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Sous les drones russes: anatomie d’un crime

publié le 31/05/2025 par grands-reporters

À Kherson et dans les villages alentours, les frappes ciblées contre les civils sont devenues quotidiennes. Reportage sur une guerre sans visages, où la peur tombe du ciel

« Mon mari est mort dans mes bras,… »

Témoignage d’une habitante de Poniativka, au nord de la ville de Kherson, près de la ligne de front du sud de l’Ukraine: « Mon mari est mort dans mes bras, vidé de son sang, parce que l’ambulance n’est pas arrivée à temps. » .Par un jour de septembre 2024, elle rentre chez elle avec son mari, comme à leur habitude. Soudain, un vrombissement sourd brise la routine des habitants de ce village du sud de l’Ukraine. Un drone russe. En quelques secondes, la vie du couple bascule. L’homme, âgé de 54 ans, ne survit pas à l’attaque. « J’ai essayé d’arrêter l’hémorragie avec un t-shirt, mais cela n’a pas suffi », se souvient-elle.

La scène, tragique et désormais trop familière, n’est qu’un exemple parmi des centaines documentés dans l’oblast de Kherson par la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine. Dans un rapport rendu public mercredi, l’organe mandaté par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU accuse frontalement les forces armées russes : les attaques de drones contre des civils ukrainiens, comme à Poniativka, constituent selon les commissaires des crimes contre l’humanité pour meurtre.

« Ils larguent des explosifs comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo… « 

Depuis l’été 2024, les drones russes n’ont cessé de survoler la rive droite du Dnipro, sur une zone de plus de 100 kilomètres de long, incluant Kherson et 16 autres localités environnantes sous contrôle ukrainien. Ces attaques, qui ont tué près de 150 civils et blessé des centaines d’autres, suivent un mode opératoire précis : identifier, suivre, viser — et frapper. Avec précision. Avec insistance. Avec préméditation.

Des vidéos filmées en temps réel par les drones eux-mêmes montrent des civils en train de marcher, à vélo ou dans les transports en commun — tous pris pour cible. Puis l’image laisse place à une explosion. Ces séquences, régulièrement diffusées par des comptes russes sur Telegram, parfois accompagnées de slogans menaçants, révèlent l’ampleur d’une stratégie de la terreur orchestrée depuis les airs. « Ils larguent des explosifs comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo », confie un cadre de l’hôpital de Kherson. Les secouristes eux-mêmes ne sont plus en sécurité. Ambulances prises pour cible en pleine intervention, blessés achevés avant d’avoir pu être transportés.

« Quittez la ville avant que les feuilles ne tombent, vous qui êtes destinés à mourir»

La Commission de l’ONU ne laisse pas place au doute : ces attaques n’ont rien d’accidentel. Elles s’inscrivent dans une politique coordonnée, organisée, méthodique. Le rapport évoque une « violation du droit international humanitaire », qui interdit explicitement de viser des civils ou des infrastructures civiles.Mais au-delà des morts et des blessés, c’est une autre blessure, invisible mais persistante, qui hante les habitants de Kherson : la peur constante. Sortir de chez soi devient un pari. On attend les jours nuageux, on rase les murs, on guette le ciel. Un message circulait récemment sur Telegram : « Quittez la ville avant que les feuilles ne tombent, vous qui êtes destinés à mourir. »

Dans cette atmosphère de terreur, les départs s’enchaînent. Des familles entières fuient des villages devenus inhabitables. Selon la Commission, outre le meurtre, la Russie pourrait être responsable d’un autre crime contre l’humanité : le transfert forcé de population.

Plus de 300 vidéos d’attaques, 600 messages sur Telegram

Le rapport repose sur une analyse minutieuse : plus de 300 vidéos d’attaques, 600 messages interceptés sur Telegram, 91 entretiens avec des victimes, des témoins, du personnel médical. Une masse de preuves accablantes, qui dessine le portrait d’une guerre numérique et déshumanisée, où l’œil de la caméra remplace celui du soldat, et où l’explosion tient lieu de signature.

Dans cette guerre, l’ennemi n’est plus visible. Il n’est pas à l’autre bout du champ, ni à la frontière. Il est au-dessus, invisible, jusqu’au moment où il frappe.

Une ligne de front invisible

Pour Erik Møse, Pablo de Greiff et Vrinda Grover, les trois commissaires indépendants à l’origine de cette enquête, l’oblast de Kherson est le laboratoire d’une nouvelle terreur militaire : téléguidée, filmée, exhibée. Et pourtant, bien réelle. Les victimes ne sont pas des pixels, mais des êtres de chair et de sang, souvent abandonnés à leur sort, loin des projecteurs. À Kherson, il n’y a pas de ligne de front visible. Seulement des rues silencieuses, des regards tournés vers le ciel, et des familles qui enterrent leurs morts. En attendant la prochaine frappe.

Source ONU