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Témoignage sur une guerre propre

publié le 17/02/2007 | par Jean-Paul Mari

Moins de cent cinquante morts dans les rangs des coalisés: divine surprise. Mais en face? Retour d’Arabie saoudite et du Koweït, notre envoyé spécial se souvient des vraies couleurs de la guerre, celles de l’apocalypse


Je me rappelle les bombardements massifs sur les lignes irakiennes au Koweït, ces longues nuits de veille assis sur le sable du désert d’Arabie, à regarder l’enfer prendre ses quartiers à quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière. Le sol grondait sous nous. Un interminable roulement, comme une locomotive qui vous passerait sous le ventre, trente secondes d’horreur pure, dont on ne percevait que l’écho. Là, tout proche, il y avait des Irakiens, des hommes terrés le nez dans le sable, occupés à crever de froid, de faim, de soif et, surtout, de peur. Le sol grondait sous nous et c’est eux qui mouraient, comme des fourmis que l’on arrose du ciel à grandes volées de bombes insecticides.
Le jour, au poste frontière, on s’asseyait pour prendre le thé avec un officier égyptien responsable de la zone. On mettait une petite table au milieu de la route. Et on regardait passer dans le ciel bleu le rateau à quatre branches des B-52, les traînées argentées des quatre réacteurs. Ils jetaient leur trente tonnes d’acier et repartaient, inaccessibles, indifférents, glacés. On se regardait, figés. Avec une sorte de nausée. Là-bas, le désert montait au ciel. «Carpet bombing», bombardement en tapis. Les hommes étaient traités comme de la moquette sale.
Je me rappelle ces nuits où c’est tout l’horizon qui brûlait. Il y avait toujours le grondement mais aussi ce gigantesque éclair que l’on voyait à quarante kilomètres. Un Américain était venu avertir les officiers égyptiens. Il disait qu’il ne fallait pas s’inquiéter si, ce soir, ils avaient l’impression de voir exploser des «bombes atomiques»: ce n’était que des bombes fuel-air, de gigantesques masses de gaz projetées dans le ciel, qui brûlaient tout, avalaient l’oxygène sur des kilomètres carrés, asphyxiaient d’un coup les soldats-insectes enterrés dans leurs trous d’hommes.
Je me rappelle cette entreprise méthodique d’extermination. Elle a duré plus d’un mois. Plus de trente nuits. Nous, on regardait et on tremblait. Et les autres là-bas, les Irakiens des premières lignes? Est-ce qu’ils avaient encore la force de prier? Je me rappelle ces prisonniers, plus tard, dans leurs tranchées du Koweït, près de Mina al-Ahmadi. On les retrouvait enterrés dans des boyaux, cachés dans des orifices d’égouts, entassés dans des tubes d’évacuation d’eau, sous l’autoroute, dans les fossés. On les traquait comme on débusque de gros rats. Ils transpiraient, malgré le froid. Je me rappelle celui-ci, le regard à la dérive, la bave autour de la bouche, les lèvres qui tremblaient sans arrêt. Et sa respiration, trop forte, sifflante, comme un asthmatique qui cherche à gagner la surface du monde. Il tremblait comme un enfant pris en faute. Quelqu’un lui a dit:«C’est fini. Calmez-vous. On ne vous fera pas de mal.» L’autre a bafouillé: «Merci, merci…» Comment pouvait-on lui dire que tout cela était fini?
Il y avait des gosses aux uniformes trop grands, des quinquagénaires au ventre mou, des vieillards aux cheveux blancs, des anciens combattants de la guerre Iran-Irak, couturés de cicatrices, habités par d’anciennes douleurs, de vieilles peurs. Et tous disaient qu’ils étaient seuls. Leurs officiers étaient partis. On les avait laissés là pour se faire écraser. C’était fait. Ils étaient pantelants. L’ennemi, ça? De la chair à canon hors d’usage. Une horde de corps et d’esprits en morceaux. Sacrifiés par Saddam Hussein, écrasés par les forces alliées, perdus d’avance.
Je me rappelle le chaos de cette vallée des morts, au nord de Koweït-ville, ce millier de véhicules écrabouillés par les bombes à fragmentation, carbonisés par l’incendie qui avait couru. Une formidable débandade. Je me rappelle que le pied butait contre des morceaux d’hommes, gros comme un ballon de football, et qu’il y avait des corps qui semblaient dormir, d’autres décapités, d’autres sans jambes, tout petits, et d’autres immenses, intacts, avec leur yeux entrouverts sous un crâne crevé. Je me rappelle ce silence, le ciel noir de fumée, ces moteurs de voitures qui tournaient encore au ralenti, les feux de position allumés, ces ombres grotesques, convulsionnées qui tendaient vers vous leurs doigts noirs, cette sensation de fin du monde et surtout, partout, l’odeur de la mort qui flottait. Pourquoi écraser une armée en fuite vers son pays? Bagdad parlait de «retrait»; Washington de «retraite» : cela fait beaucoup d’horreur pour une simple nuance.
Je me rappelle aussi les morgues de Koweït, de ces corps que l’on amenait à l’aube, à la lueur des torches électriques. Je me rappelle cette pestilence, ces victimes mutilées, les photos des femmes garrottées avec des chaînes, les tortures et les atrocités. Et cette Koweïtienne en abbaya de soie noire qui tournait comme un épouvantail en plein vent, perdue dans son appartement vide d’hommes. Je me rappelle les prénoms, Fouad, Ahmed, Ali, Mohamed; de son fils cadet, de son fils aîné, de son mari et du mari de sa fille, tous disparus.
Je me rappelle la barbarie, les officiers de la police secrète irakienne déjà loin, en fuite, impunis, et les autres, simples soldats oubliés, réservistes enrôlés de force, paysans kurdes, ouvriers des faubourgs de Bagdad, pris de court par la vitesse de l’exode, à la traîne, arrêtés ou lynchés par les fils ou les pères des victimes. Je me rappelle que la «victoire» laissait un goût de cendres dans la gorge, qu’on avait l’impression étrange que les victimes irakiennes ou koweïtiennes appartenaient toujours au même monde, celui des pauvres et des simples, et que la machine de guerre n’avait ni le temps ni l’envie de faire la différence entre les bons et les méchants.
Je me rappelle les couleurs sales d’une guerre propre. Je me rappelle quelque chose qui ressemble à un énorme gâchis humain.

J.-P. M.


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