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Sous les drones, au cœur du “safari humain” de Kherson

publié le 24/05/2025 par grands-reporters

Un reporter de l’hebdomadaire tchèque “Respekt” s’est rendu dans la ville “la plus dangereuse d’Ukraine”. Ses assaillants russes, postés sur les bords du Dniepr, l’ont transformée en un grand terrain de chasse

 

Respekt
Traduit du tchèque

Dessin d’Ale+Ale, Italie.
 

Onze heures et sept cents kilomètres séparent Kiev de Kherson par le train de nuit. Dans les cinquante derniers kilomètres, celui-ci ralentit et grince alors bruyamment. Policiers et soldats montent à bord pour vérifier les papiers et les téléphones de chaque voyageur, puis exigent l’autorisation spéciale délivrée préalablement par les autorités pour entrer dans la ville. Peu après 8 h 00, mon guide, Denys Soukhanov, m’accueille à ma descente du train. La gare centrale est déserte. Ici, pas de café, comme j’en ai pris l’habitude dans les autres gares en Ukraine. “Ne restons pas là, les Russes ont déjà bombardé la gare plusieurs fois”, me dit-il immédiatement, avant de me guider d’un pas rapide jusqu’à sa voiture.

Me voici dans la ville la plus dangereuse d’Ukraine, où les combats détermineront si les Russes reprennent la rive droite du Dniepr pour s’ouvrir un chemin vers l’intérieur du pays, vers Mykolaïv, la grande ville suivante, à une heure de route, puis vers Odessa et son grand port commercial, sur les bords de la mer Noire. Kherson continue de résister aux bombardements quotidiens et aux essaims de drones dans le ciel, et bien que sa population ait considérablement diminué, passant de 300 000 à 60 000 habitants, certains sont restés pour entretenir ce qu’il y reste de vie.


 
Telegram en toile de fond


Avant la guerre, Kherson était un agréable lieu de villégiature au bord du fleuve, mais aujourd’hui, la vie y est régie par des règles très différentes, qu’il est fortement recommandé de respecter. “Ne la boucle surtout pas”, m’arrête Denys alors que j’attrape instinctivement la ceinture de sécurité en m’installant à côté de lui.
“Si tu vois arriver un missile et que tu veux sortir, ça te ralentira inutilement. Chaque seconde compte pour survivre.”
Contre les attaques de drones, les arbres touffus offrent au moins une certaine protection. À l’ombre de leurs couronnes, il est possible de s’y arrêter et de se cacher en espérant que les pilotes de ces engins télécommandés ne remarquent pas votre présence. Mais il y a aussi d’autres connaissances plus complexes à avoir. Avant de se rendre où que ce soit en ville, Denys n’oublie jamais de consulter plusieurs canaux Telegram sur son téléphone, sur lesquels les habitants préviennent des endroits où ils viennent d’apercevoir des drones. “En fonction de là où ils ont été repérés et signalés un peu plus tard, j’évalue leur itinéraire possible”, m’explique-t-il. “Et bien sûr, j’évite d’y passer.”
“Où que tu ailles, à pied ou en voiture, il faut faire au plus vite. Chaque minute passée à l’extérieur est un risque.”
C’est pourquoi il y a très peu de circulation dans les rues et que les rares voitures qui passent roulent à toute allure. Certains habitants ont également installé des plaques métalliques sur le toit de leur véhicule pour se protéger des drones kamikazes.

Ukraine : la situation au 16 mai 2025. SOURCE : INSTITUTE FOR THE STUDY OF WAR.


 
Kherson, dans le sud de l’Ukraine, est la seule grande ville que les Russes ont conquise après le début de l’invasion à grande échelle en 2022 et qu’ils ont occupée pendant près de neuf mois, jusqu’à ce que les troupes ukrainiennes parviennent à les repousser de l’autre côté du Dniepr, où l’armée russe a depuis pris position à distance de tir. Pendant un certain temps, les canons se sont tus, mais après que les troupes d’occupation, ébranlées, se sont remises du choc d’une défaite inattendue, elles se sont lancées dans un bombardement d’artillerie incessant.

L’année dernière, les drones se sont ajoutés aux canons. Aux yeux des experts militaires, Kherson est devenu un laboratoire de ce que pourraient être les guerres du futur. Les Russes améliorent progressivement les drones, qu’il s’agisse des leurs ou de ceux de fabrication chinoise, pour les faire voler plus vite, plus longtemps et plus loin, transformant ainsi les rues de Kherson en un vaste terrain de chasse.


 Tout ce qui bouge est pris pour cible

Depuis la rive gauche du fleuve, les drones peuvent atteindre n’importe quel endroit de la ville en cinq minutes, se déplacer à 70 km/h et bien manœuvrer. S’ils ne trouvent pas de soldats ukrainiens à découvert ou leurs positions sur la rive droite au bout de quelques minutes, ils prennent pour cible tout ce qui est vivant à leur portée, principalement des civils. Personne n’est à l’abri. Les drones lancent de petits missiles depuis le ciel, et les kamikazes poursuivent ceux qui cherchent à s’enfuir. Tout ce qui bouge est visé : les automobilistes, les gens qui font leurs courses, les passagers des bus, les fumeurs au balcon de leur appartement et même les invités aux funérailles venus dire un dernier adieu à des proches assassinés.
 
“Cela m’est arrivé à dix kilomètres de la ville, dans un village où j’ai un magasin d’alimentation, alors que j’apportais des provisions aux habitants avec mon frère. Plus personne n’y va parce que c’est devenu trop dangereux, mais nous ne voulions pas que les gens restent sans rien”, me confie Tanya Zaykina, commerçante à Kherson. “Lors de notre dernier voyage, un drone nous a percutés au niveau du siège du passager. J’ai été touchée de plein fouet et j’ai perdu connaissance.”
À son réveil à l’hôpital, Tanya a appris que les médecins devaient l’amputer d’une jambe. Nous nous trouvons à l’hôpital Vodnikov, dans le centre-ville, qui, comme la gare de Kherson, est régulièrement bombardé. Pour éviter que les patients ne soient blessés par les éclats de roquettes, la plupart des fenêtres sont recouvertes de contreplaqué, si bien que chaque pièce est plongée dans l’obscurité, même pendant la journée.


 
“Ce ne sont pas les Russes qui me chasseront d’ici”

Tanya ne veut pas sombrer dans la morosité, comme elle dit. Ses pensées sont tournées vers l’avenir. “Quand je pourrai sortir d’ici, je veux aller dans une clinique spécialisée à Lviv où l’on fabrique des prothèses. Les meilleures coûtent très cher, il faudra donc que je trouve un moyen de payer la mienne, car l’argent, je ne l’ai pas. Mais au moins, réfléchir à comment me débrouiller m’occupe l’esprit.” Je lui demande ce qu’elle compte faire une fois qu’elle aura sa prothèse. “Je retournerai à Kherson et continuerai à porter de quoi manger aux gens. Ce ne sont pas les Russes qui me chasseront d’ici.”

Outre les habitants, les services d’urgence sont eux aussi souvent pris pour cible : les ambulanciers et secouristes qui viennent en aide aux blessés, les agents des services municipaux chargés de gérer sur le terrain les conséquences des attaques de drones, et la police qui évacue les personnes se trouvant dans les zones à risque.Comme me l’explique Oleksandre Prokoudine, chef de l’administration militaire de Kherson :
“Les occupants appellent cela un ‘safari’ : ils tuent ou blessent des civils et filment leurs crimes de guerre pour ensuite les montrer autour d’eux.” Les habitants s’accordent à dire que l’objectif est d’effrayer la population par des attaques fréquentes afin que le plus grand nombre quitte Kherson. Une ville morte permettrait aux Russes de la reconquérir plus facilement.

Ce plan n’est toutefois qu’une réussite partielle. Plusieurs dizaines de milliers d’habitants sont toujours là. La plupart d’entre eux sont des personnes âgées qui ne veulent pas abandonner le peu qu’ils possèdent encore ou qui n’ont nulle part où aller, mais il reste aussi des familles avec des enfants ; 5 500 mineurs vivent à Kherson et suivent des cours en ligne, les écoles étant fermées. Tous ont dû s’adapter pour survivre.


“Avant, j’avais l’habitude d’aller au travail à pied, mais ce n’est plus possible. Je guette le bus et quand je vois qu’il arrive, je cours jusqu’à l’arrêt, je monte, puis je descends et file au travail. Pareil quand je rentre chez moi. Sinon, je ne sors plus que pour aller faire mes courses. Fini les promenades, fini le café en terrasse. Je ne fais plus que marcher le plus vite possible en empruntant toujours le même chemin, les yeux perpétuellement levés vers le ciel et tendant l’oreille pour capter le vrombissement des drones”, regrette la docteur Olena Oliynyk dans son cabinet de l’hôpital régional.
Pour elle, quitter Kherson est hors de question. Même après qu’un drone a explosé

à un mètre d’elle l’automne dernier. “Je l’ai repéré au dernier moment, c’est ce qui m’a sauvée. Il a lâché la bombe et j’ai juste eu le temps de me plaquer contre le mur. J’ai été blessée à une jambe, mais heureusement les os n’ont pas été touchés. Le médecin qui m’a soignée n’a pas eu autant de chance. Lui a été tué un mois plus tard”, raconte Olena, dont la fille et les petits-enfants ont déménagé à Kiev. “C’est mieux pour eux”, ajoute-t-elle. “Mais moi, je resterai. Avec cette guerre, tout est devenu noir ou blanc, et j’ai décidé de me ranger du côté blanc. Je suis le dernier médecin à faire des échographies qui reste à Kherson. Il y a beaucoup de malades et de blessés qui ont besoin de moi, je ne peux pas partir.

Des soldats ukrainiens s’approchent du corps sans vie d’une femme après qu’une roquette a explosé à proximité, près d’une école, à Kherson, le 5 décembre 2023. PHOTO MAURICIO LIMA/THE NEW YORK TIMES


Des drones à l’affût, sur les toits

Les drones qui menacent les habitants de Kherson ne sont pas de grande taille et ne parcourent pas d’aussi grandes distances que les célèbres Shahed qui tournent dans toute l’Ukraine et causent d’importants dégâts, même dans des villes comme Kiev situées à plusieurs centaines de kilomètres de la ligne de front. Les Russes utilisent à Kherson des drones de type FPV [first-person view, “à pilotage en immersion”], petits et peu coûteux à produire. Ils sont généralement envoyés sur la ville en petits essaims, et avant que leur batterie ne s’épuise, ils peuvent rester en l’air pendant quelques dizaines de minutes. S’ils ne trouvent pas de cible, leurs pilotes les font se poser sur le toit d’une maison, où ils attendent jusqu’à ce qu’un signe de vie se manifeste à proximité. Et alors ils frappent.


Les soldats ukrainiens marchent jour et nuit par groupes de quatre le long du cours d’eau et s’efforcent d’en abattre le plus grand nombre. “Résister à la terreur des drones est un combat technologique permanent. Avec nos forces armées, nous travaillons pour améliorer le système de défense de la région. Rien que la semaine dernière, l’ennemi a tenté d’attaquer la zone à 2 100 reprises et nos unités de défense ont touché 82 % de leurs drones, soit plus de 1 700”, précise Oleksandre Prokoudine.
 
Si les drones sont omniprésents à Kherson, on trouve néanmoins, en s’éloignant du fleuve, quelques lieux de vie rappelant un tant soit peu le brouhaha de la ville. C’est le cas du café Jesenc, que tient Ioulia. Ce petit bout de femme à l’humeur enjouée aime servir ses clients, mais aussi aider les soldats, en collectant auprès de donateurs de la nourriture, des gilets pare-balles, des bougies ou des vêtements, qu’elle leur apporte ensuite elle-même. “Hier, nous avons envoyé 90 pains sucrés au front. En retour, les hommes m’ont envoyé une photo de miettes montrant qu’ils avaient apprécié”, s’amuse Ioulia en m’offrant de la pasca, une pâtisserie traditionnelle ukrainienne de Pâques. À l’extérieur du café et ailleurs aux alentours, des tulipes sont en fleur. Quand ils le peuvent, les gens continuent de prendre soin de leur environnement.


La voiture de Ioulia a aussi été la cible d’un drone il y a quelque temps. L’amour et toutes ses nuances, dit-elle, serait la raison pour laquelle elle n’a pas encore quitté Kherson. “Mon mari travaille dans l’armée ici, nous nous sommes rencontrés quand j’aidais les soldats comme volontaire. Et puis il y a mon café ! Mon travail est de donner un peu de bonheur aux gens.” Comme je l’apprendrai plus tard, un drone a frappé le bâtiment dans lequel se trouve le café deux heures après notre rencontre. Il a détruit l’appartement situé à l’étage, Ioulia et son commerce en sont sortis indemnes. Pour l’instant.

Des drones espions pour repérer les cibles, avant d’envoyer les drones tueurs

Denys m’a accueilli chez lui pour la nuit. Sa petite maison se trouve en banlieue, à quelques centaines de mètres de là où se trouvent les positions d’artillerie de l’armée ukrainienne. Les soldats ne chôment pas ; au bout d’un moment j’arrête d’ailleurs de compter les tirs. En entrant dans le jardin depuis la rue, j’ai l’impression de me trouver au paradis. Dans un espace relativement restreint, pêchers, abricotiers, cerisiers et noyers offrent un havre de paix bienvenu, tandis que la vigne grimpe sur la pergola. Denys allume le barbecue et me tend un verre de vin rouge fait maison.


Il me parle de sa famille, de son ex-femme et de ses deux enfants partis vivre en Grande-Bretagne pendant la guerre. De son engagement dans la communauté locale, aussi, de sa volonté de rassembler tous ceux qui ont suffisamment d’énergie pour réfléchir à un plan de développement de Kherson quand la guerre sera finie.


Denys s’agace du fait que de nombreux habitants aient perdu l’envie de se battre comme Ioulia et se contentent de l’aide humanitaire des ONG. Et de boire. Alors que nous discutons à bâtons rompus, Denys me fait un signe de la tête en direction du ciel. Au-dessus de nous, quelque chose qui ressemble à un oiseau de taille moyenne tourne en rond, mais sa couleur blanche lui permet de mieux se fondre dans le ciel. Sans Denys, je ne l’aurais même pas remarqué.


“Un drone espion.” Denys m’explique qu’avant d’envoyer les drones tueurs, les Russes explorent d’abord le terrain pour repérer les cibles potentielles. Nous nous cachons sous l’auvent de la maison, puis reprenons la préparation du repas une fois l’engin disparu. Le père de Denys, qui habite à deux pas de là, nous apporte une salade de betteraves pour accompagner la viande et la conversation repart sur les drones. “Les espions ne changent pas beaucoup de direction, ils se tiennent en hauteur et observent, tandis que les kamikazes, c’est comme s’ils sautaient d’un endroit à l’autre, et chaque drone a un son légèrement différent”, précise Denys.
 
Le seul que les drones ne semblent pas émouvoir plus que ça est Rudi, le saint-bernard de Denys. Pour dormir, mon hôte m’installe dans le salon, avec un drapeau ukrainien au-dessus du lit, signé par Valeri Zaloujny, le légendaire général qui a défendu l’Ukraine contre l’invasion totale en 2022, et une carte de l’Ukraine avec la Crimée. Si les soldats russes étaient tombés dessus quand ils occupaient Kherson, Denys aurait pu être fusillé sur place.


Le lendemain matin, après que Denys a consulté les canaux Telegram, les drones nous empêchent de sortir la voiture du garage pendant quelques heures. Tant pis pour mes rendez-vous. Bien que Vladimir Poutine ait ordonné un cessez-le-feu pour le dimanche de Pâques, à Kherson, les Russes continuent de tirer et de lancer des drones, 130 fois au total. À plusieurs endroits, je vois une épaisse fumée s’élever des sites des explosions.


Peu avant midi, l’horizon se dégage un instant et nous pouvons enfin partir. Cette fois, nous empruntons un autre itinéraire, passant devant trois maisons en ruine. “C’est arrivé il y a un mois”, me dit Denys sans détourner son regard de la route. Il ajoute qu’il s’agissait d’une bombe KAB à guidage laser, conçue pour engager des cibles terrestres fixes de petite taille, telles que des bunkers en béton armé, des pistes d’atterrissage, des ponts ferroviaires et autoroutiers ou des installations militaro-industrielles. À Kherson, les Russes les utilisent pour détruire les maisons. Et tuer des civils.
 
Ondrej Kundra

Ce reportage a été publié le 17 mai 2025 dans Courrier International
 


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