Spécial Prix Albert Londres 2024: le meilleur du reportage
Un film impressionnant sur les forçats de l’or aux Philippines, une série forte sur les violences sexuelles et un livre révélateur sur le cyber-espionnage… à voir, à lire, ici!
40ème Prix audiovisuel : Philippines : les petits forçats de l’or (Arte)
Le documentaire de Germain Baslé et Antoine Védeilhé suit le quotidien de deux enfants orpailleurs, forcés de plonger dans l’eau et des trous de boue. Une immersion édifiante dénuée de tout misérabilisme.
Une narration à la manière d’Albert Londres, une maîtrise de l’image rare qui marque les mémoires, dramatiquement poétique, émouvant mais sans misérabilisme… le travail des enfants, ici dans les réserves d’or des Philippines, toujours tristement d’actualité au XXIe siècle.
Antoine Védeilhé (34 ans), diplômé de l’ESJ Lille, réalisateur et chef opérateur free-lance et Germain Baslé (27 ans) diplômé de l’IPJ, JRI et chef opérateur sont aujourd’hui installés en Inde où ils travaillent pour Arte, France TV, la BBC, la RTS…
Aux Philippines, qui possèdent la cinquième plus grande réserve d’or de la planète, 500 000 orpailleurs creusent, chaque jour, les entrailles de la terre à la recherche du précieux métal.
Le pays compte des milliers de petites mines qui échappent à toute règlementation. Des familles entières – hommes, femmes et enfants – y opèrent au mépris du danger, dans l’espoir de glaner quelques pépites, qu’ils revendront contre une poignée de pesos.
Dans les marécages du centre du pays, Hato, 13 ans, cherche l’or sous la vase. Chaque jour, il passe plusieurs heures à creuser au fond de l’eau, immergé dans la boue et dans le noir complet. Il respire grâce à un fin tuyau en plastique, relié à un compresseur d’air posé sur la pirogue de son père. Un poumon d’acier alimenté au diesel, qui sert en temps normal à gonfler les pneus des voitures… La moindre panne et sous l’eau, c’est la mort assurée.
À 800 kilomètres de là sur l’île de Leyte, Dennis Junior, 14 ans, est affublé du même matériel de fortune lorsqu’il plonge à 20 mètres de profondeur, dans les eaux chaudes et claires de la mer de Bohol. Avec son père, il gratte les fonds marins, remplit des sacs de sable, puis les remonte à la surface… C’est Germinal, sous l’eau.
D’après l’ONG Human Rights Watch, au moins 1000 enfants auraient été embarqués par leurs parents dans cette quête insensée.
Voir le reportage
86ème Prix de la Presse écrite: Lorraine Boucher, pour une série sur les violences sexuelles parue dans le journal Le Monde
Le jury salue la haute couture de l’écriture de Lorraine de Foucher. Elle s’attaque à des sujets trop longtemps tus dans notre société : violences faites aux femmes, jeunes en déshérence… Elle les traite avec curiosité, style et respect.
Lorraine de Foucher (38 ans) est journaliste au journal Le Monde depuis 2014, d’abord pigiste puis au service société depuis 2019. Diplômée du CFJ en 2011 et de Sciences po Lille en 2009, elle est aussi réalisatrice de documentaires, de podcasts et autrice de livres.
LIRE
1/ Les adolescents tueurs du narcotrafic
Plus les trafiquants de drogue sont puissants, plus ils peuvent sous-traiter à une main-d’œuvre facile à exploiter l’assassinat de leurs rivaux. L’émergence de ces tueurs à gages à peine majeurs, inconscients et immatures, inquiète les policiers spécialisés, comme dans le retentissant dossier « Popincourt », à Paris
2/ Des travailleurs sociaux au chevet des prostituées mineures de Perpignan
Violences sexuelles.Un dispositif expérimental a été lancé dans la ville, à l’hiver 2022-2023, pour venir en aide aux jeunes filles victimes d’exploitation sexuelle. Quelques professionnels assurent le suivi d’une quarantaine d’adolescentes de 12 ans à 15 ans
3/ « French Bukkake » : les blessures à vie des victimes
Les parties civiles demandent la reconnaissance de la « torture » qu’elles disent avoir subie
4/ Les violeurs du Vaucluse
Une femme livrée aux viols d’au moins 51 hommes par son mari. Dans le Vaucluse, Dominique P. droguait son épouse et proposait sur un forum Internet à d’autres hommes de venir la violer. Il a aussi été mis en examen pour meurtre par un juge d’instruction du pôle « cold cases » de Nanterre. Un procès devrait s’ouvrir en 2024
5/ Viols : huit femmes migrantes racontent
Lundi, la revue scientifique « The Lancet » devait publier une enquête de santé publique menée sur 273 demandeuses d’asile à Marseille, corrélant migration et violences sexuelles
8ème Prix du Livre: Martin Untersinger, pour son livre « Comment le cyberespace est devenu un champ de bataille » (Grasset )
Ce livre annonce tout simplement les enjeux des conflits présents et à venir à partir de l’histoire récente des cyber-attaques. Sur un sujet complexe et ardu, une enquête vivante, limpide et originale.
Journaliste au Monde, depuis dix ans, Martin Untersinger (34 ans – diplômé de l’IEP de Paris), consacre son travail d’enquête et de reportages aux mutations numériques de notre monde.
ESPIONNER, MENTIR, DÉTRUIRE
Pas un jour sans que des cyberattaques d’envergure soient rapportées contre la France ou ses entreprises, qu’elles proviennent d’États, de groupes criminels privés ou d’individus.
Lire l’introduction
« Le vrai conflit est à l’Est ! »
» Sur Kyiv, le ciel est bas depuis des jours. Nous sommes en février 2019, et sur les trottoirs, de la neige noire de crasse rechigne à fondre. La voiture brinquebalante de ma fixeuse Natalie se faufile dans le trafic de la capitale ukrainienne. La veille, elle m’avait dit de revenir au printemps, pour voir le ciel immense et le blé éclatant qui ont donné leurs couleurs au drapeau de son pays. Pour le moment, depuis le siège passager, je vois défiler les hauts immeubles gris.
Dans une banlieue sans âme, Natalie prend à droite, passe sous une voie rapide, franchit une ligne de chemin de fer désaffectée et finit par immobiliser son véhicule sur un parking. Entre les antiques Lada soviétiques et les rutilants tout-terrain, il n’y a pas âme qui vive.
En claquant la portière, j’ai du mal à croire que je me trouve face au patient zéro de l’attaque informatique la plus destructrice de l’Histoire. Le 27 juin 2017, un virus appelé NotPetya a semé le chaos à travers le monde en paralysant usines, supermarchés, distributeurs automatiques et immeubles de bureaux. Pratiquement un acte de guerre numérique qui a coûté des milliards de dollars1. Et tout a commencé en Ukraine, dans le bâtiment qui nous fait face : triste et banal, en tôle grise et bleue, de trois étages, hérissé de blocs de climatisation. Cela pourrait être un garage automobile ou un entrepôt de vêtements.
La réalité est tout aussi anodine : il abrite le siège de Linkos, une entreprise qui commercialise un logiciel de comptabilité, le bien mal nommé MeDoc. Ce dernier est utilisé par des dizaines de milliers d’entreprises ukrainiennes pour certaines obligations fiscales. Les pirates y ont vu un moyen de frapper au cœur de l’économie et de la société ukrainiennes.
MeDoc est utilisé par des dizaines de milliers d’entreprises dans le pays pour s’acquitter de certaines obligations fiscales. Les pirates y ont vu un moyen de frapper en plein cœur l’économie et la société ukrainiennes. Ils ont infiltré le système informatique de Linkos et caché, au milieu des millions de lignes de code informatique de MeDoc, un virus de leur cru. La manœuvre est furtive mais redoutablement efficace : Linkos, à son insu, diffusera leur programme malveillant. Chacun des clients de l’entreprise le reçoit, comme une surprise empoisonnée, lors d’une banale mise à jour. Et une fois infecté par NotPetya, l’ordinateur ne répond plus. Sur fond noir, un message en lettres rouge sang réclame une rançon, promettant que, si la victime s’exécute, l’accès aux données que le virus a prises en otage sera déverrouillé.
Les hackers ont aussi rendu NotPetya contagieux : sitôt qu’il prend pied sur un ordinateur, il infecte tous ceux qui se trouvent à proximité. En quelques heures, NotPetya se répand au-delà de l’Ukraine et les victimes dans le monde entier se comptent par dizaines de milliers.
Comment les pirates informatiques ont-ils préparé leur coup ? Que s’est-il passé exactement ce 27 juin 2017 ? C’est ce que j’espère comprendre en poussant la porte vitrée du petit immeuble en tôle. Natalie et moi montons une volée de marches et prenons place dans une salle de réunion comme il en existe des millions. Sous les néons blafards, on y a disposé des chaises de bureau rouges et de grandes tables blanches.
Assise derrière l’une d’entre elles, Olesya Linnik nous a rejoints. Cheveux frisés, vêtue d’un pull rose vif sous une robe salopette verte, la présidente de l’entreprise est aussi flegmatique que sa tenue est bariolée. Les mains à plat sur ses genoux et le dos bien droit, elle répond poliment à mes questions. Natalie a beau mettre tout son cœur pour traduire ses réponses, je vois bien que derrière sa placidité, l’agacement n’est pas loin. Ce n’est qu’à la fin de notre conversation que je comprends pourquoi.
« Malgré les dégâts, personne n’est mort. Le vrai conflit est à l’est ! » me lance-t-elle alors que nous sommes sur le point de nous quitter. « Là-bas, des jeunes garçons meurent. »
Bien sûr, je sais ce qu’il se passe au même moment à 500 kilomètres de Kyiv. Dans les vastes plaines minières du Donbass, l’armée ukrainienne affronte depuis 2014 des séparatistes armés et soutenus par Moscou. Quelques semaines avant mon arrivée en Ukraine, on apprenait que le conflit avait fait au moins 13 000 morts[^1]. Cette guerre lui a-t-elle pris un fils, un père, un mari ? J’acquiesce, je bafouille quelques mots gênés et Natalie et moi prenons congé.
Rien ne prédestinait Linkos, une petite PME familiale, à devenir le point de départ d’une opération de destruction comme celle de NotPetya. Si ce n’est sa nationalité. Depuis 2014, l’Ukraine est sous un feu numérique constant, empruntant à tout l’arsenal des coups tordus numériques. Espionnage, sabotage, manipulation : un triptyque infernal visant tous les pans de la société ukrainienne, de ses entreprises à ses administrations, de ses chaînes de télévision à ses infrastructures électriques, de ses réseaux sociaux à ses élections.
Tant pour Kyiv que pour les experts en sécurité numérique qui ont étudié cette pluie d’attaques sous toutes les coutures, le coupable ne fait guère de doute : la Russie et ses pirates informatiques de haut vol sont engagés dans une entreprise de déstabilisation tous azimuts de l’Ukraine. Et NotPetya est l’un de leurs coups de maître.
Cette histoire n’est pas seulement ukrainienne. Il y a quelque chose en elle qui vaut pour le monde entier et l’avenir qui s’ouvre devant nous. Beaucoup d’experts sont alors convaincus que l’Ukraine est devenue le laboratoire à ciel ouvert des armes numériques du Kremlin. Ce qu’on y fait, ce qu’on y voit, préfigure les conflits de demain, cet état caractéristique de notre époque qui n’est plus tout à fait la paix, ni encore vraiment la guerre.
Les experts croient aussi que la lutte dans le cyberespace et le conflit qui défigure l’est du pays et emporte une partie de sa jeunesse ne sont peut-être pas si différents l’un de l’autre.
C’est Victor Zhora qui me le dit le plus clairement. J’ai rencontré ce vétéran de la cybersécurité ukrainienne dans un café coincé entre deux bâtiments aux couleurs pastels du centre de Kyiv. L’homme a les mots parfaitement choisis de celui qui en a vu beaucoup.
« L’Ukraine est un terrain d’essai pour les cyberarmes des Russes, qu’ils combinent avec une guerre de l’information et une guerre traditionnelle », m’explique-t-il ce jour-là.
C’est ce que j’aurais pu répondre à Olesya Linnik. Si les conséquences ne sont bien sûr pas les mêmes – d’un côté les obus, les explosions et les tranchées, de l’autre des hackers insaisissables, des virus et des flots de mensonges déversés sur les ondes et les réseaux sociaux –, ces deux phénomènes constituent en fait les deux faces d’une même pièce.
Dans le Donbass, la guerre avait déjà l’odeur de la poudre et du sang. Dans le reste de l’Ukraine, elle était faite de zéros et de uns. Mais le numérique et le physique ne font qu’un dans la politique russe de harcèlement et d’affaiblissement de l’Ukraine. Trois ans plus tard, la tentative d’invasion décidée par Vladimir Poutine le prouvera de manière éclatante. » »
Le jury 2024
présidé par Hervé Brusini, était composé de : Lise Blanchet, Annick Cojean, Catherine Jentile, François Hauter, Christian Hoche, Jean-Xavier de Lestrade, Manon Loizeau, Sylvain Louvet, Alain Louyot, Jean-Baptiste Malet, Jean-Paul Mari, Delphine Minoui, Alfred de Montesquiou, Michel Moutot, Anne Poiret, Patrick de Saint-Exupéry, Frédéric Tonolli, Olivier Weber, ainsi que des lauréats 2024 : Wilson Fache, Hélène Lam Trong, Nicolas Legendre.