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Turquie: le double-jeu d’Erdogan.

publié le 24/09/2014 | par Jean-Paul Mari

Voyage aux portes
de la guerre
Points de passage des islamistes, trafics d’armes, hôpitaux clandestins… itinéraire de 900 kilomètres de frontière entre la Turquie et la Syrie.
Carnet de route
De notre envoyé spécial


Samandag, la révolte des Alaouites

Les rues s’envolent en spirales compliquées. On se perd
dans un amoncellement d’immeubles, de béton, de fer, de
ciment gris, un peu ivre de l’odeur lourde des épices mêlée
aux relents douceâtres des égouts. Nous sommes en terre
alaouite. Et Samandag a tout d’une ville syrienne. D’ailleurs,
la langue de coeur est l’arabe. Les croisés sont passés là dix
siècles plus tôt, vers Jérusalem. Ils ont pris Antioche, l’ont
dévasté, puis perdu.

L’histoire locale est comme l’Orient,
compliquée. Cette région d’Alexandrette – le Hatay d’aujourd’hui
– autrefois en Syrie sous mandat français, a été
rattachée à la Turquie en 1939. Les gens d’ici sont arabes
nusayris, une branche du chiisme, cousins des Alaouites de
la Syrie d’Assad. Ils envoient leurs enfants apprendre le turc
à l’école mais passent leurs week-ends à Lattaquié. La nuit,
les pieds dans le sable chaud de la plage, on voit briller les
lumières du pays de Cham. Le flux des poids lourds, l’alcool
et les cigarettes de contrebande, le bétail et même les jeunes
filles de 15-16 ans achetées par des vieillards cacochymes,
tout vient de Syrie. Enfin, venait. La guerre a fermé le poste frontière.
L’économie s’est effondrée, les touristes ont fui,
remplacés par le flot des réfugiés qui bradent tout, leur huile
d’olive, leurs bras dans les champs, leurs gamines à marier.
Et les Arabes nusayris de Samandag sont fous de rage.

Dans
l’atelier d’un garage, trois hommes. L’un, barbe courte et grise, lunettes cerclées sur le nez ;
l’autre, jeune, pâle, cheveux roux, yeux
verts ; le troisième, Kemal, brun,
énorme carrure, fait le commerce des
minéraux en Ukraine, au Vietnam, en
Egypte et parle cinq langues. « Nous
aimons la Turquie mais elle ne nous
aime pas », s’emporte Kemal. Les
hommes d’ici font leur service militaire,
paient leurs impôts, sont plus
riches et plus éduqués qu’ailleurs mais
que s’ouvre un poste dans l’armée ou
l’administration et… « on n’a aucune
chance ». Tous les policiers de Samandag
sont sunnites et Istanbul a toujours
pris les Arabes nusayris pour des agents
d’Assad.

Avec Erdogan, Premier
ministre sunnite, s’ajoute une vilaine
guerre des symboles. On construit un
troisième pont sur le Bosphore,
« nommé Selim, du nom du sultan
célèbre pour… avoir fait trois guerres
contre les Alaouites ». Kemal fulmine.
« Mille ans que les sunnites veulent nous
massacrer ! Chez nous, pas de hijab, pas
de burka. Et notre gouvernement soutient,
contre la Syrie laïque, les barbus
d’Al-Nosra et d’Al-Qaida qui traitent nos
femmes de putes dans les rues d’Antioche
et croient qu’en égorgeant nos enfants ils
iront au paradis ? » Kemal abat ses deux
mains énormes sur la table : « Assez ! »
Autour de lui, le barbu et le rouquin
approuvent. A Istanbul, un intellectuel
m’avait prévenu : « Toute la région est
une grenade dégoupillée. »

Reyhanli,
la porte des djihadistes

Ce matin du 11 mai dernier, Ali
approche de la grande poste où il doit
déposer son courrier. Soudain lui
revient à l’esprit une course urgente…
et il poursuit son chemin. « Sept à huit
minutes plus tard, tout l’immeuble
explosait », dit Ali. Voiture piégée.
Comme celle posée devant la mairie.
Bilan du double attentat : une cinquantaine
de morts. La guerre faisait
ses premiers pas à la frontière turque.

Aujourd’hui, la poste est un vaste
chantier et à la place de la mairie
s’élève un immeuble flambant neuf.
Istanbul a arrêté des Alaouites censés
être « la main d’Assad ». Effacer tout,
vite ! A une heure d’Antioche, Reyhanli
vit collé au poste-frontière syrien de
Bab al-Hawa. La Syrie est là, à
200 mètres. La ligne coupe la colline,
après le champ de coton blanc posé sur
une terre noire et fertile. Un grillage,
du barbelé, un fossé qu’on élargit, un
camion de militaires qui patrouillent
et un tank posé en sentinelle. Pas
besoin de tendre l’oreille, les détonations
sont claires. De l’autre côté, on se
bat à la kalachnikov et au lanceroquettes.

La moitié des nouveaux
habitants de Reyhanli sont des Syriens
réfugiés. Dans les cafés, des groupes
d’hommes pâles et barbus sont en
conciliabule et la rue résonne du bruit
des bus qui crachent des foules de
paysannes en noir surmontées de
valises éventrées. Vendeurs ambulants,
commerçants, serveurs, taxis,
clients, le trottoir sonne arabe.
« Reyhanli est surpeuplé », grince Ali.
Les autres ont la même religion et
confession, sunnite, mais pas les
mêmes moeurs. Ils dorment le jour et
travaillent la nuit, aiment sortir le soir,
traîner dans les cafés et conduisent à
la syrienne. Ali renâcle mais accepte :
« Le Prophète a dit : “On ne peut pas
dormir l’estomac plein quand votre voisin
a faim.” Va pour les frères réfugiés…
mais pas les autres. »

Les autres ? Ils
portent caftan et calot sur la tête, parlent
parfois un mauvais arabe mais
sont riches, disent qu’ils font du
business et n’achètent rien. Des
Afghans, des Maghrébins, des Irakiens,
des « Tchétchènes », des
Libyens, des Canadiens ou des Saoudiens.
« La frontière sert de base arrière aux combattants islamistes sunnites »,
dit Cellal Baslangic, expert de la
région. A l’aéroport d’Antioche, les djihadistes
d’Al-Nosra et d’Al-Qaida
débarquent en rangs serrés et passent
une sécurité pourtant intraitable. Alep
en guerre est à moins de deux heures.
Au début, ils partaient même y faire le
coup de feu avant de revenir dormir en
ville. Et faire soigner leurs blessés.
Istanbul ferme les yeux, soutient,
encourage. Histoire pour Erdogan l’islamiste
sunnite « d’arracher les ongles
d’Assad » l’Alaouite. Hommes, armes,
médicaments, argent, tout passe en
Syrie. Au risque d’une contagion de la
guerre. La Turquie d’Erdogan joue un
jeu dangereux.


Hamdah, l’or noir
coule dans le village

A Hamdah, même le cul des vaches
sent le gas-oil. L’odeur vous prend à la
gorge dès l’entrée du village. Elle
imprègne les murs et la paille des
fermes. Partout, alignés, des bidons de
65 litres en plastique bleu, tous identiques,
comme une unité de mesure de
la richesse locale. La frontière syrienne
est à 900 mètres. Le carburant vient de
là, porté à dos d’homme, de mulet ou
par camions entiers. Entre le minaret
du premier village syrien et Hamdah,
des champs de coton, des jerricans
déposés chaque soir et récoltés à l’aube
par une armée de paysans contrebandiers.
L’or noir vient des sites de Raqqa,
« zone libérée », désormais sous
contrôle rebelle. On se bat aussi pour
cela.

Chaque maison, chaque famille
devient une station-service qui fournit
à moitié prix des automobilistes venus
d’Antioche ou même d’Ankara. Et les
hommes, les femmes et les enfants
d’ici transpirent à grosses gouttes une
sueur sacrée aux effluves de pétrole.
« Les taxes sont trop lourdes en Turquie
», sourit Ahmed Bey. Il a 38 ans,
l’oeil bleu, la bouche gourmande,
jongle avec deux téléphones, un stylo
en or et sa calculette. Hamdah distribue
jusqu’à 5 000 litres en un jour,
150 000 litres par mois, 60 000 euros
de bénéfices. De quoi empuantir mais
nourrir la verte vallée. Las, il y a aussi
la guerre, cette famille de réfugiés qui
passe agrippée à une charrette, les
blessés qui arrivent le ventre ouvert et
les terribles gardes-frontières, armés.

Au centre du village, sous un dais de
tissu vert, c’est l’heure des condoléances.
Ils ont tué Ibrahim dans son
champ d’oliviers. Ahmed Bey secoue
tristement la tête : « Le seul homme du
coin à ne pas faire de contrebande. C’est
pas juste. » Un gros jet d’eau étouffe
son sanglot, un paysan lave le sol taché
de sang et de gas-oil, les paysansgrossistes
épient l’étranger et on repart
en emportant sur soi une odeur forte,
écoeurante mais caractéristique, celle
de l’argent du pétrole.

Oncupinar,
un fantôme au paradis

Magnifique, ce camp. Un conteneur
de 20 mètres carrés, parfois deux,
pour chaque famille, 2 553 conteneurs bien
alignés en rangées, en îlots, en
districts sur 37 000 hectares pour
15 000 « visiteurs syriens » : ici, on ne
parle pas de réfugiés. Une crèche, une
école primaire, un lycée, des cours du
soir, un supermarché, des commerces
libres, des tickets d’achat, des terrains
de sport, deux mosquées, un hôpital,
des ambulances, quatre médecins, des
infirmières et un labo d’analyses… qui
dit mieux ?

Bon, il y a aussi le plomb
d’un ciel gris, la clôture métallique, le
sas de sécurité, le badge d’entrée et les
gendarmes turcs tout autour. Et ce
jeune homme qui traîne des béquilles
de bois, la hanche emportée par une
balle, les gamins qui tirent un sac kaki
bourré du reste de leur maison brûlée
et cet adolescent à vélo qui fonce,
ferme les yeux, lâche le guidon pour
tromper son ennui. Et Nawad, 24 ans,
debout huit heures par jour derrière la
caisse du supermarché. Il vient d’Idlib,
étudiait la littérature anglaise à l’université
de Lattaquié, a pris part aux
premières manifestations, s’est fait
ficher par les sbires du régime avant de
fuir dans les montagnes pour protéger
la population planquée sous les arbres.
Puis il y a eu les Mig et Nawad a jeté sa
kalachnikov inutile.

Il a empoigné le
gros baluchon d’une vieille et l’a
accompagnée sur le chemin de l’exil.
C’était il y a deux ans et demi. Depuis,
il vit ici. Le soir, accroché à sa radio en
anglais, il a cru un moment au miracle :
« l’interdiction des gaz », « la ligne
rouge », « l’Amérique qui gronde »
Aujourd’hui, il sourit de sa naïveté :
« Des paroles, c’étaient des paroles. »
Quand on lui parle projets d’avenir, il
écarquille les yeux. Il dit que, chez lui,
c’est de l’autre côté et que là-bas, tout
est détruit. Nawad montre sa caisse,
les conteneurs blancs, le camp, l’univers
des « visiteurs syriens » : « Voilà
mon pays. Et c’est là que je vis. Comme
un fantôme. »

Kilis, la clinique
des hommes coupés en deux

Il rit tout le temps. Un rire d’enfant,
sans objet, sans fin. Mahmoud a 25 ans,
n’articule pas un mot. Il est muet,
hémiplégique, décharné, le crâne et le
front percé de gros trous. On l’entoure
avec tendresse. C’était un officier
rebelle brillant et courageux. Jusqu’à
cet obus de mortier à Alep. Trente-cinq
lits dans cette clinique discrète à deux
pas de la frontière. Un civil se plaint,
m’agrippe. Hadj Ahmed était tailleur à
Alep. Un bombardement. Il a mis sa
famille à l’abri. Est revenu prendre ses
affaires. Une balle lui a sectionné une
vertèbre lombaire, la cinquième. Il dit
qu’il ressent en permanence « de fortes
secousses électriques dans le dos ».

Une
chose me frappe en parcourant les
étages. Les blessés sont tous couchés
sur le côté, les jambes mortes, sous une
couverture, bloquées par un coussin.
Celui-ci, et celui-là, et celui-là encore…
Dans une chambre collective, Ibrahim,
32 ans, raconte la bataille à Deir Ezzor,
il y a quatre mois. La famille appartenait
à l’unité Al-Qadassia, brigade
Mouaya. En face, les hommes d’Assad,
les « chiites », dit Ibrahim, plantaient
des check-points pour les empêcher
d’entrer dans le quartier Hatla, en banlieue.

La brigade reconnaissait le terrain
quand un premier homme est
tombé, le dos coupé en deux. Les
hommes se sont regroupés puis ils ont
contre-attaqué. « Nayef, mon jeune
frère, est tombé au milieu de la rue. »
Touché lui aussi au dos. Ibrahim se
précipite vers le blessé, le tire par les
épaules : « Quand je l’ai agrippé, j’étais
de trois quarts face au sniper. » Il tombe,
la colonne vertébrale sectionnée par
trois balles. Le premier blessé est
encore touché. Et Khalil le neveu n’y
tient plus. Il fonce. Exactement ce que
veut le sniper. Blesser sans tuer, attirer
ses camarades, un par un. « On a fini
par le prendre. Un membre du Hezbollah
libanais, affirme Ibrahim, on a
même capturé un Irakien chiite et un
Iranien qui ne parlait même pas
l’arabe. »

Khalil le neveu s’est fait faucher.
Deux autres combattants se font
tuer. Un seul tireur a mis hors de combat
une section. Et ne laisse que des
pantins désarticulés qu’il faut soigner,
transporter cinq heures vers le premier
hôpital de frontière, paralysés,
leur vie coupée en deux. De la
méthode, du bon travail de sniper.
Nayef était un ouvrier de 23 ans, Ibrahim
un conducteur d’engins. Ils ne
connaissaient pas toutes les saloperies
de la guerre. Dans la chambre d’à côté,
on entend Ahmed l’officier éclater de
son rire d’enfant.


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