Témoignages : le désespoir des jeunes Algériens
Yaakoub qui rêve de s’enfuir en France, DAK le rappeur, Saul le Tiktoker emprisonné, les Algériens pleurent leurs rêves évaporés et leur jeunesse volée par un pouvoir oligarchique, dur et fossilisé. Témoignages en direct d’Alger

Yaakoub, chauffeur, 30 ans, l’exilé repris
Yaakoub Agrippé d’une main au volant de son mini-camion Herbine, balançant de l’autre sa cigarette entre ses lèvres et la fenêtre, Yaakoub tire une longue taffe avant d’expirer : « La mer, je ne pouvais pas. Ce n’est pas que j’ai peur de la mort, mais — ne va pas rire ! — je ne sais pas nager. Je ne me voyais pas mourir sans me battre ! J’ai pris l’avion pour la Turquie, là-bas le visa est plus facile. Mon voyage s’est arrêté à la frontière Schengen, en Croatie ; c’est là qu’on m’a arrêté. J’ai passé huit mois dans un centre de détention pour immigrés clandestins. Je n’en pouvais plus, j’ai demandé à rentrer au pays. Ça te fout la honte de ta vie d’être ramené par avion, menottes aux poignets et escorte policière. Quand ton rêve était de n’y remettre les pieds qu’au volant d’une Mercedes ou d’un gros 4×4, rien que pour faire crever d’envie les mégères du quartier… Mais c’est comme ça, ça pouvait durer des années cette détention, comme c’était le cas pour des codétenus.
Ça fout les boules de se dire : je vais rester là des années sans jugement, en espérant un miracle. Tu vois, la prison là-bas, c’est pas comme ici, comparativement c’est le luxe. Mais tu ne peux pas rester quand t’as marché des centaines de kilomètres, pendant des semaines, dans la nuit et dans le froid, que de jour tu t’es caché comme un rat, que t’as crevé de faim au point de manger, comme un animal, des racines d’herbes en te disant, la rage au ventre : « Je vais survivre, je vais y arriver… » L’Italie puis la France. Oui, la France !»
D’un coup de volant, sous les klaxons en furie et les insultes des chauffeurs qui le dépassent, il se rabat sur la voie d’urgence et s’arrête. Sa tête s’effondre sur le volant en sanglots. Les larmes lui coulent sur les joues, il revoit sa vie. La gorge serrée, il étouffe des gémissements qui voudraient trahir sa douleur enfouie, puis, relevant la tête, le regard noir profond perçant l’étendue devant lui, il enclenche la vitesse et me lance : « Frère, il nous faut vivre, il nous faut avancer. On n’a pas le droit de nous effondrer. On leur fera pas ce cadeau ! »
DAK, 27 ans, le rappeur rebelle
« Tellement j’ai grandi, je pleure sans bruit. Mon cœur ne ressent plus, il n’a plus de sentiments… mon dos est plein de coups, on m’a dit que j’étais fou, j’étais comme toi à l’avenir flou… » Ces paroles sont de DAK, un rappeur bônois (de la ville d’Annaba, Bône du temps des Français, Hippone du temps des Romains), qui s’est vu propulsé sur la scène mondiale au lendemain de son arrestation. Une nouvelle qui a suscité une rapide mobilisation des jeunes de sa ville sur les réseaux sociaux, d’une intensité si forte que ses chansons se sont répandues comme une traînée de poudre dans tout le pays, accompagnées d’un élan de solidarité.
Ses mots grossiers, monnaie courante chez les rappeurs, défient l’État et une société ratatinée dans ses vieux dogmes. La chanson qui avait lancé les forces de sécurité à ses trousses chargeait le président et les généraux : « Que veux-tu que je te dise, Monsieur le président ? Vous êtes une mafia qui surpasse la mafia italienne… une bande qui a braqué une autre bande ! » « Free_DAK » est tagué sur tous les murs de la ville de Saint-Augustin. Les rapports de sécurité tirent la sonnette d’alarme : le risque de déflagration est grand. Il est relâché après une semaine de détention et mis sous contrôle judiciaire. La joie des jeunes est immense. Ils viennent de remporter une bataille, de haute lutte, contre un système policier des plus féroces.
Saul, 20 ans, le Tiktokeur emprisonné
Saul, est cet autre TikTokeur qui s’était vu jeté en prison pour avoir parodié des politiques pendant la campagne présidentielle. Une vraie tête de chérubin qui jette l’effroi à le savoir derrière les barreaux. Les jeunes s’y identifient. Leurs aînés aussi : il leur rappelle leur jeunesse volée, leurs rêves évaporés.
L’État a acheté à la Chine des programmes de surveillance électronique à coup de centaines de millions de dollars, tentant par tous les moyens de rattraper son retard cybernétique. En vain ! Les programmes mêmes de ses chaînes de télévision ont cet aspect ringard de vieux long-métrages recolorisés. Sous le regard blasé des plus jeunes, le ballet incessant des officiels à la télé a des allures de cérémonies d’Ehpad. Mais que peut donc comprendre un gérontocrate au rap, au hip-hop ou à la création digitale ? Dans ces nouvelles guerres 5GW (guerres de cinquième génération), être jeune est pour une fois un avantage. Les jeunes le savent. Le pouvoir aussi. La guerre au Proche-Orient, leur solidarité inconditionnelle aux Palestiniens les acculent à l’attente… sans pour autant submerger leur révolte.
Le pouvoir oligarchique demeure sourd et aveugle. Cloîtré dans son autisme systémique : « La révolte est l’œuvre de l’étranger. Des traîtres au service des forces du mal… L’Algérie avant tout ! » Comme si un pays avait jamais existé sans son peuple. A à la veille des dernières élections, le ministre de la Communication n’a pas hésité à déclarer à la télévision : « Le taux de participation ne compte pas »…
Cet article, écrit par un Algérien, n’est pas signé pour des raisons de sécurité