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Syrie: les déjà morts

publié le 20/03/2014 par Jean-Paul Mari

Comment un jeune homme, souriant, pacifique, sportif, amateur de foot et de chansons devient-il un combattant endurci au regard éteint qui pense à la mort comme une délivrance, un objectif, un accomplissement ? C’est simple. Il suffit qu’il soit né à Homs, en Syrie. La métamorphose aura pris deux ans environ. Mars 2011, le temps des premières manifestations contre le régime d’Assad.

C’est le temps des discours, des discussions enflammées entre copains du quartier, des chansons et des tambours, de la jeunesse et de la vie qui bouillonne. Certes, on parle de mort, mais on ne l’est pas encore. L’été est là. On jette des pierres, eux, des gaz lacrymogènes. Des humains en colère se veulent « pacifistes » et leurs banderoles posent des questions des slogans raisonnables : « Armée-Peuple…pourquoi s’entretuer ? »

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À leur tête, il y a Basset. Un beau gosse, gardien de foot sacré deuxième meilleur goal d’Asie. « Basset, on t’aime ! » chante son quartier. Il conduit les manifestations, on le recherche et des soldats tirent sur sa famille. La révolte gagne tout Homs, les militaires tirent pour tuer, les milices et les services secrets arrêtent et torturent. Basset et ses amis découvrent les massacres, l’hôpital et la mosquée transformée en abattoir. La naïveté s’en va avec l’hiver qui vient.

Les jeunes combattants hésitent encore à mourir. Scène formidable la nuit dans une voiture où les quatre copains s’interrogent longuement pour savoir s’ils vont ou non foncer sous les tirs qui cisaillent l’obscurité : « Je croyais qu’on n’avait pas peur de la mort ? Allez ! Démarre ! », dit l’un d’eux. Quatre février 2012, l’an neuf sent la charogne. Un bombardement au mortier tue 200 personnes, beaucoup de vieillards et d’enfants. Assad massacre son peuple. Finies les chansons. C’est la fin du rêve d’une révolution pacifique. Oussama, l’ami de Basset, s’accroche à sa caméra, à l’heure où l’on croit qu’il suffit de dénoncer la barbarie pour qu’elle cesse.

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Les explosions, les obus, les flammes, les ruines, Homs
se délite comme une ville de sable sous l’averse. Ousama le pacifiste est blessé et il crache du sang. Basset, chef de guerre, chante désormais en caressant sa kalachnikov : « Mon fusil adoré, mon fidèle compagnon ». Les anciens gamins du quartier ne parlent plus que stratégie, défense, meurtrières et calibres. Les regards ont changé. Le monde extérieur n’existe plus. Sinon par l’apparition éclair de six observateurs de l’ONU qui écarquillent les yeux et repartent.

Silence sur la ville. On n’a plus de nouvelles de Basset, sur le front depuis deux mois. Il est blessé au pied. Ses copains gisent sur le trottoir, en jean et baskets sanglants. « Le garçon qui m’a servi le thé vient de mourir », dit une voix. Ousama ne quitte plus la mosquée. Ne reste que Dieu. Sur le chemin de l’hôpital, Ousama disparaît, pris par les tortionnaires. Dieu lui-même n’est pas très utile. Mars 2012, juin 2012, le printemps n’a aucun sens. On veut enterrer un « martyr » mais des tirs de sniper éclatent. On fuit en portant le linceul blanc, avant de revenir dès l’accalmie, pour finir creuser la tombe. Mourir pour enterrer un mort, quelle ironie.

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L’été est passé. Voilà, c’est fait. Tout le monde est blessé, mort ou traumatisé. Et les autres ne sont déjà plus là. C’est Basset qui le constate : « Les cœurs des soldats sont morts. » On le trouve à son poste, entre les gravats, l’arme à la main, le regard ailleurs. Il dit : « Je veux mourir en martyr. J’ai perdu tous mes amis proches. Je n’en peux plus. » À ce stade, on se tire une balle dans la bouche ou on se dresse face au sniper. Ou bien on continue. Pour devenir un vrai soldat. Efficace et sans peur. Un déjà-mort. Sans passé et sans avenir.

Basset va continuer, cherchant en vain à ouvrir une route d’approvisionnement pour les dernières familles, lançant une offensive qui se brise face au mur d’acier de l’armée, quittant Homs pour chercher de l’aide, y revenant par un tunnel, se faisant encore blessé. Il faut cette explosion, son pied à moitié arraché, le choc de la blessure, des yeux vitreux et un début de délire pour lui arracher une dernière plainte d’enfant : « Mes amis…ne gaspillez pas le sang des martyrs ! » On a mal pour lui, on a mal pour Homs, on a mal pour la Syrie.


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