit les lumières de
Carcassonne et l’éclat de l’étang de Leucate sous la
lune naissante. Ce soir, elle sera ronde et brillante
comme il l’affectionnait, avec une visibilité parfaite,
sans pièges. Nuits bénies des dieux où le pilote bien
calé dans son siège, bercé par le ronronnement continu
du moteur, suit le projecteur du ciel qui balaie le
monde devant lui, comme un tapis de soie que le pas de
son hélice froisse d’un doigt heureux. Demain, cap sur
l’Espagne.
3e jour : le cimetière des navigants
(Perpignan – Barcelone – Valence – Almeria – Malaga)
Dans le hall de l’aérogare de Perpignan, des passagers
embués de sommeil poussent des valises tristes. Les
malheureux ne volent pas ; ils se déplacent, sans un
regard sur les nuages, sans sentir le vent, le nez
plongé dans leur journal du matin. Et, quand ils doivent
peser leurs bagages, c’est pour savoir s’ils paieront
une surtaxe, pas pour s’assurer de pouvoir quitter le
sol avant le seuil de piste. Envolée dans le grand bleu
: on passe au-dessus des Pyrénées. En bout d’aile,
Port-Vendres paraît si pacifique. Mensonge. En quelques
heures, cette côte acérée peut se transformer en piège
battu par les vents, avec un plafond qui baisse et vous
conduit vers un horizon noyé dans une mer noire. Tous se
méfiaient de cette côte. Lui savait ; Bernis, l’ami,
l’avait prévenu : « Alors tu tâcherais d’atteindre la
plage de Peñiscola. Méfie-toi des barques de pêche. –
Ensuite ? – Ensuite jusqu’à Valence tu trouveras
toujours des terrains de secours : je les souligne au
crayon rouge. Faute de mieux, pose-toi dans les rios
secs. » (« Courrier sud »). Le pilote notait, rêvait, et
Bernis le tançait : « Ecoute-moi donc : s’il fait beau
ici, tu passes tout droit. Mais s’il fait mauvais, si tu
voles bas, tu appuies à gauche, tu t’engages dans cette
vallée. – Je m’engage dans cette vallée. – Tu rejoins la
mer, plus tard, par ce col. – Je rejoins la mer par ce
col. – Et tu te méfies de ton moteur : la falaise à pic
et des rochers. – Et s’il me plaque ? – Tu te
débrouilles. » Et ils riaient. Même si on ne se
débrouillait pas toujours ! Le 2 octobre 1920, Jean
Rodier et son mécano François Marty-Mahé se perdent au
large de Port-Vendres ; sept jours après l’accident, un
Breguet 14 pris dans la tempête doute de pouvoir
rejoindre Alicante, fait demi-tour vers Valence, rate le
terrain de secours, touche un sol rocheux, rebondit et
brûle avec son équipage. Un jour avant Noël, un appareil
s’écrase à Barcelone ; le 15 février, un autre percute
le rocher de Gibraltar ; le 8 mai, accident à
Alicante… Cette côte espagnole est un cimetière de
navigants, hommes solides, déterminés, accrochés à leur
manche dans la tempête, moteur mourant, qui poussaient
leur mécanique vers une plage comme on éperonne jusqu’au
sang un cheval qui rend l’âme. Au sol, les autres
écoutaient les messages radio : « Sans nouvelles
courrier… » Ils regardaient leurs montres, calculaient
d’instinct le temps, l’autonomie, baissaient la tête.
Ils avaient compris. Puis ils montaient dans leurs
machines et ils décollaient.
Malaga surgit devant nous, ses villas luxueuses, son
soleil, ses plages. On se pose dans un frémissement de
l’air marin.
4e jour : passer le détroit
(Malaga – Tétouan – Rabat)
La météo crache des bulletins noirs. La météo, quelle
obsession ! Un pilote d’affaires annule son vol vers
Séville. Le ciel est sombre, le vent méchant. Au large,
il doit bien y avoir une trouée ! D’abord voler droit
vers la mer, 500 pieds, 150 mètres au ras des vagues. A
cette hauteur, toute erreur, toute panne est interdite.
L’Europe grelotte encore en nous, Gibraltar reste
invisible. De courtes trouées dans les nuages supérieurs
laissent passer des faisceaux de lumière vives, coups de
projecteurs qui semblent nous baliser la mer. Nos ailes
slaloment entre les gants blancs des cumulus qui nous
bourrent de coups de poings. Soudain la lumière nous
saisit. L’eau, la lumière, l’air, même le bruit du
moteur, tout change ! L’Afrique est devant nous. Le Cabo
Negro, boule de roche noire, s’élève comme un doigt, une
gâche, une serrure entre la Méditerranée et
l’Atlantique. La porte s’ouvre, la tour marocaine de
Tétouan répond en français, la piste apparaît claire et
nette et on se laisse glisser dans un bain d’air chaud.
Plaisir fugace. Pourquoi est-ce que ce témoin vert du
train d’atterrissage à droite ne s’allume pas ?
L’Afrique nous refuserait ? Le Piper présente son ventre
à la hauteur de la tour ; à la radio, le contrôleur
décrit un train sorti. Et verrouillé ? Raymond pose le
Piper de guingois, la roue gauche d’abord, puis la
droite, doucement, comme une cheville brisée. Elle
tient. Ce n’était qu’une ampoule grillée.
Le Maroc a le goût du premier café noir. Fès est là, à
portée d’aile, croit-on, derrière la barrière du Rif,
aux sommets accrochés par la couronne nacrée des nuages.
Huit mille pieds d’altitude, 2 400 mètres assure la
tour. Va pour l’escalade ! On prend de l’altitude
au-dessus de la mer en décrivant un interminable
quadrilatère ascensionnel. Niveau 80, 8 000 pieds, le
Rif garde son air supérieur. Grimpons. Au niveau 100,
les nuages restent plus hauts. Niveau 120, quatre
kilomètres au-dessus du sol, l’air, beaucoup moins
dense, porte mal. Dans le cockpit, deux paires d’yeux ne
quittent plus les instruments. Un avion asymétrique, un
virage trop fort, une erreur, et ce pourrait-être le
décrochage sur l’aile haute, et le départ en vrille.
Comme John-John. Le Piper grimpe péniblement et la tête
nous fait mal. L’air est pauvre en oxygène et l’hypoxie,
l’ivresse de l’altitude, pourrait nous jouer des tours.
Dernier virage, cette fois l’avion perd de l’altitude,
il n’en peut plus. Clément pointe son doigt vers le sol.
Le Rif et ses nuages nous narguent, la montagne est la
plus forte, et on plonge vers la mer comme un boxeur
envoyé au tapis. On fera un grand détour par la côte.
L’ascension nous a coûté cher en fuel, une escale
technique à Rabat serait plus sage. A la radio, la voix
du contrôleur est bizarrement tendue : «
Uniforme-Bravo… Votre autonomie ? – Quarante-sept
minutes. » Cinq minutes plus tard : « Autonomie ? –
Quarante-trois… » Bien suspicieux ! Rabat nous impose
une approche au cordeau, à l’est du terrain, on
s’exécute, on pose. Un ordre : « Maintenez en bout de
piste ! » Attente interminable, moteur tournant. Des
militaires en armes surgissent des bois ! «
Uniforme-Bravo… Roulez. Doucement ! » Le lendemain, le
journal « le Matin » titre sur l’arrivée du président
Omar Bongo à Rabat, accueilli par le ministre de la
Justice sur le tarmac, où le chef d’Etat a passé en
revue un détachement de la brigade légère… au moment
où nous atterrissions ! Un officier de la sécurité
militaire explique qu’il redoutait le crash d’un
kamikaze sur la piste. Si l’avion avait avancé au sol,
les militaires auraient ouvert le feu. Et en cas de
parcours erratique en l’air, deux avions de chasse
attendaient les ordres, réacteurs en marche, pilote dans
le cockpit et masques à oxygène sur le nez.
Il fait déjà nuit. Nous n’irons pas à Fès.
5e jour : au pays de Schéhérazade
(Rabat – Marrakech – Agadir)
« Six heures encore d’immobilité et de silence, puis on
sort de l’avion comme d’une chrysalide », écrivait-il.
Quitter l’avion est parfois douloureux. Pourtant la
route a été longue jusqu’à Agadir, on s’est perdu en
essayant de se repérer sur des douars rares, des lacs
bien ronds sur la carte mais étoilés au sol et rendus
squelettiques par la sécheresse, des ruines aux airs de
fermes et des fermes couleur ruines… Tout ressemble à
tout. Une fois passé Essaouira et le cap Rhir, Agadir
est triste. Dans les hôtels usines à touristes
surchargés, dans les salons « Alhambra », « Schéhérazade
» ou « Mille et Une Nuits » d’un mauvais goût exemplaire
déambulent des serveurs et des femmes de chambre
déguisés en « locaux » trop tristes, et des animateurs
trop joyeux qui font danser le paso doble à des groupes
d’Allemands et d’Israéliens gagnés par une ivresse
résolument exotique. Entre les batteries d’hôtels, des
terrains vagues et des maisons éternellement en chantier
où logent le soir ceux qui servent les vacanciers le
jour. Agadir n’en finit pas de grandir, le long de
boulevards tout neufs fraîchement plantés de palmiers,
encore emballés dans leur sac plastique : tout est
inachevé. Seule la baie g
la devise imposée : « Dieu, la patrie, le roi ». Mais,
sur la montagne, de l’ancienne ville rasée par un
épouvantable tremblement de terre, il ne reste plus
rien, que la mémoire épouvantée des survivants.
« Je voudrais ne jamais descendre », disait Mermoz. Vite! L’avion. Et le désert.
6e jour : « Aimer, aimer seulement… »
(Tan-Tan – Cap-Juby – Laayoune)
Un cri étouffé, à la radio : « Voyant d’alarme allumé !
Mon train… » La voix de gorge est tranchée par la
peur. Quelque part dans le ciel, un homme se bat avec sa
machine. Le ciel lui répond : « A la jumelle, d’ici,
tout est normal. Poursuivez. » La radio siffle d’un
soupir de soulagement. Plus loin, la montagne rouge est
déserte, enfin presque. Après Goulimine, deux Mirage F1
à l’entraînement passent aile contre aile. Ici, il faut
garder le cap prescrit au millimètre ; et l’altitude,
jusqu’à frôler l’épine dorsale de l’Atlas, immense
reptile de pierre ocre allongé à plat ventre sur le Sud
marocain.
Soudain, devant nous, il est là, enfin : « Le Sahara se
dépliait dune par dune sous la lune… », écrivait-il.
Le désert à gauche de l’aile, la mer sous l’aile droite,
le ciel tout au-dessus, on se sent en place. Les vagues
qui viennent de l’Atlantique meurent en moussant sur la
côte et semblent continuer. Où vont-elles s’échouer,
celles-ci ? On les imagine onduler jusqu’à l’autre bout
de l’Afrique, au bord d’un autre océan, où d’autres
prendraient le relais. La mer et le désert sont de même
nature, la vague et la dune, la goutte d’eau et le grain
de sable ; d’ailleurs, les Bédouins le savent bien qui
font leur vaisselle avec cette poussière de dune. On
vole, on glisse en tenant la main courante de la côte,
au-delà du 22e parallèle, là où le soleil se lève tôt,
là où la lumière est droite. Devant nous, un gros cargo
échoué, battu par les vagues. Puis un autre tout brisé ;
et deux autres, bord à bord…Toute la côte du Rio de
Oro jusqu’à la Mauritanie est semée de ces vaisseaux
drossés par une tempête, une erreur de navigation ou les
feux trompeurs des anciens pilleurs d’épaves. Hier, ils
voguaient. Eux aussi ont confondu l’eau et le sable. Et
ils restent là, plantés, ballottés par les courants,
fantômes tourmentés qui dressent leurs bras rouillés
vers le ciel, coques vides et silencieuses, sans
défense, épaves tristes comme des hommes sans amour.
Terrible côte ! « Aimer, aimer seulement, quelle
impasse… Rivière eut l’obscur sentiment d’un devoir
plus grand que celui d’aimer », disait Saint-Exupéry par
la voix de son héros de « Vol de nuit ». Il a vécu ici,
dix-huit mois, juste après ces deux épaves portées sur
la carte, face à un petit port de pêche : Tarfaya,
l’ancien Cap-Juby, toujours aussi isolé ! D’ici il
décollait pour sillonner le désert à la recherche d’un
pilote naufragé ; ici il a souffert, désespéré, et écrit
« Courrier sud » : « Le jour à Cap-Juby soulevait le
rideau et la scène m’apparaissait vide. Un décor sans
ombre, sans second plan. Cette dune toujours toujours à
sa place, ce fort espagnol, ce désert. » Ne reste
aujourd’hui que des vestiges de pierres, des bâtiments
crevés, un fort effondré et surtout, simple et
majestueux comme une ruine aztèque, le tracé géant de la
vieille piste d’atterrissage, encombrée d’une myriade
d’oiseaux de mer, posés là comme s’ils sentaient que ce
rectangle de terre était fait pour l’envol. Je pousse
sur le manche, et la nuée d’oiseaux blancs décolle. Sur
la plage, les pêcheurs nous saluent. On descend encore
et on tourne longtemps, en arc de cercle autour du
sanctuaire. Dix-huit mois ! Rythmés par les navettes de
l’Aéropostale, course contre la montre angoissante quand
le moteur toussait, tragique quand il s’arrêtait en
plein ciel ; folle, quand le pilote rescapé faisait le
coup de feu avec les Maures qui l’attaquaient à côté du
corps du radio tué et, une fois prisonnier, le
traînaient devant un tribunal d’hommes voilés qui
fixaient sa rançon « …à un million de fusils » ;
magnifique, quand l’avion redécollait sous les balles et
se posait – enfin ! – ici, à Cap-Juby, pour transmettre
le trésor enfoui dans ses sacs de toile. Justement, au
départ d’Agadir, on m’a remis une lettre timbrée urgente
au nom de « Mustapha Kemal ». A peine posé à Laayoune,
au Sahara-Occidental, l’homme, un militaire, est au pied
de notre avion. Avec l’émotion des anciens facteurs, je
lui tend l’enveloppe kaki, qu’il ouvre religieusement.
7e jour : l’or du désert
(Laayoune – Dakhla – Nouadhibou)
« A gagner Port-Etienne vieillissent les caravanes »,
écrivait l’aviateur du fond de son désert. Pour
atteindre Port-Etienne, aujourd’hui Nouadhibou, encore
faut-il décoller de Laayoune et se dépêtrer de ses
formalités d’aéroport. Le terrain est encombré de gros
hélicoptères blancs de l’ONU, à côté d’avions flambants
neufs réservés aux fonctionnaires. Ici, on a fait la
guerre. Laayoune était la base de défense de l’armée
marocaine contre les attaques du Polisario en lutte pour
son indépendance. Aujourd’hui, 200 observateurs et 2 300
fonction-naires internationaux veillent à ce que les
deux parties ne fassent plus le coup de feu. Du coup,
dans les rues de ce bourg ensablé, on croise des
uniformes italiens, américains, nigérians, coréens,
russes, polonais… et un commandant français qui
souffle avant de rejoindre sa base à une heure
d’hélicoptère d’ici, pour neuf mois d’équipées en 4×4 à
surveiller ce désert des Tartares. Au passage, il
laissera quelques vivres et des médicaments à des
Bédouins sédentarisés par la guerre et ces murs de
barbelés qui morcellent l’infini de leur désert. En
attendant un référendum sans cesse retardé,
l’indépendance espérée par les uns et l’intégration
voulue par les autres, qui misent sur la lassitude, la
séduction d’un Maroc ouvertement prodigue. Ajoutée à
cela la manne onusienne et on parcourt une ville perdue
mais pimpante, dotée d’hôtels cossus, de maisons
climatisées et où l’argent international s’étale sur le
sable. Sur les trottoirs passent des femmes sahraouies
au visage hermétique qui marchent sans un regard pour
les hommes pâles, fonctionnaires en cravate venus du Rif
ou de Rabat. Deux Afrique, deux mondes se croisent. On
décolle enfin en laissant ce bout de désert doré à ses
contradictions pour filer à fleur d’eau, au-dessous du
niveau des dunes, en coupant la dentelle de plages et de
falaises déchiquetées où le vent engouffre de gros
paquets de mer, furieux courants ascendants qui
transforment le Piper en VTT. Il fait 45° dans le
cockpit, l’air colle à la peau comme un drap mouillé.
Tout à l’heure, l’Afrique sera noire et le désert vert
comme aux premiers âges pour saluer la première pluie du
siècle ! Le ventre de l’appareil frôle les tentes
bédouines, les troupeaux de dromadaires, les dunes
crémeuses et le sel blanc des marécages. Une énorme
explosion de couleur frappe le décor : des centaines de
flamands roses s’élèvent et entourent l’avion. Qu’une
ascendance nous soulève et le cours de leurs ailes roses
glisse avec nous. Et soudain l’envie vous prend de
couper le moteur, d’écarter grand les bras et de se
laisser emporter par leur mouvement ailé. Trop tard. Un
cri : « Vent de sable ! » Il faut s’enfuir et grimper
haut, à l’aveugle. Au sortir de la nuée, voilà
Nouadhibou, autrefois Port-Etienne, son terrain au bout
d’une langue de poussière marine qui n’a sans doute
jamais connu la pluie. A l’étape, un homme s’avance, un
Bédouin, chèche noir sur la tête, large gandoura bleue,
savates aux pieds, modeste et curieux comme un berger du
désert. Il est responsable financier des mines de fer de
Mauritanie : 700 kilomètres de chemin de fer, une
navette permanente de six convois de 150 wagons chacun,
deux kilomètres de long, bourrés de 12 millions de
tonnes de fer brut par an. On prend le thé pendant qu’il
dissèque tranquillement les réformes politiques en
France, les meilleurs sites internet, le handicap de
l’arabisation en République islamique de Mauritanie,
réforme ratée dans les années 70, les raisons du recul
de Peugeot en Afrique et l’invasion des Toyota. On dîne.
Et dans son français châtié, la tête toujours enfouie
dans son chèche, il jonglera une partie de la nuit avec
les chiffres de la mondialisation et les variations des
taux bancaires en trempant régulièrement sa galette dans
une coupe d’huile d’olive fraîche.
8e jour : le long du fleuve Sénégal
(Nouadhibou – Nouakchott -Saint-Louis – Dakar)
Peut-être, finalement, est-il mort par distraction, ce
jour d’été 1944, de retour d’une misson d’observation,
quand son Lightning P-28 a percuté la mer entre la baie
des Anges et Saint-Raphaël. Il était tellement rêveur
qu’il s’était déjà crashé pour avoir oublié de sortir
son train à l’atterrissage ! Et il aurait souri en
voyant l’émotion provoquée par le repêchage d’une
gourmette qu’il n’a sans doute jamais portée. Tout à
l’heure, je penserai encore au grand aviateur maladroit
en approchant le terrain de Dakar, falaise au-dessus des
vagues soufflée par le vent, porte-avions de roche que
j’apponterai affreusement sous l’oeil écarquillé de
Raymond ! Pour l’heure, je traîne au bord du fleuve
Sénégal dans Saint-Louis, ville alanguie, déliquescente,
qui a un charme fou. Celui des rues de la Vieille-Havane
avec les mêmes murs décrépits, les couleurs passées et
les trottoirs piqués de coquillages qui respirent le
début du siècle, sa gloire et sa décadence. Où sont les
entrepôts de gomme arabique, d’arachide et d’ivoire ? Et
ces aviateurs qui calculaient déjà la longueur de leur
saut pour toucher Recife et l’Amérique du Sud ? On longe
les quais submergés. A travers la brume de mer, le
soleil rond brille comme une pleine lune. Une forte
odeur de vase marine prend à la gorge, un coq picore des
ordures, des chèvres mâchouillent des branches apportées
par le flot, un bouc attaché trop court bêle son
désespoir et une beauté noire passe en faisant danser
ses hanches comme une chaloupe qui prend la marée.
Soudain un enfant me barre le chemin. Il a 6 ans au plus
et un crâne rond comme une pierre noire. Il me tend un
bout d’avion en plastique violet et me montre un bout de
trottoir. J’élève son jouet haut, en silence, remonte
vent arrière une piste invisible, l’incline à 30° pour
un premier virage, vire encore « en finale », descend
sur un plan impeccable de 5% et pose son absence de
roues sur un aérodrome imaginaire sous son regard
brillant de Petit Prince noir qui bat des paupières.
Vole gamin, vole ! L’homme sera toujours plus haut que
l’homme.
JEAN-PAUL MARI
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