Timor : la haine, la peur, les cendres
1.- Rencontre sur la route de Manatuto.
Voilà une heure déjà qu’on a quitté Dili, la capitale, et la peur nous prend. Quel silence ! Pourquoi ne roule-t-on que sur des cendres ? Où sont les hommes, les femmes, les gosses, les animaux dans les champs, les chiens qui aboient dans les villages, les oiseaux dans les arbres ? Où est la vie ?
La poignée de véhicules des Nations unies qui explore la côte nord avec précaution cherche mais ne trouve rien. Sinon des plantations noircies sur une terre ocre, déjà brûlée par la sécheresse, une plaine douce mais des rizières vides, semées de cadavres de buffles gonflés avec un gros trou derrière leurs larges cornes ; et des villages déserts, suite de fermes, de paillotes et de maisons consumées, amas de toits de tôle noircie jetés au sol et de tas de parpaings défaits. Dans un jardin abandonné, quelques débris de chaises et un vélo calciné resté étrangement suspendu à un arbre mort.
On a beau avancer dans ce monde fantomatique, espérer au moins un village épargné, on ne franchit que des cercles de cendres. Brutalement, quelques kilomètres plus loin, la route rejoint la côte, frôle l’écrin d’une plage lumineuse, le liséré de mangrove verte, les cocotiers, les palmiers et une pirogue de pêcheurs oubliée au bord d’un océan Pacifique qui sent le sel marin et le bonheur des îles sous le vent. Mais toujours personne.
Voilà un pont de béton, long de 30 mètres, intact. Un blindé australien déroule lentement ses chenilles, sa mitrailleuse lourde dressée, comme un gros chat qui tâterait un terrain miné. Les hommes des forces spéciales investissent la brousse près du lit du fleuve, s’accroupissent, attendent, lance-grenade sur l’épaule. Rien. Le convoi passe. Au kilomètre 99, des arbres énormes, abattus, coupent le chemin. De l’autre côté du barrage, des douilles jonchent l’asphalte.
Ici, on s’est battu en embuscade. Soudain, un cri perçant, distinct, puis un autre cri de surprise, et d’autres encore venus de la forêt redevenue enfin vivante. Puis des acclamations. Sur le bord du chemin, des Mélanésiens, bandana rouge sur le front et armés d’arcs et de flèches, nous regardent passer, les yeux exorbités, avec l’air stupéfait de ceux qui n’attendent plus rien. A genoux dans un pré, une femme pleure en silence. De joie. Dans l’école incendiée, un gamin hagard tourne en rond devant les pupitres crevés et le tableau trop noir. Un Timorais, ancien observateur local de l’Unamet pendant le référendum, dit que les forces spéciales indonésiennes ont quitté Manatuto deux jours plus tôt en emportant tout, même les moulins à riz.
Il y a 3 000 personnes réfugiées haut dans la montagne, sous la protection de la guérilla indépendantiste ; les arcs et les flèches d’acier servent à se défendre et surtout à chasser les cochons sauvages ; là-haut, les gens crèvent de faim et survivent de manioc et de racines, les enfants et les vieillards sont malades ; on manque de nourriture, de médecins, de médicaments… mais le convoi n’a rien de tout cela. Il doit atteindre l’aéroport de Baukau avant la nuit, et la foule nue salue son départ avec des » Viva ! » accompagnés de lumineux sourires. En laissant derrière lui Manatuto, autrefois ville gracieuse de plusieurs milliers d’habitants, aujourd’hui rayée de la carte du Timor.
2. – L’hôpital dévasté de Baukau
Baukau est à 15 kilomètres à peine ; notre convoi fonce vers une ville étonnamment préservée, avec des maisons aux couleurs douces, une vieille mission portugaise, un bout de marché et une église noyée dans les bougainvilliers et les flamboyants, formidable contraste avec le paysage de terre brûlée du reste du pays. La clé de l’énigme s’appelle Mgr Nascimiento, évêque de Baukau, religieux au visage doux, au physique puissant et à l’intelligence très politique, sans doute l’homme d’Eglise le plus charismatique du Timor.
C’est lui qui a réussi à négocier la grâce partielle octroyée par le commandant des Paskas, chef des forces spéciales parachutistes. Ici, il n’y a eu que 6 morts et les maisons particulières ont été épargnées, mais les paras indonésiens ont tenu à détruire tout ce qui pouvait ressembler à un équipement d’Etat. On court vers l’hôpital. La salle d’opération est dévastée, les pansements neufs, les instruments de chirurgie et les blouses stériles, jetés au sol, trempent dans une mare de sérum physiologique. Les fantassins de l’Unité 401 ont emporté les téléphones, les postes de télévision, les radiocassettes, et forcé le coffre de l’hôpital.
On grimpe vers l’entrepôt à riz de la ville, un vaste hangar de 50 mètres de long sur 25 de large. Il y avait là des centaines de sacs destinés aux nécessiteux, des milliers de tonnes de riz. Devant nous ne restent que des murs vides, des palettes de planches et une ou deux poignées de grains sales que les soldats n’ont pas daigné ramasser. Plus loin, ce ne sont pas les soldats qui ont détruit le poste de police, mais la population qui s’en est pris à ce symbole de terreur et de répression. On marche sur les portraits brisés de policiers galonnés et martiaux, on fouille dans les débris pour extraire les photos d’un homme mort, civil visiblement torturé, les mains menottées dans le dos autour d’une barre de fer.
Sur le mur du commissariat, juste avant le retrait, une main indonésienne à l’écriture élégante a inscrit en majuscules à l’attention du Timor indépendant ce que pensent les fonctionnaires de Djakarta : » Votre liberté est comme un chien affamé/ Plus d’argent, plus de nourriture, plus de travail/ Votre cerveau est toujours primitif et stupide/ Vous êtes comme des singes dans une forêt où vous serez seulement capables de manger votre propre merde ! »
3.- Bekora : l’armée ne veut pas de témoins
La nuit a été affreuse dans le petit séminaire, le » compound » où logent quelques familles de Timorais et un groupe de journalistes étrangers. La veille, le QG australien installé à l’hôtel Turismo, distant d’une centaine de mètres à peine, a fait savoir que ses services de renseignement annonçaient une attaque imminente de miliciens contre le compound mais que l’armée australienne… n’avait pas les moyens d’assurer la protection des lieux.
En pleine nuit, il a fallu regrouper les familles terrorisées, emporter les bébés endormis et marcher vers le Turismo, son portail de barbelés et ses sentinelles, qui n’ont pas eu le coeur de refuser l’entrée. Journalistes, ONG, observateurs… tout ce qui peut témoigner est devenu une cible privilégiée des anti-indépendantistes. Chip et Jon, deux journalistes anglais et américain ont en fait l’expérience trois jours plus tôt à Bekora, juste à la sortie de la capitale. Au départ, il ne s’agit que d’accompagner deux réfugiés vers leur maison toute proche.
La voiture est une épave, la pente raide et, juste après le pont de Bekora, les quatre hommes aperçoivent le convoi de la brigade territoriale 745, formé par des soldats timorais pro-indonésiens, qui font retraite après avoir tout détruit sur leur passage. Il est trop tard pour faire demi-tour, des militaires à motos bloquent déjà la voiture, dont la marche arrière ne fonctionne pas. Cris de haine, coups de feu en l’air. Un coup de crosse crève l’oeil du chauffeur, le deuxième Timorais est enlevé, les soldats criblent de balles les pneus et le moteur de la voiture puis dévalisent les reporters, qui se précipitent dans la brousse, accompagnés par quelques rafales. Il fait nuit. Autour d’eux, des hommes mettent le feu aux maisons, et la colline brûle.
Il faudra de longues heures, des coups de téléphone entre Londres, Canberra, l’état-major australien et leTimor pour qu’une patrouille australienne aille récupérer les deux hommes épuisés. » Le plus dur nous attendait au retour « , dit l’un des deux rescapés. Le matin, un Timorais est venu donner l’alerte en racontant qu’il avait conduit un reporter hollandais du » Financial Time » dans la même zone. La moto a été fauchée par une rafale d’arme automatique tirée par un soldat, le motard a pu s’enfuir, pas le journaliste. Son corps sera retrouvé dans la cour d’une maison, le visage défiguré par une vilaine blessure. L’armée indonésienne déteste les témoins.
4. – Dili : les tortionnaires du Tropical Motel
En plein centre de la capitale, il y a une belle maison qui appartient à un leader indépendantiste, Manuel Carascalao. L’homme s’est enfui depuis que son fils Manelito a été découpé à la machette chez lui, le 17 juillet, par les tueurs de la milice Aïtarak. Aujourd’hui, la maison est vide et on marche sur les détritus dans l’allée centrale. Derrière la bâtisse, il y a un jardin. Et un puits. L’odeur de mort est épouvantable. A la surface de l’eau sale flotte un buste humain à moitié décomposé. Les gens du quartier disent qu’il y a une dizaine de corps empilés dans le puits et que les miliciens les découpaient pour les rendre méconnaissables et jetaient les têtes à la mer.
Le quartier général de la milice Aïtarak est à 30 mètres plus loin, au Tropical Motel. Devant, un véhicule abandonné, bourré de pneus et de pièces détachées, que les miliciens n’ont pas eu le temps d’emporter. A l’intérieur, une grande cour et, sur le sol, un gros tas d’armes artisanales, revolvers et fusils grossiers à un tube, haches, machettes, armes primaires mais suffisantes pour terroriser toute une population après le référendum :
» Les miliciens n’ont plus besoin de ces fusils artisanaux ; ils disposent maintenant des M-16 donnés par les soldats indonésiens.. « , grommelle un membre des renseignements australiens. On a arrêté 5 miliciens sur le départ. Ils sont là, à genoux, tête baissée, le nez sur un tas de papiers d’identité appartenant aux gens qu’ils interrogeaient à l’étage supérieur. On saisit un papier au hasard ; un certificat scolaire avec la photo d’une jeune étudiante de Viqueque, passée entre les mains des miliciens.
A l’étage, on trouve des bureaux vides, des inscriptions » Otonomi « , » Kommando Aïtarak « , des enveloppes à en-tête de l’armée, la liste des militants, une grande carte du Timor avec le nombre de miliciens, la localisation, leur fonction. Et des piles de boîtes vides de médicaments, amphétamines puissantes et neuroleptiques que les miliciens avalaient avec des rasades de whisky local avant de se jeter avec leurs machettes à l’assaut des rues de Dili.
5. – Les réfugiés de la montagne de Dare
A 15 kilomètres de la capitale encore à moitié déserte, toute la montagne grouille de monde. Les réfugiés sont partout, dans les grottes, sous les arbres, sous des bâches de plastique tendues ou dans la grande église où, chaque matin, on célèbre une messe. 50 000 personnes attendent depuis trois semaines de pouvoir revenir en ville.
Protasi, jeune enseignant, a réussi à s’échapper par la fenêtre de sa chambre quand les miliciens ont attaqué en pleine nuit. Ensuite, il a couru et marché longtemps pour arriver jusqu’à ces collines. En attendant l’arrivée de la force multinationale, les indépendantistes avaient organisé des comités de vigilance et quand Protasi et les hommes de garde ont vu arriver des motos et deux voitures de miliciens armés de fusils, ils se sont couchés dans les fourrés, en embuscade, avant de bombarder les assaillants avec des… pierres et des bouteilles vides !
» Ils ont cru qu’on leur jetait des cocktails Molotov et se sont enfuis à pied « , dit Protasi. Avec l’une des motos récupérées, il est revenu à Dili chercher sa famille, a découvert sa maison calcinée, son véhicule volé et les voisins lui ont dit que sa femme et ses deux filles de 7 mois et 3 ans avaient été poussées dans un camion qui partait en direction du Timor-Occidental. Déplacés de force comme au moins 100 000 autres personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards entassés dans les camps indonésiens de Kupang où les miliciens règnent en maîtres absolus. 100 000 otages !
» La force multinationale doit agir vite ! Plus vite encore ! « , se désespère Leandro Isaac, indépendantiste responsable de la Commission politique nationale. Du haut de sa montagne à Dare, Leandro sait que la guérilla – squelettique après vingt-quatre années de répression – n’a ni les moyens ni la volonté d’intervenir. Et il enrage : » Voilà trois jours que la force multinationale a débarqué au Timor et les miliciens sont toujours dans la ville. » Pour lui, la stratégie de l’armée a toujours été de transformer l’île en une deuxième Somalie, de créer sur la frontière-ouest une base de guérilla pour aboutir à une partition de fait. »
Dans le pays, on continue à piller, à tuer les jeunes indépendantistes, à déporter. Hier encore, 6 camions militaires bourrés de Timorais sont partis en direction d’Atambua ! Et certains sont envoyés en bateau vers Bali, Flores ou l’Irian Jaya. Un policier indonésien qui a osé s’indigner de ces transferts a été abattu sur un quai du port. » Leandro Isaac aimerait que la communauté internationale renonce à la diplomatie avec un pays qui piétine toutes les lois : » Il faut pousser l’armée indonésienne hors de Timor-Oriental, arrêter les miliciens et envoyer d’urgence des enquêteurs et des magistrats pour juger ces criminels de guerre… »
6. – Dili : le départ des tueurs.
Ils marchent de chaque côté de la rue principale. Toute une section de bérets verts indonésiens, énormes sacs sur le dos, M-16 à bout de bras. En tête, le commandant, petite moustache et visage fermé ; en queue, un sergent, lèvres serrées, blême. Je les suis. Ils s’en vont sous un ciel lourd, orageux, crépusculaire, entre les panaches de fumée noire des incendies qui éclatent encore ici ou là. Sur le front de mer, ils passent devant les réfugiés entassés sous leurs bâches de plastique à même le trottoir. Silence.
Les Timorais ne disent rien. Ils se contentent de regarder, d’un regard extraordinairement intense, passer ces hommes qui les ont martyrisés pendant vingt-quatre ans. Sur la grande place, face à la statue de la Vierge Marie, une religieuse, devant une petite foule, prie à genoux, les bras en croix. Puis le décor devient vide et silencieux, on approche du port et les bérets verts foulent les cendres d’un terrain vague, mélange de terre brûlée, de tôles ondulées et de détritus. Ils enjambent la grille de l’enceinte du port. Une clameur frénétique monte du quai, des applaudissements éclatent.
Le » Lambelu Kenderi « , un grand paquebot, les attend et, sur trois rangées de coursives, un millier d’hommes en civil, miliciens qu’on exfiltre, leur jette des paquets de cigarettes et des friandises. Eux défilent en bon ordre puis se rangent. Je me retrouve seul sur le quai, et une autre clameur, de haine cette fois, secoue les coursives : » Un Blanc ! » Un de ces Occidentaux dont les armées sont venus ici renverser le rapport de force. L’aigreur du combat perdu se lit sur les bouches devenues mauvaises. Et les insultes, les gestes de menace et les canettes vides pleuvent sur le quai. A 100 mètres de là, des soldats australiens regardent embarquer les soldats et ces miliciens qui ont impunément pillé, volé, tué, détruit toute une capitale.
Soudain, un énorme bruit de réacteur écrase la clameur du bateau : 9 hélicoptères de combats australiens, espacés de quelques secondes, en file indienne dans le ciel passent devant le paquebot et virent au ras de ses cheminées, histoire de rappeler à ses occupants qu’ils ont perdu la bataille. Dehors, les indépendantistes chantent de joie, déroulent des drapeaux du Timor libre et des portraits de leur leader Xanana Gusmao. Les derniers camions militaires arrivent, ceux des Kopassus, les forces spéciales indonésiennes, soldats féroces qui passent en faisant des gestes obscènes et le V de la victoire. Ils sont hués par la foule qui reprend aussitôt sa danse.
» Tous ces tueurs qui partent vont maintenant être envoyés à Atjeh ou en Irian Jaya pour continuer leur sale travail « , soupire un vieux Timorais à la barbe blanche. La sirène du paquebot retentit, son écho résonne sur la mer grise, les docks rouillés, les carcasses de bateaux éventrés, les quais flottants, les cendres des maisons de Dili, les collines des réfugiés de Dare, sur cette terre deux fois brûlée, par la sécheresse et la main des incendiaires.
Le paquebot s’en va, et c’est la fin d’un monde, la fin d’un ordre sanglant. Et le Timor-Oriental, asphyxié et exsangue, attend la saison humide, la pluie qui lavera enfin le ciel et la terre brûlée, les plantations ruinées de Manatuto, les cendres de Dili, la façade du Tropical Motel et les cimetières aux murs bleus de Baukau ; cette pluie qui finira peut-être par laver aussi le coeur et la mémoire des Mélanésiens en deuil depuis vingt-cinq ans.
JEAN-PAUL MARI
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