Tous nos ainés nous ont trahis! par Salima Ghezali
Algérie, capitale Alger. Vivre ici. La foule hante les marchés, silencieuse. C’est ramadan, pourtant. Autrefois, tout le monde s’amusait des nerfs à vif des jeûneurs privés de café ou de tabac. Les prix affichés assomment les badauds : 550 dinars le kilo de viande, 75 dinars une salade (1) ! Où trouver l’argent pour le traditionnel repas du soir ?
Mourir dans l’impuissance ou vivre dans le besoin, c’est à ne pas savoir ce qu’il faut redouter le plus. La pauvreté, aussi, réclame chaque jour de nouvelles victimes. Entre colère et violence, Alger a la déprime.
Sur les murs de la ville, des placards officiels invitent à la vigilance. « « IIs » vont bientôt afficher le programme des attentats, commente un citoyen, désabusé. Comme ça, on pourra choisir entre « exploser » dans un souk de Bab el-Oued ou se faire égorger à la campagne ! » La police, renforcée à l’occasion des fêtes, ne rassure pas. Circulation et stationnement sont sévèrement contrôlés. Les motards patrouillent le long des grandes artères. « Vous n’allez pas me faire avaler que le gouvernement veut nous éviter des bobos ! » lance à la cantonade un homme verbalisé pour défaut de ceinture de sécurité. « « Ils » veulent plutôt renflouer les caisses de l’Etat sur notre dos pour installer leurs sénateurs au Hilton ! » continue le chauffeur, sans craindre la réaction de l’agent qui, d’ailleurs, reste de marbre.
Il est d’autres endroits où l’uniforme continue d’en imposer, là où se pratique le sale boulot. Dans les quartiers populaires, les jeunes subissent les contrôles, en silence, un nuage de panique au fond des yeux. Ils n’en pensent pas moins, mais réservent pour plus tard leurs commentaires sur ce qu’ils appellent « le programme gouvernemental de lutte contre le chômage des terroristes ». Quand ils seront entre eux, ils pourront exorciser de leurs rires grinçants l’implacable du quotidien.
Rien n’échappe à un humour de plus en plus noir : la politique, les militaires, les islamistes, le sexe… Kader, 35 ans, marié et père d’un garçon de 2 ans, est employé de banque. Il s’obstine à lire les journaux tout en sachant que les vraies informations, il ne les aura qu’en discutant avec les copains : le jeune voisin qui a « disparu » depuis une année, ou le témoignage plus ou moins direct sur un énième massacre.
L’autre jour, un corps atterrit sur le trottoir, là, devant Kader, pendant qu’il échangeait des nouvelles avec sa petite bande. Une jeune fille venait de se jeter d’un balcon après une dispute avec son frère. Le garçon ne supportait plus de vivre à ses crochets. Le chômage le rendait agressif. Un fait divers ordinaire. « Ce régime, soupire Kader, c’est une entreprise de démolition ! » Dans la banque où il travaille, le directeur insulte ses collaborateurs. Mieux : il les menace sans se cacher avec un revolver ! « Pour neutraliser toute riposte, reprend l’employé, il dispose d’un régiment de mercenaires. Qu’est-ce qu’il reste de respectable dans ce pays ? Qu’Allah nous protège ! »
Kader est musulman pratiquant. Depuis quelques années, il est pris d’une boulimie de lectures religieuses : « Je lis tous les classiques de l’islam que je peux me procurer, ceux des vrais imams, pas des « taiwan » ! » Ici, tout ce qui est frelaté s’appelle « taiwan ». Kader se fâche quand on lui demande s’il est islamiste : « Je cherche seulement à apprendre comment devenir un être humain respectable. L’islamisme algérien n’a ni culture religieuse ni programme politique précis. Il se contente de vivre en parasite sur le sacré ! » Aux législatives de juin dernier, Kader a voté démocrate.
Depuis, il ne vote plus : « Je ne crois pas qu’on pourra obliger ce régime à se réformer,de manière pacifique. » Coincé dans l’impasse algérienne, Kader renvoie tout le monde dos à dos : « Les islamistes sont convaincus de détenir « la » vérité à laquelle ils ont le « devoir » de nous soumettre. Les militaires aussi, qui ne supportent pas la contestation, persuadés qu’ils sont en train de sauver la patrie et l’Etat… »
Tout à coup, l’homme se tait, comme s’il se rendait compte de l’extravagance qu’il y a à tenter la moindre explication quand les bébés se font fracasser le crâne… Sur les décombres de la violence quotidienne ne s’épanouit plus que le sentiment de l’absurde. C’est une ancienne caserne qui abrite l’université de Bouzareah. « Quelle importance ? plaisantent les étudiants. Il n’existe plus ni science, ni philosophie en Algérie. » L’année dernière, c’était la grève nationale des enseignants. Une grève molle. Cette année, c’est au tour des étudiants de poser le stylo. Sans beaucoup plus de conviction que leurs professeurs.
Amin, assistant à l’Institut des Sciences de l’Information, ne s’étonne pas du manque d’ardeur de la mobilisation universitaire : « Les hommes du Hamas et du Nahda, les deux partis islamistes au gouvernement, servent de milice à l’administration. L’université est devenue le meilleur moyen de faire carrière pour les clients des réseaux islamistes qui ont pactisé avec le pouvoir. » A la mobilisation dans les organisations estudiantines, gangrenées par les islamistes dits modérés, « les jeunes, poursuit Amin, qui s’accommode du maccarthysme ambiant, préfèrent « Hélène et les garçons » ou « Charika gadra », « Entreprise puissante », cette chanson à la mode qui célèbre le business juteux ».
La futilité ou la vénalité sont les mamelles de la génération montante. Seuls quelques rares étudiants se revendiquent encore du FIS, faute d’un autre vocabulaire pour exprimer leur opposition radicale au régime. « Le FIS n’a cependant aucune chance de renaître de ses cendres, estime Youssef, un autre enseignant. On verra certainement la naissance d’islamistes d’un nouveau type, refusant la violence ou les manoeuvres opportunistes de leurs aînés, prédit-il. Il arrive au FIS ce qui est arrivé au FLN. La société les a fait exploser et l’un et l’autre, à cause de leurs prétentions à l’accaparer totalement cette maladie algérienne du parti unique qui veut représenter tout le monde ! »
Avec quelques copains, Mourad joue aux cartes dans les locaux universitaires désertés. La plupart des jeunes sont au stade, où se tient un match de foot. Le ballon rond n’intéresse pas l’étudiant en informatique, même s’il aime bien l’ambiance des stades « où les joints circulent, les langues se libèrent pour vomir cette vie de chien en hurlant à tue-tête ». Le petit joueur de cartes s’accroche à le religion comme à une bouée de secours : « Vous savez ce qu’il manquait au type qui a balancé la bombe sur Hiroshima ? Il lui manquait cette morale qu’on trouve dans le Coran ! »
Et tous ces massacres qui ne cessent d’être commis au nom de l’islam ? « Les monstres qu’on nous décrit dans les journaux n’ont rien à voir avec les islamistes ! Tous ces trucs ignobles qui arrivent, ce n’est pas la religion qui les fabrique, mais les manip pour la course au pouvoir ! » La conversation commence à prendre le chemin habituel de l’empoignade, quand Mourad se ravise : « Je suis croyant et pourtant je triche tout le temps. L’islam vaut mieux que tous les musulmans ! » Le jeune homme se met à raconter ses premiers pas d’islamiste, au lycée.
C’était l’époque des débats fougueux entre élèves et enseignants, des prêches passionnés dans les mosquées, de l’espoir fou de bousculer l’ordre injuste. C’était avant la descente aux enfers. « A un moment, reprend Mourad, déprimé, j’ai bien vu que, dans le FIS aussi, il fallait être de la garde prétorienne pour se faire entendre ! Le pire, ça a été d’en voir certains tourner casaque quand les choses ont commencé à sentir mauvais… » Mourad garde le silence, avant d’exploser : « Ils nous ont trahis, nos aînés. Tous nos aînés ! Les profs qui nous ont recrutés, on les voit maintenant au Hamas et au Nahda, travailler la main dans la main avec le pouvoir ! Ils nous ont laissé nous faire massacrer, sans la moindre gêne ! »
Mourad n’a pas pris les armes, grâce à son grand-père. Le vieux l’a quasiment enlevé pour l’emmener au bled, dans le village d’origine de la famille. Mourad a regardé les oliviers pousser pendant deux ans. Quand son grand-père l’a senti plus solide, il l’a laissé repartir à Alger : « J’ai juré sur le Coran de ne plus toucher à la politique. » Parfois, Mourad va respirer l’air du large, appuyé sur la balustrade face à la Méditerranée. Il y retrouve tous ces adolescents qui rêvent d’émigrer, les yeux rivés aux bateaux de la rade d’Alger. « J’avais leur âge quand je croyais au FIS, lâche Mourad. Ma misère était préférable à la leur. Nous, au moins, on avait un idéal. »
Qui s’intéresse encore à la politique en Algérie ? A la rigueur les candidats à la cooptation par le pouvoir, qui font mine de se passionner pour la prétendue « édification des institutions » dont se targue le gouvernement. Les partis « dénoncent », impuissants à peser sur le cours des choses. La presse vocifère sans s’attirer le moindre crédit. Le terrorisme met la touche finale à ce tableau terrible de la frustration et du désarroi. Et pourtant… Le rejet unanime de la violence et de la corruption accouche lentement d’une citoyenneté bredouillante et confuse. « Assez de cette mentalité d’anciens combattants, s’écrie Karima, 24 ans, que la religion n’a jamais préoccupée et qui habite en Kabylie, près de Tizi Ouzou. Nous sommes fatigués des querelles byzantines qui finissent toujours dans le sang ! »
Même ras-le-bol chez Radia, professeur d’arabe dans un lycée de Bouira. Elle porte le foulard… et un jean. Elle se bat pour « le droit des femmes, dans le respect des valeurs islamiques ». Elle se revendique à la fois berbère et musulmane. « Le sectarisme ambiant, déplore la jeune femme, décourage toutes les velléités d’engagement. En attendant des jours meilleurs, je me contente d’ouvrir l’esprit de mes élèves… » Radia n’écoute plus les « spécialistes » du terrorisme qui savent tout sur tout, des chefs du GIA aux intentions de l’AIS. Elle se fiche de la glose pédagogique infligée par des idéologues qui ne songent qu’à départager les extrémistes des modérés, les islamistes des laïques.
Comme Radia, Karima et Mourad, toute une génération, prise en étau entre la terreur et la corruption, fatiguée des clivages, pousse comme une plante chétive, aspirant à un ailleurs politique sur lequel elle ne sait pas mettre un nom. Fonctionnaires, étudiants, lycéens, petits commerçants, hommes ou femmes, tous ces jeunes, profondément attachés à l’islam, n’ont plus qu’une seule certitude : il faut construire des lendemains.
SALIMA GHEZALI (*) Salima Ghezali, directrice de l’hebdomadaire algérien « la Nation » empêché de paraître depuis plusieurs mois, a obtenu le prix Sakharov 1997 pour son combat pour les droits de l’homme et la liberté d’expression. (1) 1 franc correspond à 11 dinars au taux officiel.
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