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Turquie : « Lettres du Bosphore »

Livres publié le 01/06/2017 | par grands-reporters

« Pour que le mal triomphe, il suffit que les honnêtes gens ne fassent rien »
Edmund Burke.
1/ Des séjours prolongés peuvent ressembler à l’exil. Un voyage sans billet de retour. Les mois passent et se ressemblent. C’est le sentiment qui m’envahit alors que je me trouve devant une plage de l’océan pacifique, quelque part en Californie, non loin de Los Angeles, la « cité des anges », une ville que je découvre avec l’émerveillement d’une première fois. Un pays que je connais mal. Après une semaine de pluie – ce qui est rare me dit-on – le soleil est revenu. La sècheresse sévit depuis cinq ans, et l’État d’urgence a été décrété après les gros incendies de l’été. Une terre aride de monoculture où le regard se perd parmi les milliers d’hectares, pistachiers, oliviers et amandiers.


 

Depuis les falaises de Big Sur, sur la route de San Francisco, j’ai franchi les montagnes avec mon Henry Miller en poche – Big Sur and the Oranges of Hieronymus Bosch – puis, jusqu’au lac Tahoe, frôlant la Sierra Nevada, je me suis aventuré sur des parcelles de déserts enclavées entre des parois rocheuses, des étendues où je ne pouvais me rattacher à aucune une image familière, ni signe ni couleur ni odeur. Le pays « étranger » par excellence, le pays « du dehors » d’après l’étymologie. Le soleil, le sable et la neige. Un lieu d’abandon où l’on se sent renaître, un univers minéral qui serait vide sans les temples imaginaires que je voudrais y placer.

Ce n’est pas l’Anatolie, ce levant singulier où je me suis égaré sur les routes de la foi, cherchant de ce qui n’existe plus et croyant être la réincarnation d’un roi omnipotent du lac de Van, une terre où les hommes ont marqué le sol d’une empreinte indélébile, bras et soldats, maçons et marchands, routes et villages. Ici, c’est autre chose, la démesure du continent empêche l’identification tant le rapport au « moi » serait déplacé, ridicule même si l’on considère ces étendues que rien n’arrête. Une nature où peu demeure sinon le monde des esprits malgré les petites morts nécessaires. Il faut entreprendre, continuer et s’adapter, alors que tout nous dit de fuir, de s’enfoncer sur des chemins que l’on ne voit plus.

En roulant, l’esprit vagabonde. On se rappelle, on creuse, on oubli. Dans ces déserts, la voiture est une prolongation du corps humain. Elle permet de se mouvoir dans un présent continuel. C’est « l’amnésie » dont parle Jean Baudrillard dans son essai Amérique, paru en 1986, une vitesse qui stimule par un renouvellement quotidien des idées, comme si les émotions ne pouvaient rester ni même imprégner la roche à la manière des pétroglyphes de la Vallée de la mort. Le pays de l’utopie pas excellence.

Les temples sont ici de pierre brute et montent jusqu’au ciel, sans chapiteaux ni fioritures, sans raffinement ni entrelacs, tels que les a laissé la tectonique des plaques plusieurs millénaires en arrière : cratères, coulées de laves et lacs immenses à l’eau de cristal. Nous sommes dans un coin de désert nord américain, une fracture que je contemple chaque jour sans retenue, détaché du réel et de la Turquie, mon pays d’adoption depuis près de dix ans, où ne règnent désormais que la peur et l’angoisse ; les lendemains sans suite où l’espoir se consume sur l’autel du pouvoir. Un pays sans présent qui s’engouffre dans des zones de combats qui n’ont plus rien de romantiques. Il est déjà cinq heures, la nuit va tomber, je ne veux pas tarder.

*

La Turquie m’a ouvert au monde. J’ai appris à y penser autrement. Je me souviens encore lorsque j’avais quinze ans et que mon beau-père évoquait au cours du petit-déjeuner familial, l’Anatolie et sa profondeur historique, le déroulé de ses cultures et Istanbul ensuite, une ville où j’ai fini par aller, la ville monde par excellence, qui puise à tant de sources, une ville de concepts qui se présente derrière le visage d’un melting pot où rien n’est fait pour durer, où l’on apprend à relativiser, où l’on demeure interdit devant un tel creuset d’humanités.

Istanbul ne serait rien sans ses pourtours, sans la mer Noire et les Balkans, la Grèce, la Méditerranée, le Caucase, les mondes arabe et persan. Un carrefour, un lieu de rencontres et d’échanges. Il ne s’agit pas d’une île comme je l’ai longtemps pensé mais d’un continent perdu, à la dérive souvent. Istanbul n’est plus Constantinople. Une fracture qui n’est pas seulement idéologique, mais sensorielle. Une ville qui hésite, une ville qui se morfond dans un cœur abîmé. Une ville où j’ai pourtant été heureux. Le temps ne se récupère pas. Je cherche toujours Istanbul.

Une page est en train de se tourner. Rien ne sera plus comme avant. Je le sens bien. Je ne sais pas si je resterai longtemps. L’espoir de vivre dans un pays démocratique et respectueux de sa mémoire s’amenuise peu à peu. Un pays qui achève dans la violence une mue entamée le 3 novembre 2002 – jour de la victoire électorale du Parti de la justice et du développement (AKP) –, une contre-révolution qui ne doit rien au hasard ni même au supposé pragmatisme d’un fondateur sans nom et sans figure, mais au contraire à l’application minutieuse d’un programme destiné à démanteler les principes de la République, celle de 1923, ceux imposés par Kemal Atatürk.

Un constat qui n’est pas une critique – chaque pays a le droit de se gouverner comme il l’entend – mais le regard amer d’un observateur habité d’une passion sans égale pour un pays dont il est loin d’être acquis qu’une majorité de sa population se reconnaisse dans une telle manière de gouverner. Un pays où dorénavant le concept de minorité s’étend au-delà des cercles traditionnels de la confession et de l’ethnie, les cibles habituelles d’une logique majoritaire, celle du fanatisme, qu’il soit religieux ou nationaliste.

Tous ceux qui ne pensent pas avec le pouvoir – certains utilisent le mot de « régime » – sont susceptibles d’êtres mis au ban de la société, dénoncés, licenciés, emprisonnés – comme Kadri Gürsel et tant d’autres journalistes –, censurés – comme vient de l’être Orhan Pamuk par le grand quotidien Hürriyet – ou lynchés par des médias aux ordres et bientôt par une foule fanatique. Nous ne sommes pas loin de revoir les scènes effrayantes du massacre de Sivas, en 1992, lorsqu’une masse déchainée provoqua la mort de 37 personnes venue participer à un festival de culture alévie. Un pays enfin où je compte beaucoup d’amis, un pays qui m’a accueilli à un moment crucial de ma vie, à l’un de ces tournants où le danger guette le jeune homme en quête de changements et d’espoir.

En Turquie, la simple contestation n’est plus tolérée, les témoignages sont quotidiens comme les menaces et les injures. Le principe même de réflexion est déjà suspect. C’est à la baguette du chantage que la population est menée depuis des années, les accusations de terrorisme pouvant toucher chacun de ses membres. Un jeune médecin vient de se jeter par la fenêtre du cinquième étage de l’hôpital d’Izmir où il travaillait avant de se faire arrêter pour « gülénisme » supposé, afin de ne pas avoir à souffrir de l’opprobre sociale.

C’est une société fracturée où les gens ne peuvent plus se parler sans s’insulter dès qu’il s’agit de politique, chacun défendant les derniers carrés de liberté qui demeurent, chacun défendant son honneur et sa respectabilité, alors que des criminels reconnus sont reçus en grande pompe au palais présidentiel d’Aksaray à Ankara. Quant faut-il alors partir ? Beaucoup de gens sont obligés de se poser cette question alors qu’il y a seulement quelques années encore le solde migratoire s’était inversé et que des milliers de jeunes turcs revenaient de l’étranger pour participer à l’euphorie collective d’une forte croissance.

Partir, mais pour aller où ? Partir, pour quoi faire ? La lâcheté me répugne, mais je sens la catastrophe inéluctable. Un pays régresse et qui s’éloigne des valeurs communes. Le combat est trop inégal, les combattants sont désarmés, même la rue leur est interdite. Le pouvoir se renforce dangereusement sans aucun contre-pouvoir, les loups sont lâchés, ceux de la basse besogne et du crime. Un pays qui ne peut échapper à ses démons, un pays qui remet en cause sa diversité alors que sa nature est d’être un pont entre les rives, une alliance des civilisations.

Ces pages sont celles d’une époque singulière, une transition vers l’inconnu. C’est pour les sans voix de Turquie que je tiens à m’exprimer, sans partage et sans joie. Ce sont les visages que j’ai croisés tout au long de ces tribunes publiées depuis les élections du 1er novembre 2015, qui ont été un tournant dans le mensonge et la manipulation. Je ne suis pas un analyste politique, je prends et je transforme.

Ces points de vues sont personnels et n’engagent que moi. Les normes m’ennuient, je les laisse aux spécialistes, chacun son domaine. Il y aurait tant à écrire, à décrypter si l’on se montrait un peu mois paresseux et si l’on considérait la Turquie n’ont pas comme un monde clos mais comme un possible laboratoire pour le monde de demain. L’année 2016 s’est achevée par le bain de sang du Reina, dans la nuit du 31 décembre, une boîte de nuit où je me suis beaucoup rendu à mes débuts, une boîte de nuit où l’anti-mondialisme s’est invité à l’improviste par un provocateur ignorant des belles choses de la vie. Un pays de démissions successives qui dérange maintenant, loin de l’indifférence des jours heureux.

(…)

 

Vie de cafés
(8 mai 2015)

 

En Turquie aussi, dans les cafés on refait le monde. Pendant mes pauses, au cours de mes immersions en salle de bibliothèque, je me réfugie dans un endroit à proximité, où le thé ne coûte qu’une livre turque, un tel tarif devenant rare à Beyoğlu, tandis que le café turc n’est qu’à cinq lira (un euro faisant trois livres turques). Dans les lieux plus élégants, dont le quartier raffole, les prix oscillent entre huit et quinze livres pour le même service, c’est cher. Ces lieux dont je parle sont souvent des rez-de-chaussée d’immeuble de commerce où il faut se pencher au bout de quelques marches pour entrer dans une salle toujours enfumée, malgré l’interdiction.

Sans décors, ces estaminets proposent quelques tables avec des tabourets dépareillés. Au mur, il y a souvent un portrait d’Atatürk – que l’on ne retrouve plus dans les lieux à la mode –, une horloge en plastique, des affiches de cinéma remontant à l’époque du Yeşilçam – l’âge d’or du cinéma populaire turc –, et un grand-père affalé près du radiateur, en hiver. Des lieux clos sans musique, sans « bruit » devrais-je préciser, tant la pollution sonore devient la calamité du flâneur contemporain. Ma seule tolérance s’orientant vers la musique sirupeuse d’antan, parfois Dario Moreno – un levantin originaire d’Izmir –, mais plus souvent Zeki Müren – un chanteur efféminé qui se produisait sur scène dans les années 1970 en collants roses et paillettes.

À Istanbul, les cafés populaires ne sont pas en voie de disparition, ils s’accrochent et persistent contre la gentrification de certains quartiers. Ils sont autant d’espaces de sociabilité pour le « populo », le vendeur ambulant, le gardien d’immeuble, le postier, le marlou du coin, ou l’employé de mairie. Bref, des gens normaux pour qui la croissance turque est un mirage et pour qui la politique est une affaire lointaine. Les idées étant arrêtés à certains principes que l’on défend bec et ongles.

Mais ce n’est pas vraiment de ces cafés dont je veux parler, mais ceux d’un troisième genre, des lieux associatifs où les jeunes qui réfléchissent se rendent, où se retrouve la jeunesse politique d’Istanbul. Des coins enfumés et sales – aussi – mais qui sont vivants, où le débat se déroule à la manière d’une agora antique, chacun prenant la parole à tour de rôle pour défendre un point de vue, lancer une pétition, appeler à manifester, comme cela se faisait dans les allées du parc de Gezi. Ces adresses ne se passent que sous le manteau, des lieux discrets de Beyoğlu, Dolapdere, ou Kadiköy, des endroits provisoires installés sous des toits où les serveurs sont des travestis kurdes objecteurs de conscience, où l’on parle du droit des minorités, sexuelles et ethniques, du poids de la « patriarchie » en Turquie, du féminisme, d’écologie et d’aide aux réfugiés. Un cocktail détonnant pour les tenants béats d’un pouvoir drogué à l’ivresse de l’ « égo » et d’un « je » destructeur.

*

Pas de Nuit debout à Istanbul ou Ankara, en référence au mouvement de la place de la République. Les Turcs ont déjà essayé au printemps 2013, dans les allées du parc de Gezi, et ça c’est terminé avec huit morts et des milliers d’arrestations dans tout le pays. Les mots « résistance » et « répression », ils connaissent. Les participants de Nuit debout à Paris savent-ils qu’ils ont pris cette idée à un chorégraphe turc de 34 ans, resté « debout » pendant plusieurs jours et plusieurs nuits sur la place de Taksim ? Seul d’abord, puis rejoint par des milliers d’autres citoyens, ils ont manifesté sans bouger, sans parler – sans violence surtout –, par la seule force de leur présence. Il faudrait songer à reverser des droits d’auteur à ce jeune homme. Un geste de reconnaissance, pour une fois que la Turquie a été un modèle pour l’Europe entière.

La révolte de Gezi fut un moment heureux dans l’histoire d’Istanbul. Une date qui restera dans les mémoires. Dans quelques semaines, le 31 mai au soir, nous allons célébrer son troisième anniversaire. La police s’inquiète d’éventuels débordements. Mais c’était « avant », avant le tournant sécuritaire du gouvernement, avant la question de l’État islamique en Turquie, avant les attentats de Suruç, Ankara et Istanbul, avant le réveil de la guerre contre les Kurdes, avant la fin programmée de l’État républicain.

Un « Gezi » aujourd’hui serait tout simplement inconcevable, une révolte qui a commencé par une question d’arbres coupés, du civisme d’une minorité de stambouliotes et qui rassembla vite trois millions et demis de citoyens, selon les chiffres de la police. Pendant ces trois semaines, des tendances opposées ont réussi à cohabiter en paix sur un périmètre réduit, dans le respect de la parole de l’autre, sans s’insulter. Des gens qui représentent la Turquie invisible, celle dont on ne parle jamais à l’international, les forces vives d’un pays qui a aussi le droit d’être considéré au-delà la seule realpolitik et des grands enjeux. La Turquie n’est pas qu’un affreux pays de beaufs islamistes et ignares.

*

Point de café ni débats politiques mais la salle de concert du lycée français Notre-Dame-de-Sion (1856) sur le boulevard de la République. Marie-Christine Barrault est venue à Istanbul pour lire des textes d’Antoine de Saint-Exupéry. Dans la salle de spectacle qui fut autrefois la chapelle du lycée, la magie commence. Ce sont des extraits de Lettre à ma mère, Lettre à un otage, de Terre des hommes ou Vol de nuit, le tout accompagné par les notes enivrantes du pianiste Franck Ciup, alternant compositions personnelles et des pièces de Mozart, Bach ou Piazzolla.

Un spectacle hors norme qui nous porte loin du quotidien et qui me fait venir les larmes aux yeux devant tant de grâce et de beauté, notamment au cours du récit de Guillaumet et de son accident dans les Andes : « Ce que j’ai fait, je te le jure, dit-il à Saint-Ex, jamais aucune bête ne l’aurait fait ». Nous y étions, le héros était devant nous. Le talent d’une grande actrice, l’ambiance si particulière de cette salle et de ce public assoiffé de culture et de belles choses.

La programmation culturelle de Notre-Dame-de-Sion est de grande qualité. J’y vois une autre forme de résistance aux méandres noirs du pessimisme et du laisser-aller. « La globalisation est terriblement réductrice, explique le proviseur Yann de Lansalut, elle interdit à beaucoup l’accès aux arts et à la culture en offrant des succédanés numériques au lieu des vrais fondamentaux appartenant aux peuples et aux cultures ». Une semaine de spectacle qui va se poursuivre avec Ars Antiqua et leurs sonorités venues du Moyen Âge, puis le pianiste viennois Paul Badura-Skoda. « Si à l’école nous ne mettons pas à la disposition des jeunes qui nous sont confiés un véritable bain culturel qui sorte des standards, alors ils n’auront jamais accès à des dimensions culturelles qu’ils ignorent. » Fermez le ban. Rien à ajouter. J’en ai déjà trop dit.

*

La Méditerranée en deuil. Les frontières de l’Europe ne devraient pas être celles de la police et des navires de guerre, mais celles des valeurs. La paranoïa d’une invasion de réfugiés qui menacerait l’Europe se répand comme une traînée de poudre et déstabilise les esprits les plus sains. Un bateau chargé de 500 personnes vient de couler net dans les mêmes flots bleus où nous nous baignerons cet été. Un bateau rempli à ras bord de gens vendus comme des marchandises par des passeurs assassins, ayant tout perdu, pillés et rançonnés depuis le début de leur longue marche vers la vie.

Ayant entendu à la radio le journaliste Jean-Paul Mari s’exprimer à ce sujet, je me suis demandé si nous ne passions pas à côté de l’essentiel. La légitimité de l’Europe n’est-elle pas en train de se jouer, ici-même, à nos « frontières » ? Ne sommes-nous pas assez forts pour relever cet immense défi humanitaire ? N’avons-nous pas les moyens de nous extraire de nos égoïsmes pour nous ouvrir à cette multitude d’« autres » en errance ? Ce sont des hommes et des femmes que je n’ai jamais cessé de croiser au cours de mes voyages en Syrie, en Irak ou en Afrique de l’Est.

À chaque fois, j’ai été accueilli avec bienveillance. Des gens qui ne quittent pas leurs pays pour leur plaisir. Jean-Paul Mari a évoqué une association que je ne connaissais pas, SOS Méditerranée, et qui affrète un navire, L’Aquarius, pour patrouiller au plus près des côtes africaine et tenter de secourir ces embarcations avant le moment fatal. Il y a des gens qui se battent pour sauver notre honneur, une valeur irremplaçable. En 2015, en juillet, alors que j’étais en Grèce moi-même, je me souviens du témoignage de ces pêcheurs de Lesbos partis seuls recueillir ces radeaux de la Méduse en mémoire d’Homère et des contes d’antan.

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