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Un destin en noir et blanc

publié le 27/01/2007 | par Florence Décamp

Ile de Pohnpei. Décimé après le passage d’un cyclone en 1775, Pingelap se reconstruit dans la consanguinité. Une étrange maladie apparaît alors, rendant des enfants aveugles aux couleurs.


Michelle a un tee-shirt rose et Dalyda un soleil jaune sur son débardeur. Mais elles n’en seront jamais rien car ces deux petites filles sont, depuis leur naissance, aveugles aux couleurs. Dans ce jardin, sous un ciel livide de chaleur qui englue de moiteur la vallée de Mand, elles ont fermés les yeux pour échapper à une lumière qui restera toute leur vie, une permanente blessure. Quelques instants plus tôt dans la maison commune de la tribu, en dépit de la pénombre, leurs paupières frémissaient comme des ailes de papillons. L’oeil s’ouvrait vite, s’emparait d’un fragment du décor puis s’abaissait pour retrouver la douceur du noir à la cadence des phares qui balayent la mer d’un regard fracturé. Autour de la table personne ne s’en étonnait. Parmi l’assemblée, quelques adultes, trois adolescents et un petit encore au sein de sa mère avaient les mêmes regards fugitifs qui sont le sceau d’une maladie que portent les habitants de l’île de Pingelap.
A l’achromatopsie, cécité congénitale aux couleurs, les gens de Pohnpei ont donné le nom de maskun, les yeux éteints. Des yeux privés de cônes, ces cellules qui tapissent l’aire centrale de la rétine
et qui permettent la perception de la couleur et des plus petits détails. Aux achromates ne restent que les cellules disposées à la périphérie, les bâtonnets, généralement réservés pour la vision par faible lumière. Un peu comme un conducteur qui n’aurait, ébloui par les phares des véhicules qu’il croise, que ses veilleuses pour avancer dans la nuit. Si ce n’est que pour ceux frappés de maskun, la nuit est une oasis. Leur seul refuge depuis la furie de Lengkieki, le cyclone qui a ravagé leur île et bouleversé leur destin.

Il frappe Pingelap en 1775. Noisette de sable, l’atoll est accroupi à seulement trois mètres au dessus du Pacifique dont les vagues, ce jour là, comme solidifiées par le vent qui les pousse, vont tout broyer dans leur course. Dans la gueule de l’océan, Pingelap va s’anéantir. Les cocotiers, les bananiers, les arbres à pain sont jetés à la mer et les poissons échoués à terre. La plupart de ceux qui ont échappé au cyclone seront rattrapés par la famine. Sur une population qui atteignait presque 1 000 personnes, il n’en restera qu’une vingtaine dont le nahnmwarki, le roi de l’île, un des rares hommes, si ce n’est le seul, à avoir survécu. Les femmes de Pingelap sont fécondes et le roi vigoureux, en quelques décennies la population franchit le cap de la centaine mais cette multiplication ne peut être que consanguine. A la quatrième génération qui suivit le passage de Lengkieki, une étrange maladie apparut. A la naissance, les nourrissons paraissaient en bonne santé, mais dès le troisième mois leurs yeux semblaient s’affoler et ils détournaient la tête pour fuirez les lumières trop vives. A deux ans, ils ne pouvaient déceler les petits objets qu’à faible distance. A quatre ans, il était évident que le bleu du lagon et le vert de la palme leur resteraient à jamais inconnus.

La mutation génétique responsable de l’achromatopsie était sans doute présente depuis des siècles dans cette région de la Micronésie mais la probabilité de deux parents porteurs de ce même gène récessif restait faible jusqu’à ce que Lengkieki chavire l’équilibre de l’île. Aujourd’hui, un tiers de la population est porteur du gène et, sur 700 habitants, un peu plus de 60 sont achromates alors qu’à travers le monde seule une personne sur 30 000 est touchée par cette maladie. Pingelap est l’unique endroit connu de la planète où le taux d’achromatopsie atteint une telle proportion. Et la vallée de Mand, sur l’île de Pohnpei, où des habitants de Pingelap sont venus s’installer il y a presque 50 ans. Dans leurs bagages, les immigrants ont emporté, à leur coeur et à leur corps défendant, le maskun avec eux.

Dans la voiture qui cahote sur la piste, Pelihna raconte Pingelap que ses parents ont quitté avant qu’elle ne vienne au monde dans la vallée de Mand. Elle est infirmière, haute comme trois mangues et a la langue sacrément bien pendue pour ces archipels où les hommes se réservent traditionnellement le droit à la parole. Pour l’heure, elle vitupère contre ceux qui se défoncent au sakau, boisson au goût de terre qui ouvre des abîmes de léthargie à celui qui en consomme trop. “Ils me disent que le sakau, c’est meilleur que le sexe! ” Ses mains lâchent le volant et la voiture tangue affolant un cochon noir assoupi sous les arbres. “Tu sais ce que je leur réponds? Qu’ils ne savent pas ce que c’est que le vrai sexe!” Pelihna a suivi un des ses fiancés jusqu’en Alaska mais élève ses enfants toute seule. “A chaque fois que je suis enceinte, j’ai peur que le bébé ait le maskun…” Une angoisse que partagent toutes les femmes originaires de Pingelap qui savent que leurs enfants, considérés comme simplets, seront montrés du doigt et exposés aux quolibets. Pour la danse de leurs paupières et ce regard qui ne peut jamais s’épanouir. A l’école, les enfants sont incapables de déchiffrer les signes inscrits au tableau et doivent baisser la tête jusqu’à toucher leurs cahiers pour y écrire. Dans la vallée de Mand, l’instituteur le sait, il lit et répète plusieurs fois ce qu’il trace au tableau pour que les enfants atteints par le maskun puissent suivre la leçon. Mais plus tard, au collège, personne ne les aide et ils sont ignorés par les autres élèves. Souvent, ils s’enfuient et s’en retournent pour retrouver la protection de cette vallée isolée devenue le radeau de ceux qui ont quitté Pingelap.

Après avoir frôlé l’anéantissement, Pingelap a ployé sous un trop grand nombre. Au début des années 50, l’île ne pouvait plus nourrir ses habitants et le roi a cherché une autre terre pour accueillir une partie des siens. Une longue quête avant d’être enfin accepté par les propriétaires de Mand sur l’île de Pohnpei à 400 km de Pingelap. Ils furent 600 à faire le voyage et Pelihna fut un des premiers enfants à naître. “ Le symbole du renouveau!” affirme-t-elle. Pourtant rien n’a changé et les bébés aux yeux absents font toujours pleurer leurs mères. “Je dis à mes élèves qu’il faut partir, prendre mari ou femme loin du village. C’est la seule solution pour vaincre le maskun”. Cinq des six enfants de Delson Pony, l’instituteur, sont partis aux Etats-Unis non pas tant pour fuir la maladie que pour trouver du travail de plus en plus rare sur Pohnpei. Le Pacifique est ainsi fait de familles dispersées. A les voir aller au rythme lent des îles, on imagine ces hommes ancrés pour l’éternité alors qu’ils sont voyageurs. Magellan, Cook ou La Pérouse n’avaient pas encore largué les voiles pour explorer cet océan que depuis longtemps ses habitants y naviguaient en suivant la course des étoiles et le chant des vagues.

“Moi, j’ai de la chance mon arrière grand-père était allemand et le grand-père de ma femme, japonais…” Delson Pony, dont les racines se sont entremêlées à celles des colonisateurs qui se sont succédés en Micronésie, a échappé à la maladie. “Il faut nettoyer notre sang du maskun ” qui, à ne pas s’être mélangé, s’est alourdi comme les eaux immobiles des marécages, étouffées de ne plus être traversées par les courants. Mais ouvrir la vallée de Mand aux autres seraient aussi diviser la terre, alors beaucoup préfèrent encore transmettre à leurs enfants un destin en noir et blanc plutôt que de fragmenter leur héritage. Et puis qui voudrait d’eux? L’achromatopsie est un mot trop barbare pour qu’il ait un sens à Ponhpei où chacun murmure qu’une vieille malédiction emprisonne ceux de Pingelap aussi aveugles que les oiseaux de nuit quand ils sont pris dans le feu des projecteurs. Et la honte s’accroche aux femmes qui mettent au monde des enfants maskun et cherchent en vain la faute qu’elles ont dû commettre pour être ainsi punies.

Michelle et Dalyda, sont comme des oisillons au nid, pépiant de concert, le visage tendu vers la voix qui leur parle. Il suffirait de lunettes très foncées et couvrantes, identiques à celles que possèdent les gens atteints de cataracte, pour que leurs yeux puissent s’ouvrir. Des équipes médicales qui sont passées une ou deux fois dans la vallée de Mand en ont laissé quelques modèles mais personne ne les porte, même les banales lunettes de soleil sont rares. Car plutôt le couteau de la lumière sous leurs paupières que d’avouer un handicap qui les fait différentes des autres enfants. Des loupes et des lunettes à fort grossissement, identiques à un télescope miniature, dont se servent les achromates ailleurs dans le monde, pourraient aider les gens de Pingelap mais les fonds manquent dans une île où sévissent toujours des maladies comme la lèpre. “ J’ai passé des heures sur les routes, juste pour faire avaler leurs cachets aux patients. Tant que, ce n’est pas douloureux ils se moquent bien des médicaments…et la lèpre continue ses ravages” s’énerve Pelihna. Mais les prothèses visuelles seraient sans doute elles aussi reléguées au fond des maisons plutôt que d’être affichés au regard des autres.

Dans la vallée de Mand, les tôles des toits brûlent toujours d’une terrible fournaise mais le soleil a basculé vers la mer. Bientôt viendront les derniers éblouissements sur le lagon. Puis, le crépuscule. Confusion de gris pour les autres, il est un émerveillement pour ceux qui souffrent du maskun. Le jour qui s’efface est un voile qui se lève. De cette absence de couleur, ils sont capables de distinguer la moindre nuance, de déchiffrer la plus infime variation. Sur Pingelap, ils est l’heure de plonger dans la fraîcheur de l’océan sans craindre d’être crucifié par son reflet. Les hommes attraperont au filet les poissons volants qui accrochent au ciel des sillages lumineux. Dans la vallée de Mand, les petits refuseront d’aller se coucher pour profiter encore de cette douce obscurité qui apaisent leurs meurtrissures. Plus tard encore, quand les autres chercheront des lumières électriques pour vaincre les ténèbres, les enfants du maskun avanceront, sans peur, comme des chats dans la nuit.

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Copyright Libération. 2004

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