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Sur les Routes de la Soie

Livres publié le 26/01/2008 | par Olivier Weber

De Venise au fin fond de la Chine, les routes de la Soie demeurent plus que jamais un axe mythique. Un chemin initiatique sur lequel l’Orient et l’Occident ont échangé des biens et des idées pendant des siècles. Aujourd’hui, l’esprit de cette route perdure dans les oasis et les caravansérails, dans les villes qui s’étalent de la vieille Europe à l’Asie profonde. Cet esprit d’hospitalité, de concorde, d’échange entre les hommes, et donc d’ouverture à l’Autre, se retrouve dans les paysages, dans les patrimoines, dans les trésors qui se cachent le long de la route de négoce et d’invention, d’Istanbul à Xian, de Konya à Samarcande, de Bakou à Bamyan où les bouddhas détruits semblent encore respirer de leur sagesse. Autant de messages de tolérance, autant d’oasis de la pensée. Dans ces temps troubles de civilisations en rupture, la route de la Soie – l’anti-route des croisades – plaide au contraire pour un rapprochement. Une route qui nous renvoie aussi à nos origines et à la nostalgie du nomadisme. Ce livre, qui mélange l’histoire et le temps présent, est une plongée dans le mythe en même temps qu’une invitation au voyage.


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Où commence la route de la Soie? Je me rappelle de l’étonnement d’un ami afghan quand il apprit le sens de ce voyage. Il était plus que circonspect. Pour lui, la route de la Soie n’existait plus, perdue dans les sables, dans les guerres, étiolée par les frontières dont seuls les trafiquants se jouaient. Oui, où commence-t-elle, cette route de la Soie? Et existe-t-elle encore, ailleurs que dans les esprits et les cimetières…
L’ami n’avait pas tort. Pourquoi chercher à tout prix les prémices et les caravansérails d’une voie improbable? Pourquoi remuer l’Histoire quand l’événement contemporain se révèle si sanglant? La route de la Soie pénétrait en Afghanistan, se ramifiait dans les oasis d’Asie centrale, courait comme un torrent vers les villes merveilleuses de Chine et de l’Asie extrême. Oui, qu’en reste-t-il aujourd’hui, hormis de la poussière, des ruines, des fortins inhabités?
Un rêve me hantait: remonter la piste de Marco Polo. Voir à quoi ressemble encore ces chemins où pendant des siècles l’Orient et l’Occident ont échangé des biens mais aussi des idées, où pendant des lustres les caravaniers ont colporté les bonnes paroles de l’autre. Un autre désir, tout aussi fort, me forçait à prendre la route: suivre les traces de Rûmî, le grand poète mystique du XIIIe siècle, qui a inspiré tant d’écrivains, et Goethe surtout lorsqu’il rédigea Le Divan dans un état de fièvre profonde.

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Marco Polo et Jalâloddîn Rûmî auraient pu se rencontrer sur cette route de la Soie, au hasard de leurs pérégrinations, sur la côte d’Asie mineure, en Anatolie ou au fin fonds des déserts. Né à Balkh, ou Bactres, dans l’actuelle Afghanistan, au sein d’une famille soufie, d’un père qui fut maître de cette confrérie de la tolérance, Jalâloddîn Rûmî grandit en Bactriane, fit ses humanités en Perse, et mourut en Turquie, à Konya, dans un couvent qui célèbre encore son nom chaque jour. Toute sa vie, il s’est approché du berceau de Marco Polo, de Venise, de la Porte de l’Occident, au moins par la pensée. A la mort du poète, entourés d’une troupe de vingt chanteurs excellents, des rabbins et des prêtres chrétiens vinrent célébrer ce héraut de l’oecuménisme.
Marco Polo, lui, remonte sans le savoir la sente de l’esprit libre. Il croise les fidèles de Rûmî, dort dans des caravansérails pouilleux avec des sages qui colportent la verve de Jalâloddîn l’enflammé. Dans les maisons fortifiées qui servent de refuge aux caravaniers, des fous dansent une main vers les cieux et l’autre vers la terre des hommes. Ils ahanent des phrases comme des poètes agités. Marchand de sable des esprits aiguisés et des âmes écorchées, Rûmî leur a légué sa recette, son sens de l’Autre, qu’ils vont semer tels de bons djinns passionnés sur ces routes du négoce. « Si tu le veux, mène-moi à l’ivresse, si tu le veux, mène-moi à l’anéantissement. » Rûmî et Marco Polo auraient pu se parler, échanger non pas de la soie, de l’or et des babioles en verre mais leurs savoirs. Car la connaissance, l’écriture et l’aventure composent les secrets des oeuvres des deux voyageurs, le Livre des Merveilles du Vénitien et le Livre du dedans de l’Oriental. L’un est marchand, l’autre est poète. L’un vend des tissus et étoffes, l’autre prêche la tolérance, l’amour de l’autre par l’amour de soi.

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Ce double négoce, des biens et du savoir, illustre toute la richesse de la route de la Soie. Il symbolise la rencontre des peuples, représenté par des monuments plus ou moins en ruines, restaurés au fil des siècles ou détruits par l’iconoclasme le plus fou, de Sainte-Sophie d’Istanbul aux bouddhas de Bamyan.
On cherche donc la source de cette route. Cela pourrait être la maison de Marco Polo, à Venise, la Ca’Polo que nombre de Vénitiens feignent d’ignorer, sans doute afin de mieux protéger les mystères de la Sérénissime. Pour la découvrir, il faut courber le dos dans un sotoportego, un passage quasiment souterrain, longer des murs de vieilles briques humides, éviter le rio droit devant, tourner à gaucher et buter sur une façade blanche qui ouvre sur une place lilliputienne. La maison trône au bord d’un canal, au bout du corte Seconda del Milion. Elle a été reconstruite en 1881 et s’orne d’un modeste écriteau, lavé par le temps: « Ici s’érigeait la maison de Marco Polo qui a visité les régions les plus lointaines de l’Asie et les a décrites ».
Apologie a minima pour le découvreur de l’Orient, l’explorateur des terres lointaines qui ramènera chez lui, vingt-six après son départ, des ors et de la gloire, avant de tâter de la geôle. Venise devient bien vite l’illustrissime. Elle rivalise avec Constantinople la chrétienne, la met à sac, lui dérobe ses chevaux dorés que l’on aperçoit dans la basilique Saint Marc, lui vole surtout ses fiefs, ses bastions de commerce et de troc. Marco et les siens ont ouvert la voie, poussent l’aventure plus loin, à la recherche du pays des Sères, ces mystérieux confins qui hantaient la Rome antique avant de se nommer la Chine.
La route de la Soie devient le sentier d’une histoire fabuleuse, une liaison dangereuse et passionnée entre des mondes que tout sépare. Les ambassades des uns, les caravanes des Polo et des héritiers, mais aussi les vers des autres, l’imagination débridée des saltimbanques de Rûmî, la sagesse des soufis, le verbe des conteurs vont tisser une magnifique toile d’ententes et de rapprochements. Longtemps, l’Occident s’est construit sur un horizon martial, celui des Croisades, où l’on guerroyait, nobles barons et manants sans terre, pour créer un horizon, un miroir au vieux monde. Ce miroir existe encore, a contrario, avec une soif de revanche qui perdure dans maintes contrées d’Orient, un désir de vengeance pour les humiliations passées et présentes.
Il existe cependant une route en contrepoint, qui a tout autant construit le monde occidental, celle de la route de la Soie. Nulle volonté d’un miroir belliqueux sur ce maillage de chemins, ou si peu, plutôt la célébration d’une entente longtemps gardée discrète. Savons-nous que la philosophie antique, peu à peu abandonnée par le monde chrétien après la victoire des Barbares sur Rome, est revenue sur le continent grâce aux califes de Bagdad, via l’empire des Maures? Savons-nous que la religion musulmane a connu là-bas, dans des oasis ensevelies sous les sables ou dans des villes oubliées telle Hérat, une apothéose des arts digne de la renaissance? Que les miniatures persanes ont longtemps combattu le dogme, avec des peintres et des commanditaires princiers aptes à représenter l’homme et la femme selon leurs traits propres, et jusque dans leurs amours?
Oui, Marco Polo et Rûmî auraient pu se rencontrer au détour d’une marche forcée sur cette route longue comme des siècles. Ils auraient pu chanter leur soif de curiosité et danser comme des derviches tourneurs, le mouvement fondé par le poète soufi, pour que la mémoire garde plus de traces encore de cette double épopée, celle du marchand et celle du penseur mystique. L’ami des vendeurs de soie et l’ami de Dieu auraient pu se donner la main. La route de la Soie permet aussi la célébration de leur rencontre manquée mais constamment imaginée par les hommes qui ont pris le relais, des deux côtés. Comme l’énonce le philosophe Mircea Eliade, le mythe célébré est celui de l’éternel retour. Une fuite du temps pour mieux le convoquer. Un mélange des genres pour engendrer non pas une pensée hybride mais une double pensée, une rencontre. Telle est sans doute la meilleure définition de ce chemin initiatique et mercantile: la philosophie du rendez-vous, l’émergence d’un esprit vagabond.

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La Porte de la Soie

Avec ses caravansérails cachés et ses couvents de soufis, Istanbul mérite autant que Venise le surnom de Porte de la Soie. Si elle a longtemps rivalisé avec la Sérénissime, la Sublime veut encore symboliser cette tentation de l’Orient. Ici non pas commence mais renaît la route de la Soie. Ce perpétuel recommencement, Istanbul l’expérimente depuis une dizaine d’années. Quand les islamistes de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) ont brigué la mairie d’Istanbul, dans les années 90, leurs meilleurs porte-parole étaient des midinettes maquillées dont l’apparence n’avait rien de fondamentaliste. Elles évoquaient sagement dans les immeubles, les rues et les cafés, les cousins de la Turquie, ces frères perdus des steppes, d’Asie centrale, d’Azerbaïdjan ou du Kazakhstan, comme si l’ancien empire ottoman se devait de revendiquer ses racines. La chute de l’empire soviétique permettait de lever le voile sur ces royaumes oubliés, ces noms aux parfums d’Orient, Boukhara, Samarcande, Bakou, des villes mythiques si proches, si lointaines.
La fraternité turcophone se découvrait d’autres terres, en friche, où l’on se comprenait si bien. Le rêve de ce panturquisme a fait long feu. Mais dans les rues d’Istanbul, les venelles d’Aksaray, les placettes de Haseki, traînent encore les héritiers de cette aventure. Marchands kazakhs aux épais manteaux, commerçants kirghizes aux yeux bridés, bonimenteurs débarquant de la Caspienne avec des appétits de conquérants, voyageurs en pelisse qui semblent surgir d’une caravane antique… On croirait entendre le murmure des portes des routes de la Soie, le chant de Saadi au XIIe siècle, « Chamelier! retiens la litière! ne pousse point ta caravane! », ou le cri de Manoutcheri au Xe siècle, « Le chef de caravane a quitté la station/ On a fait le premier battement de timbale/ Et les chameliers attachent la litière/ La prière du soir est proche, la nuit tombe ».
Istanbul, pour les peuples de la route de la Soie, représente aussi cela, une perle du négoce, un aboutissement de la longue marche, une fenêtre ouverte sur le monde, vieux et nouveau.

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Sur le pont de Galata qui s’arc-boute sur la Corne d’or, Yigit Bener devise sur les soubresauts de l’ancien empire ottoman, sur ce regard tourné vers son Orient. Romancier et traducteur, Bener a choisi de vivre sur la rive asiatique, où il retourne le soir en lançant, comme nombre de Stambouliotes de l’autre rive: « Je vais en Asie! » Sur le pont, au-dessus du café ancré dans les arches de l’ouvrage, les pêcheurs traquent le goujon tandis qu’une foule de mouettes guette les généreux offrant du pain au vent du Bosphore et de la Corne d’or. Longtemps, l’écrivain a combattu les islamistes au pouvoir et le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, qui fut pendant plusieurs années maire d’Istanbul. Il se gaussait des procès lancés par les fondamentalistes, il fustigeait les tentatives du maire pour interdire les cafés de Beyoglu, s’amusait du tollé provoqué par de tels dérapages. Aujourd’hui, Yigit Bener est plus circonspect. Ces islamistes, dit-il, visent non pas la théocratie mais un modèle islamo-démocrate similaire à la démocratie-chrétienne en Allemagne. Hier farouche républicain, le voilà non pas partisan d’Erdogan, qu’il voit de temps à autre, mais du moins à l’écoute de ses thèses. La dérive vers l’islam n’est qu’un retour aux sources, plaide-t-il, une manière de catalyser les frustrations, d’endiguer les périls inhérents à une modernisation forcée. Cette plongée vers les racines serait un pis-aller, une garantie de maintenir à flots la démocratie, malmenée par un Orient de voisinage trouble, quelques désordres à la maison, une rébellion kurde, des islamistes beaucoup plus fondamentalistes qui attendraient leur heure…
Sur cette Corne d’or qui sépara l’ancien quartier franc, Pera, de Topkapi et du quartier des sultans, Yigit Bener se demande aussi ce qui pourra surgir de ce curieux mélange, unique sur la route de la Soie, fait de modernité, de tradition ottomane, de raffinement stambouliote, de tolérance envers l’autre, depuis la chute de Constantinople aux mains de Mehmet II, le sultan victorieux, qui avait moins de 21 ans, en l’an 1453. Un cosmopolitisme à la turc qui renvoie à l’esprit d’Alexandrie. Longtemps, sur ces rives, cohabitèrent les religieux, les minorités, les peuples d’Orient sous la protection du sultan, même si le statut de la dhimmitude réservait aux non croyants un statut de citoyen de seconde zone. A l’autre bout de la Corne d’or, en face, par-delà la rive asiatique et les plateaux d’Anatolie, s’étalent les anciennes satrapies, les prochaines étapes de la Route de la Soie, soumises elles aussi à ce dilemme: comment conserver ses racines dans un tel malstrom de modernité et un décor de conflit…


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