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Traversées de la Manche : dans les rouages d’un réseau de passeurs

publié le 04/06/2025 par grands-reporters

Les trafiquants d’êtres humains sont soumis aux mêmes contraintes que n’importe quel autre entrepreneur. Un “modèle commercial” pas facile à démanteler…

“Des passeurs, il y en a plusieurs types”, explique un Iranien qui a traversé la Manche sur un canot pneumatique et qui a depuis reçu l’asile au Royaume-Uni. “Certains ont une image de marque et sont connus pour leurs canots flambant neufs, équipés de gilets de sauvetage. D’autres proposent des prix cassés, mais sont vraiment dangereux, ils utilisent des embarcations défectueuses.”

Les qualificatifs ne manquent pas pour désigner les passeurs, qui l’année dernière ont fait franchir la Manche à 36 800 personnes. Le 31 mars, le Premier ministre britannique Keir Starmer a ouvert le sommet sur l’immigration illégale en les qualifiant d’exploiteurs malfaisants. Et c’est ce qu’ils sont.

Pour autant, ce sont aussi des entrepreneurs. Ils vendent un service qui rencontre une forte demande, quand bien même 82 personnes en sont mortes en 2024 selon le Projet migrants disparus, chapeauté par les Nations unies. Envisager les passeurs comme des entrepreneurs sur un marché hautement concurrentiel à plusieurs millions d’euros permet de comprendre pourquoi le flux de leurs bateaux est si difficile à endiguer.

Pour réussir dans ce secteur, il faut parvenir à réunir, au nez et à la barbe de la police, des migrants, des embarcations et des moteurs sur une plage belge ou française. Les passeurs doivent être maîtres dans l’art du marketing, de l’approvisionnement, de la logistique, de la comptabilité et des ressources humaines.

Ils doivent s’affranchir de contraintes que peu d’entreprises connaissent, à savoir interagir dans une multitude de langues et accepter qu’il soit impossible de poursuivre juridiquement leurs clients en défaut de paiement. Seuls les commerciaux les plus accomplis ont une chance de voir leur affaire prospérer.

“Service VIP”

Comme bien d’autres entreprises, les passeurs font leur publicité sur Internet, grâce aux réseaux sociaux, comme TikTok par exemple. Les modérateurs et la police travaillent à éradiquer leur présence en ligne : depuis 2021, la NCA, l’organisme britannique de lutte contre le crime, a fermé quelque 18 000 comptes et pages Web de passeurs. Les publicités fonctionnent visiblement, puisque même le gouvernement a lancé ses propres campagnes sur les réseaux afin de décourager Albanais, Irakiens et Vietnamiens de tenter d’émigrer illégalement.

Ces pubs sont souvent génériques et mettent en scène un bateau, des migrants tout sourire, avec un numéro de téléphone. Pourtant, Dan Barcroft, responsable de l’équipe de la NCA spécialisée dans l’immigration irrégulière organisée, a déjà été témoin de campagnes plus léchées, qui essaient d’asseoir une image de marque.

Des demandeurs d’asile y encensent certains passeurs, la traversée de la Manche y est présentée sous un si beau jour que c’en devient absurde. “Ils promettent un service VIP, avec de la nourriture et des boissons disponibles à bord. C’est du pur mensonge”, raconte-t-il. Il faut dire que les passeurs ne sont pas soumis aux réglementations sur la publicité en ligne.

Le bouche-à-oreille est tout aussi important pour attirer le chaland. À l’ouest de Dunkerque, dans un campement sordide établi dans un bois, environ 800 personnes vivent dans des tentes. C’est là que nous avons rencontré un jeune Afghan qui dit avoir payé 1 500 euros pour passer au Royaume-Uni. Il a demandé l’asile en Belgique trois ans plus tôt avant d’être débouté. Il a entendu parler de son passeur au détour de conversations avec d’autres migrants.

Ce n’est peut-être pas uniquement par altruisme qu’on l’a dirigé vers cet homme : il peut en effet employer des recruteurs qui opèrent là où les migrants se rassemblent. Des chercheurs de L’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée, une organisation suisse, ont rencontré un de ces recruteurs en Belgique, qui reçoit entre 100 et 200 euros pour chaque nouvelle recrue. Les passeurs font aussi appel à des courtiers, qui rassemblent des migrants et paient le passage pour le groupe entier.

Livraisons en flux tendu

Après avoir recruté assez de personnes pour remplir une embarcation, soit grâce à leur publicité, à leurs recruteurs ou à leurs courtiers, les passeurs doivent trouver un bateau et un moteur hors-bord. Quelques années plus tôt, il était encore possible de les acheter dans des magasins de sport nautique français, mais avec la recrudescence des contrôles de police, les passeurs se sont mis à l’import de marchandises venues de Chine ou de Turquie.

L’approvisionnement est rendu plus compliqué, mais ils peuvent spécifier le type d’embarcation qu’il leur faut. Ils optent le plus souvent pour le modèle le plus large, afin de maximiser leurs profits par embarquement. Cette année, la moyenne est à 56 personnes par canot qui atteint les côtes britanniques, contre 13 en 2020.

Les vendeurs de bateaux peuvent vendre en gros ou au détail. En octobre, un journaliste de la BBC sous couverture a rencontré un homme à Essen, dans le nord-ouest de l’Allemagne, qui voulait lui vendre bateau et moteur pour 8 000 euros, voire les livrer à quelques centaines de mètres d’une plage française pour 15 000 euros. Un acheteur un peu roué pourrait probablement tirer de meilleurs prix encore.

Selon la NCA, le prix des embarcations augmente, notamment parce que la police surveille plus étroitement la frontière entre la Turquie et la Bulgarie et parvient à en intercepter grâce à ses unités canines. Les entrepreneurs du crime ont réagi en recourant à une logistique différente.

Felix Sinclair, chef du renseignement sur les réseaux criminels d’immigration, raconte que quelques années plus tôt, plusieurs bateaux étaient acheminés à la fois pour être enterrés dans les dunes. Aujourd’hui en revanche, ils arrivent au compte-gouttes, au moment précis où les passeurs en ont besoin. “Ils mobilisent juste ce qu’il faut, quand il faut”, explique-t-il, tout comme un fabricant automobile.

Des personnes hors d’atteinte

Un des aspects les plus difficiles du métier, c’est de devoir se tenir éloigné des côtes, sous peine d’être arrêté. “Les passeurs ne prennent jamais ce risque, ils sont très malins”, explique un Afghan arrivé au Royaume-Uni sur un canot pneumatique qui demande maintenant l’asile. C’est via une messagerie cryptée qu’il communiquait avec son passeur. “Il aurait pu être en France comme en Afghanistan”, témoigne-t-il.

Les passeurs préfèrent employer plusieurs “petites mains”, pour reprendre les mots des autorités françaises. Des hommes pour la plupart, qui entrent en contact avec les migrants, les rassemblent sur les plages avec le matériel et gonflent les canots pneumatiques.

Pour Xavier Delrieu, le directeur de l’Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim), les profils varient : certains d’entre eux aimeraient eux-mêmes passer mais n’ont pas les fonds pour et essaient de gagner une place à bord d’une embarcation ; d’autres sont des migrants qui ont décidé de s’arrêter dans le nord de la France et qui veulent y travailler ; enfin, on retrouve des Français tombés dans la misère.

Ces petites mains encourent de lourdes peines en échange de quelques centaines d’euros par bateau, ou d’une ristourne équivalente sur leur futur passage. Ces sous-traitants ne sont pourtant pas aussi misérables qu’il n’y paraît. Certains ont aussi une activité de passeur et font monter leurs propres passagers sur les embarcations. D’autres entraînent les migrants les plus pauvres sur les plages et les incitent à se ruer sur les canots qui commencent à prendre le large, une pratique qui a déjà coûté la vie à plusieurs personnes.

Banques informelles

Chaque bateau doit être dirigé par un pilote, le plus souvent des demandeurs d’asile sans le sou. En 2024, Ibrahima Bah a été condamné pour homicide involontaire au Royaume-Uni : le canot qu’il pilotait a fait naufrage et quatre personnes sont mortes.

Le Sénégalais, qui avait acquis de l’expérience à la barre lors d’une traversée de la Méditerranée, s’était vu offrir un passage gratuit à condition qu’il pilote l’embarcation. À la vue du bateau, il a refusé, arguant que les passagers étaient trop nombreux, mais les passeurs l’ont contraint.

Déplacer des personnes ne suffit pas, l’argent aussi doit circuler. Pour cela, migrants et passeurs s’en remettent aux hawaladars, des banques informelles qui reposent sur la confiance. Felix Sinclair explique que souvent les sommes sont retenues par des tiers et ne sont débloquées que lorsque le migrant est arrivé sain et sauf. Les passeurs peuvent prendre les passagers ou leurs passeports en photo, afin de prouver qu’ils ont bien embarqué, sinon pour les intimider.

Les prix fluctuent grandement selon la demande et ce que les passeurs estiment pouvoir tirer des migrants. Les Africains subsahariens paient entre 900 et 1 200 euros, les Kurdes irakiens et les Syriens entre 1 200 et 1 500 euros, et pour les Albanais et les Turcs, les sommes montent encore.

Certains paient uniquement pour la traversée tandis que d’autres, notamment les Vietnamiens, achètent un ensemble de services qui leur permet de traverser l’Asie et l’Europe, direction le Royaume-Uni. Ils logent dans des lieux sûrs loin de la côte plutôt que dans des campements sordides et ne s’aventurent sur la plage que lorsque les embarcations sont prêtes à partir.

Un chiffre d’affaires surestimé

Quand la police et les procureurs communiquent sur un raid ou des arrestations, le métier de passeur est souvent présenté comme une activité des plus lucratives. Un seul bateau pourrait, selon eux, rapporter plus de 100 000 euros.

6 milliards d’euros

C’est le chiffre d’affaires généré chaque année par les passeurs à travers le monde. Cette estimation de la Commission européenne, dont le montant équivaut au PIB des Maldives ou de la Sierra Leone, a été relayée début mai par le journal londonien The Daily Telegraph, alors qu’outre-Manche la National Crime Agency (NCA) cherche à intensifier sa lutte contre les réseaux de transfert d’argent informels (les hawaladars).

En février, la NCA a rendu visite à une quarantaine de courtiers à travers le Royaume-Uni pour leur signaler que leurs activités mettaient la vie des migrants en danger et qu’ils risquaient jusqu’à quatorze ans de prison pour utilisation d’argent sale”, souligne le quotidien conservateur.

Pourtant, la police mentionne parfois des prix supérieurs à la réalité et ne prend pas en compte les coûts associés à la gestion d’un réseau de passeurs. Les embarcations sont chères et certaines sont saisies : la police française dit même empêcher la moitié des départs. Et si les pilotes traversent généralement gratis, il faut encore rémunérer les petites mains de l’organisation.

Issa Mohamed Omar, un Somalien qui a tenté de rallier le Royaume-Uni par bateau, a récemment témoigné devant une commission d’enquête sur la réalité d’une traversée de la Manche : il décrit une opération qui nécessite une main-d’œuvre importante, des négociateurs aux interprètes en passant par les responsables des embarcations.

Les agents des passeurs sont si nombreux qu’ils occupent toute une partie du campement du nord de la France où il habitait. Issa Mohamed Omar n’a jamais atteint les côtes britanniques. L’embarcation a chaviré à mi-chemin, et personne n’en a réchappé, à part lui et un autre homme. Dès qu’il ferme les yeux, il entend les hurlements des noyés.

Pas de hiérarchie stricte

Les migrants parlent parfois des passeurs comme d’une “mafia”, qui les violentent eux, mais aussi leurs concurrents. Pour autant, plutôt que des organisations criminelles stables avec une hiérarchie bien arrêtée, il s’agirait plutôt d’un vague réseau d’entrepreneurs.

Les coûts d’entrée sur ce marché sont faibles, notamment grâce au développement d’activités complémentaires par d’autres acteurs – recruteur, courtier ou approvisionneur de bateaux – qui sous-traitent pour plusieurs réseaux. Xavier Delrieu raconte d’ailleurs que les Afghans sont en train d’investir ce marché, visiblement sans provoquer l’hostilité des Kurdes irakiens déjà implantés.

Les opérations de police pourraient avoir empêché la formation de tout monopole. La multitude d’effectifs et de drones qui surveillent le nord de la France (souvent aux frais du contribuable britannique) a forcé les passeurs à se disperser.

Depuis août 2024, des embarcations sont parties d’aussi loin à l’est que La Panne, en Belgique. Au sud, ils sont allés jusqu’à Dieppe, en Normandie, pour prendre la mer. Sur ces plus de 200 kilomètres de côtes, bien des passeurs peuvent opérer sans même avoir connaissance de leurs concurrents.

C’est d’ailleurs la concurrence qui tire les prix vers le bas. Courtier installé au Royaume-Uni condamné pour avoir facilité l’immigration clandestine, Pistiwan Jameel a même été enregistré en train de s’en plaindre. Et c’est assurément cette concurrence qui rend le secteur si résilient. Si un passeur, courtier, pilote ou fournisseur de bateau est arrêté, un autre sera toujours prêt à occuper le vide laissé.

Ouvrir d’autres voies d’accès

Le Royaume-Uni et les pays européens peuvent effectivement leur mettre des bâtons dans les roues et ainsi faire augmenter leurs coûts, mais ils risquent aussi de rendre les traversées plus mortelles encore. Impossible de mettre fin à ce commerce à moins de fermer complètement le système de demande d’asile ou de fournir aux demandeurs d’autres moyens pour rallier le pays. Londres n’accepte qu’un petit nombre de réfugiés reconnus comme tels par les Nations unies, ce qui leur évite les dangereuses traversées en mer.

“Vous considérez les passeurs comme des mauvaises personnes ? Moi aussi, raconte le réfugié iranien cité en tête d’article. Le voyage est long et périlleux, mais vous pensez vraiment qu’on peut aller à l’ambassade britannique de Téhéran et demander un visa ?”

The Economist- Traduit de l’anglais- Republié dans Courrier International


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