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 Asie• Inde

Srinagar La beauté assiégée

publié le 22/11/2006 | par Marc Epstein

Presque toujours aussi belle, la capitale du Cachemire reste ouverte aux touristes. Pourtant, tout autour sévit la guérilla indo-pakistanaise


D’abord, le chant du muezzin. C’est lui qui vous réveille, depuis la mosquée toute proche. Puis, la lumière se lève sur le lac Dal. Et le concert commence; gazouillis des oiseaux; nasillements des canards; coassements des grenouilles. A bord du bateau où vous aurez dormi pendant la nuit, c’est l’heure du réveil. Vous ouvrez les volets sculptés dans le bois de santal, dont le parfum a accompagné votre sommeil. Sous vos yeux, au premier plan, les fleurs de lotus, immobiles dans l’eau. Plus loin, debout sur les feuilles de nénuphar ou au sommet des roseaux, martins-pêcheurs, corneilles et poules d’eau dodelinent de la tête. Au-delà, le lac. Son eau transparente réfléchit les montagnes, comme un immense miroir. A Srinagar, capitale du Cachemire, la journée peut commencer.
«I am a flower man.» Accroupi à l’avant de sa barque, il pagaie, «l’homme fleur». C’est un fleuriste, en somme, et ses bouquets bigarrés remplissent le rafiot. Certains commerçants vendent ainsi leurs trésors, sans jamais quitter leurs esquifs, aux premières heures de la matinée. Chaque jour, ils se retrouvent par dizaines au marché flottant, dans un coin tranquille du plan d’eau, à l’ombre des peupliers et des saules pleureurs, où ils échangent tomates, pois cassés, aubergines, bouquets de menthe…

Que dire du Cachemire? «Le royaume dépasse en beauté tout ce que j’avais anticipé», écrit, en 1665, François Bernier, l’un des premiers visiteurs européens (1). «Le lac est l’un des plus beaux endroits du monde», renchérit, en 1926, le guide Murray’s Handbook, compagnon de voyage des Britanniques dans les colonies indiennes. De nos jours, la magie du lac demeure intacte. Celle des jardins moghols aussi. A l’ombre des arbres centenaires, des couples d’amoureux s’y enlacent à la tombée du soir, tandis que les enfants se baignent nus dans les eaux des fontaines. Pour le reste, soyons franc, Srinagar a perdu de sa splendeur. Le béton, le bitume, l’automobile ont gâté le charme d’une cité qui s’est muée en ville fantôme. Depuis la fin des années 80, en effet, les ruelles ombragées des quartiers anciens sont dépeuplées des touristes qui, par dizaines de milliers, venaient fuir ici la chaleur estivale des plaines, plus au sud. Car un conflit sanglant déchire le paradis terrestre du Cachemire. Peuplée en majorité de musulmans, la région est écartelée entre l’Inde, au sud, et le Pakistan, au nord. En dix ans, plus de 25 000 habitants sont morts.

Désormais, les visiteurs les plus présents sont des soldats en uniforme de l’armée indienne, qui transpirent à grosses gouttes sous leur épais gilet pare-balles. Les militaires sont partout. Le long des trottoirs, ils marchent par groupes de trois ou quatre, afin d’éviter les embuscades. Aux carrefours routiers, ils se cachent à l’intérieur de bunkers en sacs de sable tellement nombreux que Srinagar s’est attiré le surnom de Sandbag City… Dans la vieille ville, l’étranger peut commander, comme autrefois, un thé à la cardamome et au gingembre. Mais celui qui vous tend la boisson, brûlante, dans un verre transparent, vous glisse en même temps à l’oreille: «Parlez du Cachemire quand vous serez rentré en France. Nous sommes étranglés. Aidez-nous.»
Jane Schelly, elle, n’a pas été prévenue. On ne lui a rien dit. Américaine, prof de gymnastique, la quarantaine, elle distribue ses cartes de visite par centaines dans les rues de Srinagar. Une carte au texte particulier: «Jane Schelly, femme de l’otage américain Donald Hutchings, enlevé le 4 juillet 1995». Suivent une adresse, un numéro de téléphone… Voilà quatre ans que Jane revient, chaque été, à la recherche de son mari disparu. «Nous étions en vacances, soupire-t-elle. Pour marcher dans la montagne. A Delhi, le Bureau du tourisme nous a juré qu’il n’y avait aucun danger. J’avais mes doutes, alors j’ai cherché à joindre l’ambassade américaine, mais ils n’ont jamais répondu au téléphone. Quand nous sommes arrivés ici, à Srinagar, les employés du syndicat d’initiative ont fait comme si de rien n’était. On nous a indiqué quelques noms d’accompagnateurs. Et nous sommes partis, avec deux guides. Pendant la randonnée, un soir, alors que nous allions manger, 12 hommes armés sont apparus. Ils portaient des barbes et des turbans. Ils ont emmené mon mari. ‘‘Pour vérification d’identité”, disaient-ils. Mais ils ne sont jamais revenus. Et je reste toute seule. C’étaient des islamistes afghans. Ils combattent pour arracher le Cachemire à l’Inde. Moi, je veux seulement savoir où est Donald. Nous avons vécu quinze ans ensemble. A présent, dans mes rêves, il passe sans arrêt entre le monde des vivants et celui des morts.»

Le différend au sujet du Cachemire remonte à 1947, lors de la partition du sous-continent. Parfois, la controverse dégénère en conflit ouvert, comme ce fut le cas il y a quelques semaines. Hormis ces périodes, il se résume à une guerre civile larvée.
Malgré les enlèvements et les prises d’otages, l’Inde persiste à attirer les vacanciers vers ces contrées. L’année dernière, Delhi a même lancé une grande campagne de publicité dans les agences de voyages. Irresponsable? «Pas du tout! proteste Parvez Devan, chef du Bureau du tourisme à Srinagar. Les journalistes portent un regard trop négatif sur la région.» Le gouvernement fait tout pour donner une impression de normalité. Son calcul est simple: si les touristes reviennent, l’économie repartira, et les habitants de la région rejetteront les séparatistes armés.
Dans la nouvelle de Thomas Mann La Mort à Venise, un hôtelier minimise auprès de son client, l’écrivain Gustav von Aschenbach, les rumeurs d’épidémie de choléra, pourtant exactes, qui courent en ville. Les dirigeants indiens font un peu de même à propos de la guerre du Cachemire. Et si le héros du livre reste à Venise, fasciné par le jeune et troublant Tadzio, les visiteurs étrangers en font autant à Srinagar. L’endroit est trop beau pour être ignoré, tout simplement.

Qu’importent les tueries, alors, puisque tout va pour le mieux… Reconstruites, les maisons incendiées! Rebouchés, les trous dans la chaussée, creusés par des jets de grenade! Depuis un an environ, Delhi invite même les équipes de cinéma de Bombay dans la région, tous frais payés. «Nous avons travaillé ici comme dans n’importe quelle région de l’Inde», claironne un producteur, qui achève une série télévisée. Il omet d’indiquer que les lieux de tournage restent secrets jusqu’à la dernière minute, afin d’éviter les attentats. Comédiens et techniciens bénéficient de la protection des militaires indiens. Et une scène d’amour, filmée à bord d’une barque, au milieu du lac de Srinagar, a dû être reprise plus de dix fois: un hélicoptère de l’armée survolait les lieux sans arrêt…
L’année dernière, convaincus qu’il était parvenu à mater la rébellion séparatiste, le gouvernement régional a proposé des crédits à taux réduit aux professionnels du tourisme, afin qu’ils remettent en état leurs installations. La plupart des étrangers séjournent à bord de house-boats, des bâteaux-hôtels dont la tradition remonte à l’époque britannique. «L’entretien de ces rafiots coûte une fortune, soupire un propriétaire. Moi, j’ai cru ce qu’ils me disaient. J’ai pensé que les touristes allaient revenir. Alors, j’ai emprunté au gouvernement, j’ai emprunté à la banque et, comme cela ne suffisait pas, j’ai aussi vendu les bijoux de ma femme.» Les premiers temps ont été formidables: environ 100 000 visiteurs sont venus pendant les cinq premiers mois de l’année. Puis, à la fin du mois de mai, la guerre a éclaté dans les montagnes, plus à l’est, à proximité de Kargil et de Dras. Les touristes sont partis du jour au lendemain. «Je suis ruiné», résume l’hôtelier.

A force de prétendre que tout va bien, les dirigeants indiens ont installé malgré eux une atmosphère irréelle… Car le conflit ne se voit plus. Il est intériorisé. Fréquentes il y a encore cinq ans, les manifestations et les fusillades en pleine rue ont pratiquement cessé. «Les gens sont aussi malheureux qu’autrefois, souligne un journaliste. Mais ils finissent par considérer la guerre comme une situation normale. Parfois, j’ai l’impression qu’ils sont anesthésiés.» Psychiatre à l’hôpital municipal, le Dr Abdoul Hamid Shah est d’accord: «Avant le début des hostilités, de cinq à sept patients se présentaient chaque jour dans mon cabinet. A présent, j’en vois entre 15 et 20. Ils se plaignent du manque de sommeil, du stress, de maux de tête, de palpitations. Mais, en même temps, ces symptômes leur sont familiers. Quand, il y a huit ans, un de leurs voisins était tué dans la rue, ils ressentaient sa disparition comme une catastrophe. Aujourd’hui, dans leur esprit, cette victime est la dernière en date d’une longue série.»
A Srinagar, la souffrance est tellement répandue qu’elle est devenue l’objet d’un véritable marché. Ainsi, ceux qui ne peuvent s’offrir les services d’un vrai médecin font la fortune des fakirs et des guérisseurs traditionnels, qui ont ouvert des cabinets par centaines: «Je sais bien que ce sont des crapules, soupire un patient. Mais leurs prix sont abordables.» Les morts sont si nombreux que des orphelinats sont apparus un peu partout. «En principe, une institution comme celle-ci est étrangère à nos traditions, assure Ghulam Nabi Kanth, administrateur de l’orphelinat Hope. C’est aux membres de la famille élargie d’assurer l’éducation des petits qui ont perdu leurs parents. Mais quand eux-mêmes sont morts, ou trop pauvres, comment faire?»

Les passions guerrières ont toujours été vives au Cachemire. Pour une bonne partie de l’Asie, la région constitue le passage vers l’Inde, au carrefour de nombreuses routes empruntées par les marchands. Pendant plus de deux mille ans, le Cachemire a ainsi été traversé, envahi, pillé, occupé et soumis au règne de 21 dynasties, pas une de moins, venues de l’ensemble du continent asiatique. Issue d’une des seules grandes familles hindoues restées à Srinagar, Nirja Mahtu était prof d’histoire avant de prendre sa retraite: «Sans remonter à la nuit des temps, explique-t-elle, nous avons connu depuis le XVIe siècle l’invasion des hordes d’Asie centrale, l’occupation des Moghols, les pillages des Afghans, les brutalités des sikhs, les extorsions des Britanniques et, à présent, le règne sanglant de Delhi. Tous les régimes ont employé la manière forte. Tous ont imposé des taxes insensées, même en période de grande sécheresse ou, au contraire, d’inondations. Les paysages sont magnifiques ici. Mais la vie est épouvantable.» Au fil du temps, les Cachemiris ont développé un instinct de survie face à l’étranger qui prétend leur imposer sa loi. Cette apparence de soumission et ce don de caméléon sont encore à l’œuvre aujourd’hui…

«N’est-ce pas que nos bateaux sont aussi beaux que les gondoles de Venise?» demande un rameur. «Srinagar est plus belle que Venise», reprend-il. Peut-être, songez-vous. Mais combien d’endroits au monde sont aussi tristes que celui-ci?
Quand ils quittent le sous-continent, en 1947, les Britanniques laissent la région, à majorité musulmane, sous la direction d’un maharaja hindou. Des soldats du Pakistan voisin envahissent alors le Cachemire: Delhi envoie la troupe. L’année suivante, les Nations unies négocient un cessez-le-feu. Lors d’un référendum, les habitants devaient déterminer auquel des deux pays ils seraient rattachés. Plus d’un demi-siècle plus tard, la consultation n’a toujours pas eu lieu. Islamabad occupe toujours un tiers de la région, au nord, et Delhi administre les deux tiers restants, plus au sud. Entre les deux, une ligne de cessez-le-feu, aux contours parfois mal définis, suscite des escarmouches quotidiennes. Les armées pakistanaise et indienne s’y battent sur le champ de bataille le plus élevé du monde, à 6 000 mètres d’altitude, sur le glacier Siachen…

A partir de 1989, le différend frontalier se mue en guerre civile. Des milliers de jeunes Cachemiris apprennent au Pakistan et en Afghanistan le maniement des armes. De retour au pays, ils font exploser des postes de police, incendient des casernes et expulsent quelque 240 000 hindous, inaugurant la pratique du nettoyage ethnique avant même que l’expression ne nous parvienne des Balkans. La réponse de Delhi est terrible: 250 000 soldats sont envoyés dans la province. Ils imposent un couvre-feu permanent, et liquident non seulement les «terroristes», mais aussi des milliers de civils, soupçonnés de leur venir en aide.
En 1990, le fils de Parveena Ahanger, alors âgé de 18 ans, est ainsi tué par des membres des forces de sécurité indiennes. «Il n’était pas mêlé à la politique, assure-t-elle.» Depuis, Parveena poursuit en justice les assassins de son fils. Sans succès. «Nous avons introduit un recours auprès de la Cour suprême, soupire son avocat, Parvez Imroz. A quoi bon? Soldats et policiers peuvent assassiner à tour de bras: leur hiérarchie ne posera jamais la moindre question. Le gouvernement prétend que la justice doit faire son travail. En pratique, pourtant, les affaires n’avancent pas.» Dans un récent rapport, Amnesty International évoque plus de 2 000 disparus.
La répression est aveugle: «Beaucoup de mes amis sont morts entre les mains des forces de sécurité, confie un ancien séparatiste. Moi, ils m’ont torturé au troisième degré… Ah! Vous ne connaissez pas l’expression? Pour les habitants de Srinagar, elle appartient au langage courant. Le troisième degré, c’est quand les Indiens utilisent la gégène. Il y a des viols, aussi.» Depuis quelques années, les rebelles sont moins nombreux et plus professionnels. Avec l’aide matérielle et logistique de l’armée pakistanaise, ils agissent le plus souvent à l’écart des grandes villes.

Dégoûtés définitivement de leurs maîtres indiens, la majorité des Cachemiris ne soutient pas davantage les militants armés. Les civils sont fatigués de la guerre. Beaucoup renvoient dos à dos l’Inde et le Pakistan, dont l’islamisme rigoureux s’accommode mal avec leurs propres traditions de tolérance, influencées par le soufisme. Quelques-uns rêvent d’indépendance politique totale, sans trop y croire. Ils évoquent le Kosovo et réclament une intervention internationale. Ils ont le sentiment d’avoir été pris en otages, en somme. Et d’être les jouets de forces qui les dépassent. Comme ce fut toujours le cas, au Cachemire, depuis des milliers d’années…
Le spleen s’installe autour du lac de Srinagar, comme les nuages à la tombée du jour. A quoi ressemblera demain? «Je ne veux pas y penser, répond Mukhtar Wani, secrétaire général de la chambre de commerce et d’industrie. La région ne produit pas grand-chose. L’Inde ne s’intéresse pas à nous. Elle n’a jamais encouragé de gros investissements ici. Delhi nous répète sans cesse que nous appartenons à la grande famille indienne. En pratique, pourtant, nous n’avons jamais été une province comme les autres.»

Il y a eu une époque où les Cachemiris étaient heureux, assure Massoud Hussain, peintre. «Je me souviens, il y a vingt ans, quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts, nous menions une vie de rêve. Avec un groupe de copains, nous partions souvent à vélo dans les jardins moghols ou dans un endroit tranquille au bord du lac. Tout est si beau, ici.» Et puis, la vie a changé. «L’un des premiers endroits incendiés a été le salon de thé où je traînais tout le temps avec mes amis», raconte Massoud Hussain. Par la suite, une agence de publicité qu’il avait créée est partie en flammes. Et il a reçu de nombreuses menaces de mort. «Vous ne pouvez pas imaginer ce que nous avons vécu ici, résume Massoud Hussain. Pourtant, autrefois, musulmans et hindous vivaient ensemble. Dans les mêmes villages. Heureux.» Peu avant le début de la guerre civile, Massoud a pris en photo des centaines de façades en bois, dans les quartiers anciens de Srinagar: «Je voulais les peindre, ou peut-être publier un livre. Je n’étais pas sûr.» Au fur et à mesure qu’il prenait ses photos, les maisons qu’il imprimait sur sa pellicule partaient en fumée, détruites par les bombes incendiaires et les jets de grenade. «Le Cachemire que j’ai connu est en train de disparaître. Nous perdons notre tradition, notre tolérance, notre culture. Seule la beauté subsiste. Nous vivons dans un immense trompe-l’œil. Et cela m’angoisse.»

par Marc Epstein


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