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Syrte : la dernière bataille.

publié le 19/10/2011 | par Jean-Paul Mari

Les rebelles ont pris le fief de Kadhafi en tenailles. Mais cinq mille fidèles à l’ancien régime se battent dos au mur. Dans Syrte, condamnée à tomber, la population n’a plus qu’une obsession : fuir. Reportage


Il fait un noir d’encre. Les rayons de la lune ne filtrent pas dans les souterrains du bunker militaire. Pas de lumière, l’électricité vient de tomber en panne. Dans l’obscurité, le Commandant Salahedine Badi grogne un ordre, un aide de camp lui tend une torche électrique et il étale une immense carte en papier sur la table. Un schéma compliqué, crayonné à la main et tenu à jour, surchargé de chiffres et d’annotations en arabe : le plan de bataille de Syrte. Il dessine un T majuscule.

Au Nord, la barre horizontale illustre la frontière maritime, la côte, les plages, la Méditerranée. A l’Ouest, les ex-rebelles, devenus les forces combattantes du Conseil National de Transition, ont lancé une grande offensive à partir de la ville de Misrata, voilà deux semaines. De l’autre côté, venus de l’Est, leurs troupes d’assaut ont réussi à prendre le port avant de buter sur le cœur de la Médina. Au Sud, une colonne a fait sauter une à une les villes-bouchons fidèles à Kadhafi qui empêchaient la progression, et percé jusqu’à l’aéroport avant de s’arrêter le long de l’autoroute qui borde la cité. Les yeux brillants, le Commandant écrase son poing au centre des trois branches du T, la ville assiégée : « Nous tenons Syrte en tenaille. Ils ne peuvent plus nous échapper. »

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Hier, les forces de Kadhafi encerclaient Misrata, aujourd’hui, les rebelles, forts de 9000 hommes et de 1500 pick-up, cernent leur fief, Syrte. Juste revers de l’histoire. Voilà vingt ans que le Commandant attendait ce moment. Il porte encore sa combinaison d’ancien pilote de chasse sur Mirage 2000. En 1990, il avait démissionné pour ne plus servir le régime de Mouammar Kadhafi. Dès les premiers signes de la révolte, il a enfilé son gilet de combat, coiffé son foulard à carreaux noir et blanc de bédouin et pris la tête de la défense de Misrata.

La ville a enduré six mois de siège, les tanks, les hélicoptères de combat, les roquettes Grad et l’artillerie lourde qui ont pilonné la cité encerclée. Quinze mille hommes, civils en armes, transformés en combattants du désespoir, mille quatre cents morts, près de dix pour cent de pertes, un ennemi qui progresse en écrasant tout sur son passage, une ville- martyr qui brule, s’effondre par pans entiers mais tient bon. La ville et les hommes de Misrata en portent encore la trace, sur le visage des hommes blessés, le corps des invalides ou dans les yeux durs de ces adolescents vieillis avant l’âge. Les survivants racontent que les femmes saluaient la mort des jeunes par les you-you de mariages, façon de célébrer leurs premières noces avec la mort.

« La meilleure chose que Dieu peut nous envoyer, c’est l’oubli », dit le Commandant Salahedine, « si on se rappelait de tout, on deviendrait fou ! » Une fois la ville libérée, les combattants aguerris de Misrata n’ont pourtant rien oublié. Ses Katibas deviennent la première force du pays, remontent vers l’ouest, font tomber en trois jours Zliten et tous les bastions loyalistes de la côte, débarquent par bateau un millier d’hommes dans le port de Tripoli et foncent droit sur Bab Al Aziziya, la résidence de Kadhafi, traquer le « Diable dans sa grotte ». Le tyran a fui, la capitale est tombée, il est temps de faire volte-face pour s’attaquer à son fief, une ville-bastion peuplée de 70 000 habitants et devenue le refuge des éléments les plus durs du régime : Syrte.

A vingt-cinq kilomètres de Misrata, des colonnes de fumée noire s’élèvent de la première ville rencontrée. Thawarga, autrefois trente mille habitants, est devenue une ville-fantôme. Plus aucun humain dans ses rues désertes, des chèvres, des ânes et quelques vaches qui errent à l’abandon, un mouton mort de soif couché sur le tapis du salon d’une villa…la mort et la désolation. Sur le fronton des maisons pillées, des inscriptions : « esclaves », « negros ».

Thawarga a toujours été une cité maudite. C’est ici qu’on regroupait les esclaves arrachés à l’Afrique tropicale, ici que leurs descendants à la peau noire se sont sédentarisés, immigrés de l’intérieur fournissant à Misrata son cortège d’éboueurs et de domestiques, ici aussi et surtout que les hommes de Kadhafi ont manipulé et recruté leurs hommes de main. Une bataille de six mois, les histoires d’exactions des mercenaires africains et le profond racisme des Libyens contre tous les hommes à peau noire ont fait le reste. Sur la route à l’entrée de la ville, la Katiba de Misrata a inscrit son objectif, – « Epurer la ville de ses esclaves à la peau noire ! » – et les rebelles ont planté un panneau clamant le nouveau nom de la ville : « Nouveau Misrata. » Thawarga a trahi, Thawarga n’existe plus.

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On roule. Le vent charge l’air de sable et d’électricité. Il vient du désert, peut souffler plusieurs semaines d’affilée et balaie six cent kilomètres de côte. Si fort que les arbres poussent inclinés à quarante-cinq degrés vers la mer. Si violent qu’il a fait basculer le talus du chemin de fer en construction depuis vingt ans et jamais terminé. Le vent du désert rend fou. Encore quelques murs, marqués d’une grande éclaboussure de métal, comme un crachat du ciel. Et l’hôpital, qui attend sa livraison. Des tentes, du matériel froid et métallique, des blouses bleues et des lits vides. Il est trop tôt. Aux premières heures de l’après-midi, des ambulances déposeront leur lot d’hommes hurlants et de pantins cassés et les gros hélicoptères russes aux gueules de scarabée les emporteront vers les hôpitaux de Misrata.

Encore quelques check-point, méfiants et tendus, et voilà « Talatine », un poste à la limite du front. L’heure est à l’embouteillage. Une centaine de pick-up attendent le départ, rangés en désordre. Mitrailleuses lourdes antiaériennesde 12,7 mm, bi-tubes de 23 mm, canons antichars de 106 mm, multi-lance roquettes Grad, toute une forêt de tubes métalliques prêt à cracher le feu. Dans leurs véhicules, des rebelles attendent, mi-soldats, mi-bédouins, certains en tenue militaire, en gilet de combat, sans casque, d’autres en jean et casquette, en chèche et savates. Il fait 43 degrés et le sol est tapissé de douilles brûlantes. « Talatine » est un capharnaüm où les hommes et le matériel s’entassent, les uns, épuisés, dorment entre les caisses de munitions ouvertes, les autres fument, avalent un café, grimpent à leur poste de serveur de mitrailleuse lourde et les testent avec volupté en criblant les dunes dans un bruit d’enfer.

Assis sur un tapis, Ali a l’air sonné. Il a vingt neuf ans, une petite barbe d’islamiste, toutes les dents de devant cassées et une grande cicatrice lui laboure le crâne. Ali Djamal était conducteur de camions de containers à Misrata. Aux premières heures de la révolte, il s’est fait prendre par des hommes en Kalachnikov, des « noirs de Thawarga » et transférer à Syrte puis à Tripoli dans la sinistre prison d’Abou Salim. Le 10 mars dernier, un homme jeune, en grand uniforme, passe, l’air glacé :
-« Tu me reconnais ? »
– « Non, monsieur… »
– « Je suis Hannibal, le fils de l’Aigle » Et le fils de Kadhafi se tourne vers les bourreaux : « Faites en ce que vous voulez.. »

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Ali est terrorisé. Il a raison. Quarante cinq détenus dans une cellule de douze mètres carrés, un demi-litre d’eau pour quatre dans la fournaise de l’été, les coups de poings, de pieds, de crosse de kalachnikov dans la bouche et sur la tête. Quand les gardiens le font sortir, c’est pour le torturer. Coups de câble, chocs électriques à répétition, viols avec un bâton…« J’ai vu plusieurs prisonniers mourir pendant les séances », dit Ali en mettant la main devant sa bouche pour cacher la bouillie de ses dents. On lui demande d’aboyer comme un chien, d’avouer, d’indiquer où sont cachés les autres « rats » et on l’abandonne des heures, à moitié évanoui, contraint de serrer une grenade dégoupillée entre ses dents. Six mois de calvaire. Un jour, l’Otan frappe et les portes de la prison s’effondrent. A peine remis, l’ancien conducteur de poids-lourd rejoint les rebelles sur le front, s’engage dans la « Brigade du léopard », apprend à manier une mitrailleuse lourde de 14,5 mm et campe aux pieds de son pick-up, éternel volontaire pour le combat. Vengeance !

A côté d’Ali, « Moody » a l’air d’un lycéen échappé d’un club de skate-board. Il a dix-neuf ans, en paraît à peine seize, affiche un sourire insolent et parle un superbe anglais avec l’accent écossais. Surnommé « Moody », pour sa bonne humeur, le gamin de bonne famille revient d’un an d’études à Glasgow. Etudiant brillant, il a refait ses classes à la guerre, appris à manier une Kalachnikov, une mitrailleuse anti-aérienne et s’est vu rapidement confier un canon bi-tubes. Sa spécialité, dénicher à coups d’obus précis les snipers planqués dans les immeubles. Moody sourit toujours, surtout quand il vous fait faire le tour de la dizaine de pick-up de sa Katiba et montre l’énorme panier de roquettes, démonté sur un hélicoptère abattu, fixé sur un 4X4 et télécommandé par un tableau bleu à boutons. Puis il met le doigt sur sa bouche – « Chut ! »- soulève une bâche et dévoile son jouet préféré, un fusil russe Dragunov de tireur d’élite trouvé sur le corps d’un « mercenaire mauritanien ». Son dernier jouet : « Les autres voudraient tous me le voler », et il rit. Un gosse.

C’est l’heure. Les moteurs sont en marche, les pick-up démarrent en trombe aux cris d’ « Allah Akbar ! » la progression a des allures de cavalcade dans le désert aux temps de Moktar le rebelle. La noria fonce sur Syrte. Des chevaux légers qui remontent le long des grands champs bordant la ville, passent un grand rond- point, piquent vers le front de mer et tirent en roulant. On cherche en vain l’ordre de bataille. Les hommes s’accrochent au parapet des plateformes, les pick-up virevoltent, frappent, s’enfoncent dans une rue, une place, un terrain vague, font volte-face, et frappent encore. En face, la défense est bien assurée.

Dans les maisons basses, des tireurs embusqués, leur RPG sur l’épaule, tirent leur roquette et saute d’une villa à l’autre. Ils sont couverts par des snipers, des tireurs d’élite professionnels de la Brigade « Saadi », la plus forte de l’armée, postés sur les hauteurs des grands immeubles en retrait. Une balle en pleine tête ou à hauteur du cœur, jusqu’à huit cent mètres de distance : leurs fusils Dragunov font des ravages. Pour compléter le tableau, des mortiers de 40 mm, postés derrière les lignes, arrosent tout ce qui bouge dans les parages. Olivier Sarbil, caméraman français, en a fait l’amère expérience. Il s’était avancé à découvert sur le front de mer. Il était cinq heures de l’après-midi, la lumière était bonne. Repéré. Un obus de mortier l’a criblé d’éclats des pieds à la tête.

La chevauchée des pick-up va durer toute la journée. Elle n’est pas sans efficacité, les rebelles progressent, et puis, juste avant la nuit… tout le monde se retire ! Personne ne tient le terrain. Du coup, à la faveur de l’obscurité, les Kadhafistes reprennent le terrain perdu. Et tout est à recommencer le lendemain. Absurde ? « Pas du tout », balaie le commandant Salahedine, « c’est notre façon de frapper, à l’improviste, de tester leur résistance. »

Après deux cent morts et des centaines de blessés, il est temps de tirer la leçon des combats. Le commandant pointe le plan de la ville de Syrte, divisée en trois secteurs : « A l’Ouest, le secteur n°2, peuplé de gens originaires de Beni Walid, fidèles à Kadhafi. Renforcés par tous les criminels de Thawarga et les mercenaires africains en fuite. Convaincus qu’on va les égorger. N’ont plus rien à perdre. » Il montre la vieille médina : « Secteur N°1. Habités par des gens de Misrata, les nôtres. » Son doigt se déplace à l’Est : « Secteur N°3. Les familles venues de Tarhuna. Opinion mitigée. » Conclusion : attaquer le bastion de l’Ouest était une mauvaise idée. Le combat continuera, bien sûr, histoire de fixer les forces ennemies, mais l’effort principal se fera désormais par l’Est et le Sud.

Le Commandant replie sa carte, fait ses ablutions, s’incline pour la prière du soir et reprend la route du front, son nouvel ordre de bataille sous le bras.
Il sait que le temps joue en sa faveur. Dans Syrte assiégée, tout manque, l’eau, l’électricité, le téléphone, la nourriture et les médicaments. Les milliers de civils qui s’enfuient décrivent des hôpitaux où les blessés meurent à cause du manque d’oxygène et de carburant. Les loyalistes se battent au milieu de la population en l’utilisant comme bouclier humain.

Aux obus des rebelles s’ajoutent les bombardements de l’Otan qui ont rasé un immeuble de six cents appartements en un seul raid. « Les hommes de Kadhafi ne mangent que du pain et manquent de minutions » a confirmé un officier capturé. Cinq mille combattants à court de munitions et sans issue de sortie, une population affamée, assommée par un déluge de fer et de feu, le cœur de la médina prête à se soulever…la situation de Syrte est désespérée. La chute du fief de Kadhafi n’est plus qu’une question de temps. Et de sang.
Jean-Paul Mari

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T/ Le Touareg-land de Kadhafi

« Khadafi n’est pas à Syrte. Seul, son fils Muatassem dirige les combats », affirme cet officier supérieur rebelle. Sans attendre la dernière bataille, voilà longtemps que le raïs a pris la route du grand sud. Selon le CNT, il serait à Ghadamès près de la frontière. Notre homme n’y croit pas. « Je connais bien la région. Il est ici, à l’extrême sud-ouest du pays, dans la région de Ghat, à 1340 kilomètres de Tripoli, hors de portée des raids de l’Otan, à trente kilomètres de la frontière algérienne et tout proche du Niger et du Tchad. » C’est par là que sa famille s’est enfuie en Algérie. De l’autre côté, il y a l’oasis de Djanet où Aïcha, la fille de Kadhafi est née. A Ghat, le gouverneur s’appelle Hussein Kuni, dit « Hussein le touareg », un fidèle de toujours du raïs. Ils ont été ensemble à l’école et Kadhafi l’a nommé ambassadeur au Niger. Kadhafi a toujours aidé les Touaregs et obtenu leur soutien. Pour refuge, le dictateur déchu peut compter sur des milliers de kilomètres carrés de désert et des frontières à portée de main. « Voilà longtemps qu’il a mis une fortune à l’abri au Niger et enterré de l’or au creux des dunes. Il a une petite armée là-bas, et des populations touarègues prêtes à l’accueillir. Il est en sécurité. » Et à quoi peut rêver un tyran perdu dans les sables ? « Il veut fédérer la partie désertique du Sud de la Libye et de l’Algérie, l’extrême nord du Mali, du Niger et de la Mauritanie, créer un gouvernement avec drapeau et armée. Bref, fonder un Touareg-land. Cela vous étonne ? Vous savez, Mouammar Kadhafi ne changera jamais !»
J-P M


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