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Un homme à la mer

publié le 16/01/2012 | par benoit Heimermann

Au terme d’un incroyable voyage non-stop de 1 152 jours (sans escale, ni ravitaillement), l’Américain Reid Stowe est rentré au port. Satisfait et désorienté tout à la fois.


Sur le bois du ponton une main innocente a tracé à la craie une invitation sans façon : “ welcome home, Reid Stowe ”. Et c’est à cet endroit précis, le 17 juin à 13 heures, que l’intéressé, peigné et rasé de frais, affublé d’un jeans et d’un t-shirt parfaitement raccords, a posé le pied au final d’une navigation non-stop de 1 152 jours. Deux ans et sept mois passé loin des côtes, sans la moindre escale ni le plus petit ravitaillement, avant de retrouver, passé la si bien nommée statue de la Liberté, son port d’attache new-yorkais, ses amis compatissants et l’écho, soudain partagé, d’un exploit hors norme qu’aucun marin, ni être humain d’aucune sorte, n’a jamais accompli ni même envisagé.

Les premiers mots, comme les premiers pas furent hésitants. Pour la circonstance, le passager du temps avait préparé un petit “ speech ”. Quelques feuilles volantes parcourues à la lettre qui assurèrent la cohérence de son propos à défaut de chasser un trop plein d’émotion difficilement contenu. Où il fut question de “ temps qui passe ” plutôt que de “ chemin à suivre ”. De “ mission à accomplir ” plutôt que de “ place dans l’histoire ”. Mais, plus encore, de “ dépouillement intérieur ”, de “ contemplation partagée ”, d’ “ échanges spirituels ”, autant d’ingrédients qui prêteraient à sourire si l’expérience menée par ce Sisyphe au pied marin ne constituait pas en soi un événement proprement exceptionnel.

A deux pas, Soanya, sa femme, apparemment soulagée, écoutait. En avril 2007, nous l’avions rencontrée une première fois en face, de l’autre côté de la rivière Hudson, à Hoboken, point de départ du “ Grand voyage ”. Menue, fragile, photographe amateur, tout juste âgée de 20 ans, elle avouait n’avoir jamais accompli de navigation d’importance mais se réjouissait pourtant d’embarquer avec Reid puisque tel était le projet initial. 306 jours plus tard, au large d’Australie, Soanya pouvait revendiquer un périple marin qu’aucune femme n’avait jusque là accompli mais, inconvénient rédhibitoire, avouait aussi ne s’être toujours pas débarrassé d’un mal de mer devenu insupportable !

Une souffrance à double détente puisque l’intéressée mit plusieurs semaines à comprendre qu’en prime elle était enceinte ! “ Reid et moi avions passé un pacte. S’il m’arrivait quoi que ce soit, j’avais convenu de débarquer sur une embarcation de passage pour le laisser aboutir ce pourquoi il s’était préparé depuis toujours… ” Deux ans plus tard, timide et apeuré, l’enfant tombé de la mer, découvre, non sans appréhension, la cacophonie du retour annoncé et, plus encore, un homme qu’il a, semble-t-il, bien du mal à considérer comme son père.

Cette incrédulité, la communauté nautique dans son ensemble n’est pas loin de la partager à l’encontre d’un phénomène décidément peu banal. On l’a compris : Reid Stowe n’est pas déterminé, il est obsédé. Une idée, une seule, l’a habité pendant vingt ans : aboutir un voyage disproportionné susceptible, tout à la fois, de lui permettre de découvrir le vaste monde comme de visiter le plus profond de son âme.

Entre 2000 et 2007, cet idéal se résuma à quelques phrases inscrites sur un panneau de bois accroché à la diable dans le gréement d’un voilier stationné à demeure au pied des tours de Manhattan. “ 1 000 jours en mer, toutes les aides et tous les soutiens sont les bien venus. ” Sauf que personne – ni sponsor, ni média – ne se sentit jamais vraiment concerné. Ostracisé par bien des spécialistes, Stowe est loin de faire l’unanimité. Son pedigree fait débat. Le chaman aventurier, grand amateur de yoga et de méditation, avait certes déjà beaucoup navigué à bord d’engins souvent improbables, mais son profil d’artiste philosophe, familier des textes tantriques et des champs de conscience, toujours prêt à quémander ou squatter au-delà du raisonnable, usa petit à petit bien des bonnes volontés.
Sans aides véritables (à l’exception de quelques échanges de marchandises et de nourritures), Stowe – et Soanya – ne se sont pas moins jetés à l’eau. Et entêtés dans des proportions à peine imaginables. Leur Everest liquide n’en est que plus remarquable.

Trente et un mois durant, “ Anne ” et son capitaine ont traversé bien des vicissitudes. Percuté un porte containers (14è jour) et manqué de chavirer (658è jour). Sans cesse, il fallut rapiécer et recoudre, calfater et réparer, renforcer et consolider. Avec les “ moyens du bord ” selon l’expression plus que jamais consacrée.

“ Je n’ai pas vu passer le temps ! ” Dans le ventre de sa baleine – encombrée comme un garde-meuble, aménagée comme une cellule de moine –, l’émule de Melville et Conrad réunis détaille ses occupations sans pathos. Ses cartes enluminées, ses toiles ésotériques, son livre de bord boursouflé. Sur l’arrière, sa cuisine est un laboratoire garni de pousses de haricot savamment plantées et rempli de réserves de poissons minutieusement séchés. “ Ce que je faisais du matin au soir ? Je méditais. Je contemplais. Je jouais avec les cordes de mon bateau, comme un musicien joue avec les cordes de sa guitare. ”

Les privations ? Une bénédiction. L’isolement ? Un accomplissement. “ Par essence le marin est un privilégié. En quittant la terre, il se détache de ses contingences en même temps qu’il gagne en indépendance. ” Le discours de Stowe bégaye sauf qu’il est désormais adossé à une expérience unique dans les annales. Le lendemain de son atterrissage, après une première nuit bien sûr passée à bord, ses mots se veulent encore plus démonstratifs : “ Je peux accéder à des mondes que le commun des mortels ignore ” ; “ Je crois que je peux faire progresser la race humaine ” ; “ Personne ne peut se prévaloir de mon niveau d’autonomie. ”

On enregistre plus que l’on ne commente. En sous-titre de son expédition, Stowe avait inscrit : “ The Mars Odyssey ” en référence aux voyages interplanétaires à venir susceptibles de tirer des enseignements de sa claustration volontaire. Une thématique abandonnée en chemin juste après sa séparation d’avec Soanya. Déjà auteur d’un dauphin géant dessiné virtuellement dans le haut Pacifique au gré d’un parcours contraint qui l’occupa pendant deux mois, la marin cosmique – émule transi de Bertrand Moitessier – a ajouté à sa palette un cœur non moins géant tracé cette fois au beau milieu de l’Atlantique ! Ses mesures, ses cartes, ses points successifs font foi de ces occupations illuminées, apparemment, inscrites au rang de ses chimères depuis toujours.

Sa mère : “ Reid est un être à part. C’est un leader. Une exception. ” Son père : “ C’est un artiste, et comme tous les artistes, il est parfaitement incompris pour ne pas dire davantage. ” Lui : “ Il faut se méfier des affabulateurs. Ils mentent, divaguent mais, plus déroutant encore, ils viennent parfois au bout de leur lubie ! ” A l’heure qu’il est, Reid Stowe ignore de quoi demain sera fait. Il n’a pas un sous vaillant en poche. Aucun parrain ni bienfaiteur n’est venu frapper à sa coque. Les autorités du port de New York lui ont commandé de lever le camp au plus vite. Il n’a qu’une vérité à quoi raccrocher ses convictions et ses espoirs : être allé au terme de la plus déraisonnable des quêtes. A ses yeux, le plus beau de tous les voyages.

Par Benoît Heimermann à New York

(février 2011)


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