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Suisse: La grande peur.

publié le 29/12/2009 | par Jean-Paul Mari

Le référendum sur les minarets, le scandale bancaire, l’affaire Polanski sont des révélateurs. Bousculée par la crise, chahutée dans ses traditions, la Suisse s’angoisse et cherche désespérément à conserver son identité


Les Suisses sont méticuleux, c’est même cela qui les distingue des autres. A Genève, il suffit de se poster sur la place Neuve, dans le centre historique, pour lire l’âme de ses habitants comme dans un grand livre ouvert. D’abord, juché sur un cheval, la statue du général Dufour, l’histoire d’une guerre civile qui aboutit à la formation d’un Etat complexe, trois grandes régions de langues différentes, 26 cantons et 3 000 communes comme autant de places fortes.

A ses pieds, le Conservatoire, l’Opéra, le musée Rath encadrent quelques rues surchargées de culture et de boutiques de luxe. En allant vers la rive des Eaux-Vives, le buste d’Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, et une plaque, «A Genève, la colonie française reconnaissante, 1914-1918», rappellent que la Suisse est neutre et généreuse. Et aussi prude que Luther et Calvin, les statues des pères de la Réforme, qui hantent le grand parc.

Après, il faut choisir. Les touristes grimpent la rampe de la Treille et les murailles antiques vers une fête de montagne, avec piste de ski en neige fraîche, soupe au vin chaud et raclette devant le Café Papon. Les autres, portant chapeaux et pardessus sombres, descendent la rue de la Corraterie vers le vaste quartier des banques. Crédit suisse, Banque nationale suisse, Banque Rothschild, Banque Safra, LODH, Société générale, Paribas…, ne cherchez pas, elles sont toutes là.

Le bâtiment du Crédit agricole ressemble à une église, logique dans un pays où la banque est une religion. La plupart sont privées, discrètes, effacées. Une simple plaque au bas d’un immeuble, parfois un nom sous une sonnette, parfois rien. Un client étranger qui vient ici entre par une porte dérobée, rencontre son banquier dans un taxi anonyme ou dans une suite d’hôtel, rideaux tirés.

Le quartier est bâti comme une principauté, un «corps étranger interne», aurait dit Freud, des murailles lisses derrière lesquelles bat un coeur anonyme, puissant et silencieux. Une machine qui tourne au maximum de son activité avec un minimum de bruit. En Suisse, la banque représente 10% du PNB. En 2007, le montant des avoirs déposés dans ses banques atteignait 3133 milliards de francs suisses, 2115 milliards d’euros, plus que le PIB de la France. Qui dit mieux ?

Et pourtant, jusqu’ici, elle a su prospérer dans l’ombre. Silence, on compte. Le système suisse est bâti sur un triangle sacré : neutralité – secret bancaire – diplomatie bancaire. La politique, ici, n’est pas l’affaire des membres du Conseil confédéral de Berne, mais l’oeuvre d’éminents banquiers, cerveaux brillants éduqués à Harvard, experts du monde anglo-saxon, lobby puissant capable d’influencer Washington et de défendre les intérêts du pays.

En 1998, une première vague, l’affaire des fonds juifs en déshérence, a ébranlé l’édifice. Dix ans plus tard, la crise financière mondiale issue des subprimes a l’effet d’un raz de marée. UBS, la plus grande banque suisse installée aux Etats-Unis, perd 40 milliards de dollars ! Plus grave, les Américains l’accusent de manœuvres frauduleuses et menacent de lui retirer sa licence. Autant dire mettre à mort un établissement dont 28 000 employés, plus d’un tiers des effectifs, travaillent sur le sol américain. Brutalement, l’Etat helvétique perd 1 milliard de francs suisses de recettes fiscales et doit éponger les actifs toxiques d’UBS.

Les banquiers suisses perdent la main, la diplomatie bancaire s’effondre et ce sont les politiques traditionnels, mal à l’aise, qui doivent désormais gérer la crise avec Washington. «Les Etats-Unis ont pris UBS en otage et demandé le secret bancaire en rançon», dit Myret Zaki, analyste financier à Genève.

Le 18 février 2009, la charge américaine, massive, ouvre une première brèche dans le bastion du secret bancaire et la Suisse livre 300 premiers noms de ses clients américains.

En août, c’est la reddition, avec la livraison de 4 500 noms supplémentaires. Berlin, Paris, toute l’Europe n’ont plus qu’à s’engouffrer dans la brèche et Eric Woerth, le ministre français du Budget, annonce aussitôt détenir le nom des 3 000 clients français de banques suisses. Information ou intoxication ? Peu importe. Quand une place financière fait les gros titres, l’argent prend la fuite.

Chez les clients, c’est la panique. Après la diplomatie bancaire, le secret absolu, l’autre pilier du dogme suisse vole en éclats. «Malgré les apparences, tout cela n’est que l’écume des choses, dit Myret Zaki. Affirmer que cette «opération mains propres» marque la fin de l’évasion fiscale est un énorme mensonge, une pure supercherie.»

La fin du secret bancaire

Les Suisses sont prévoyants, c’est même cela qui les caractérise… Leurs banquiers ne détiennent que 10% du marché des avoirs non déclarés. Voilà dix ans, ils ont anticipé la catastrophe de la fin du secret helvétique et ont fait basculer leurs précieux clients vers d’autres structures, très sûres, un monstre anonyme, le monde anglo-saxon des trusts et des sociétés offshore, dont la richesse n’est jamais estimée à moins de… 11 500 milliards de dollars ! (Lire encadré.)

L’offensive américaine n’était qu’un simple coup commercial : «La Suisse était vulnérable. Les Etats-Unis et Londres en ont profité pour lui rafler son marché de l’évasion fiscale», conclut Myret Zaki.
Le début de la fin du secret bancaire des familles a été ressenti ici comme une attaque fondamentale, la modification par l’étranger de l’ADN national. Du coup, le pays s’est crispé sur tout ce qui fait son identité. Témoin «l’affaire des minarets», intimement liée à ce sentiment de désappropriation nationale.

Les Suisses sont à la fois accueillants et xénophobes, ce qui leur vaut admiration et critiques. Les étrangers constituent 21% de sa population et ce petit pays de 7,7 millions d’habitants n’a pas hésité à abriter 250 000 réfugiés de la guerre des Balkans, Kosovars albanais et Bosniaques. Et pourtant, il se méfie de l’Autre. Au siècle dernier, les catholiques ne pouvaient pas construire de nouveaux couvents sans autorisation, les clochers étaient interdits et Genève n’a toujours pas d’évêque.

Dans les années 1960, la vague d’immigrants italiens a suscité de vives réactions. Les milliers de frontaliers français qui viennent travailler en Suisse sont régulièrement dénoncés comme «la racaille d’Annemasse» par le Mouvement des Citoyens genevois, un petit parti d’extrême droite. Et, à la stupéfaction générale, un référendum pour l’interdiction des minarets a obtenu 57,5% des voix.

Vent de révolte dans les montagnes

Tout a commencé dans un petit village de montagne, Wangen, 4 500 habitants. Ici, aux antipodes de l’Etat jacobin, la commune suisse est une cellule de base qui gère tout, la fiscalité, les papiers d’identité, les routes, la politique locale. Quand les fidèles de la mosquée, tenue par le mouvement turc des Loups gris, exigent un minaret, le village s’émeut.

On rappelle les propos du président turc, «les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes», et une pétition de 3 800 signatures oppose un non définitif au projet. L’affaire est portée devant un tribunal par les musulmans de Wangen, qui obtiennent gain de cause au nom de la liberté de culte. Et le drapeau des Loups gris flotte désormais au sommet de la mosquée.

La volonté d’une commune piétinée, un tribunal qui marche sur la décision populaire : l’affaire fait grand bruit et un vent de révolte souffle dans les montagnes. D’autant que le scandale du fils Kadhafi, Hannibal, provoque une immense colère. L’homme bat ses domestiques à Genève. Il est arrêté, malgré l’opposition musclée de ses gardes du corps, puis libéré sous caution. Furieux, Kadhafi fait ce qu’il sait faire de mieux : prendre deux Suisses en otages en les condamnant à seize mois de prison ferme pour «commerce illégal».

Croyant obtenir leur libération, le président de la Confédération va maladroitement à Tripoli faire des «excuses». Echec. Toute la Suisse, humiliée, enrage. Et grince des dents quand l’arrestation du cinéaste Roman Polanski, invité à Zurich et menotté à sa descente de l’avion, donne le sentiment que les politiques suisses, couchés, ont voulu donner des gages à la justice américaine. Kadhafi, Polanski… ratage et encore ratage !

«Un village de Gaulois»

Dans le même temps, l’initiative populaire sur les minarets recueille 113 540 signatures, assez pour imposer un référendum national ! A la base du projet, il y a l’UDC, un parti de droite, populiste, qui détient 30% de l’électorat, dispose de deux ministres sur les sept du Conseil confédéral et tétanise l’establishment politique du pays. Et au coeur de l’initiative populaire, il y a un homme peu commun, Oskar Freysinger, député dans le canton du Valais.

Aujourd’hui, on le rencontre à Berne, au Conseil confédéral, solennel bâtiment joliment encadré par les immeubles de deux banques suisses. Sur les bancs de l’assemblée, il détonne un peu avec son catogan. Le professeur en littérature allemande, 49 ans, un mètre quatre-vingt-deux, une centaine de kilos, membre de l’Association des Ecrivains serbes, se promène souvent une guitare sous le bras, conduit une vieille guimbarde ornée d’un autocollant «Free Tibet», adore la provocation, l’humour, les empoignades verbales et les phrases assassines.

Le résultat du référendum a provoqué la consternation des hommes politiques ? Il jubile : «Le peuple souverain ne pense pas comme l’élite… Ah ! Quelle tristesse !» Il n’y a que quatre minarets en Suisse : «C’est trop ! On a choisi de taper contre les minarets parce que c’était le meilleur angle d’attaque contre la loi de l’islam. Derrière, il y a le voile, la burqa, les mariages forcés, la séparation des filles et des garçons dans les piscines, toutes ces règles que l’islam veut faire passer au-dessus de nos lois !»

Oskar Freysinger peut vous parler pendant deux heures de l’essence de la Suisse, des communes, de la loi fondement de l’identité et du dernier mot qui doit rester au peuple : «Nous sommes quand même souverains, nom de Dieu !» Il se voit comme un chef de guerre, «un Suisse à la tête d’un village de Gaulois qui résiste !» Qui sont les Romains ? Non pas les musulmans mais bien les fonctionnaires de Bruxelles, cette «délégocratie» européenne qui prétend dicter son mode de pensée aux montagnards de Wangen ou d’ailleurs.

57% des Suisses ont voté comme les villageois de Wangen. En analysant les résultats, canton par canton, le constat est clair : Genève, Zurich, Bâle, Berne et Fribourg, là où les musulmans sont présents, ont voté contre l’interdiction, comme les francophones des vallées. A l’inverse, les alémaniques, les «protestants noirs» et les montagnards ont voté pour. La campagne contre la ville, la base contre l’élite, les germanophones contre les francophones : le vote sur les minarets recoupe fidèlement celui qui a abouti en 1992 à un non à l’Europe. Les motivations sont les mêmes.

Bousculée dans ses fondamentaux, la diplomatie bancaire, le secret, son indépendance farouche, la stabilité de son système, la Suisse est prise de panique et cherche désespérément à conserver son identité, la «formule magique» qui a assuré à ce pays, sans amis et sans alliances, la paix et la prospérité.

A quoi sert aujourd’hui le dogme de la neutralité, après que le rideau de fer est tombé, dans une Europe sans guerre ? «La neutralité est devenue inutile, dit Joëlle Kuntz, historienne et éditorialiste à Genève, la Suisse cherche son rôle et sa fonction. Elle ne sait plus quelle est sa mission.» La «chose» se délite, l’administration perd pied, les élites ont perdu «l’art de la concordance» et une petite guerre civile, larvée, a éclaté entre ceux qui pensent que l’avenir passe par l’intégration à l’Union européenne et les partisans acharnés du «surtout, ne changeons rien !»

Inexorablement, pourtant, la banquise fond, le socle ancien se fissure et sous les pieds s’ouvre un abîme d’inquiétude. La grande peur du lendemain. Les Suisses sont angoissés, c’est désormais à cela qu’on les reconnaît.

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur

Trusts : l’arme des fraudeurs

Le système est infiniment complexe, il a même été conçu pour perdre les gouvernements dans ses méandres. En un mot : imaginez un marchand d’art, riche de 20 milliards de dollars et désireux d’échapper à l’impôt. Il se rend chez un banquier des îles Caïmans et le déclare «trustee», c’est-à-dire mandataire, possesseur légal de tous ses biens. Lui, «ruiné», n’est plus soumis à l’impôt.

La nouvelle fondation nomme les bénéficiaires, dont lui-même, de son propre argent défiscalisé et placé en Bourse. Pour cela, il faut un trusty, un protecteur qui le surveille, des conseillers et une armée d’avocats spécialistes des finesses légales pour optimiser le placement. Cela coûte cher – hors de portée d’un petit millionnaire français, médecin, dentiste ou notable héritier – mais le titre, caché dans le coffre-fort d’une banque des Caraïbes, restera à jamais anonyme, secret.

Surtout, il a l’apparence de la légalité. Où se trouvent ces paradis ? Aux Etats-Unis, à Londres, dans les Caraïbes ou les pays du Common-wealth. Et ceux-là ne sont pas sur la liste grise de l’OCDE


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