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«Une certaine quantité de terreur»

publié le 17/02/2007 | par Jean-Paul Mari

La bataille au sol peut commencer d’un jour à l’autre. Avec les nouvelles armes qui sont rassemblées dans le Golfe, la guerre des sables sera encore plus terrible et meurtrière que celles qui l’ont précédée


Quand le premier obus tombera au premier jour de l’offensive, celui qui l’entendra siffler sera terrorisé mais vivant. La balistique a ses règles: on n’entend jamais venir l’obus qui vous tue. C’est ainsi. L’explosion, le bruit, la poussière sont pour les autres, ceux qui restent, en attendant le prochain obus. Ceux-là peuvent bien s’emmitoufler dans leur combinaison nucléaire-biologique-chimique, le lourd gilet pare-éclats, le masque à gaz et le casque de combat. Ils savent qu’ils sont nus quand le souffle de l’explosion vous arrache le précieux masque en caoutchouc et le projette au loin, dérisoire comme un accessoire de carnaval.
Un vrai bombardement est quelque chose d’inhumain. «Il suffit de trois pièces d’artillerie de 155 mm, côte à côte, pour marteler l’espace d’un terrain de football, explique un officier français. Pris sous ce genre de feu, même un lapin de garenne n’a pas grand’chance de s’en sortir.» Les soldats qui l’ont subi connaissent l’humiliation de ce mal au ventre dès les premières explosions, la nausée irrépressible qui emporte le plus courageux face au premier blessé ou mort, mutilé. Que peut faire un combattant «moderne» emprisonné dans sa superbe armure technologique? La guerre au sol est souvent synonyme de boucherie. Aujourd’hui, à l’heure de l’offensive, on fait mine de redécouvrir que l’armée irakienne est la quatrième du monde et que ses soldats, endurcis par la guerre, n’ont pas beaucoup d’états d’âme, qu’ils savent s’enterrer, souffrir, résister et servir 4 200 tanks et plus de 3 000 canons.
Mais les généraux alliés ne peuvent pas avoir oublié ce qui s’est passé il y a deux ans à peine, à quarante kilomètres au nord de la ville de Koweït, dans la péninsule irakienne de Fao. C’était une immense palmeraie, verte, sur du sable lisse et plat, de quarante kilomètres de long, au bord du Chatt el-Arab. Pour reprendre Fao, les Irakiens ont d’abord ouvert un barrage en amont, pour faire monter les eaux du fleuve, humidifier le sable et interdire aux Iraniens de s’enterrer. Puis l’artillerie et les blindés ont ouvert le feu. Six millions d’obus en quelques jours. Quatre explosions au mètre carré. En face, il y avait des pasdarans iraniens, motivés et durs au combat. On les a retrouvés morts, collés les uns contre les autres comme des gamins terrorisés, avec leurs trousses à pharmacie ouvertes, inutiles. Tués par le souffle des explosions. Il n’y avait plus de palmiers, plus de sable lisse, seulement des buttes labourées et des carcasses de véhicules calcinées. On a parlé de trente mille morts. Quelques survivants erraient au milieu du champ de bataille: regard ailleurs, sans défense et sans but. La plupart étaient devenus fous.
Du terrible «terrain de football» à la bataille de Fao, le cauchemar d’une guerre meurtrière, de l’affrontement de deux blocs d’acier, casque contre casque, voilà ce que les stratèges alliés veulent éviter. Bien sûr, le Golfe n’est pas une péninsule, la ligne de front court d’un bout à l’autre de l’Arabie, le ciel appartient aux avions alliés, la logistique se traite sur ordinateur et le demi-million d’hommes venus ici pour se battre sont des engagés. «Rien à voir avec les appelés au Viêt-nam. Là-bas, les gars étaient tristes, rudes et débraillés, mal dans leur peau et obsédés par une seule idée: foutre le camp ailleurs… constate Jonathan Spot, médecin militaire britannique, sec et précis. C’était une autre génération.» Ici, les nouveaux professionnels sont des garçons polis et consciencieux, des salariés de la guerre, des techniciens compétents, régalés, en six mois d’entraînement, de milliers d’obus et d’un immense champ de tir. «Pour eux, le combat se jouera sur deux terrains très différents, explique un militaire. Ils connaissent parfaitement le premier, celui des armes et de leur technologie. Mais il leur reste à découvrir l’autre côté des choses: l’expérience directe de la guerre.» Et du désert.
Voilà si longtemps qu’ils n’ont pas vu un civil, une femme ou un enfant. Leur univers est fait d’alter ego en uniforme, occupés à tourner sur un monde à l’horizon lisse, chaud le jour et glacial la nuit, balisé de temps à autre par un poteau, la rayure d’une piste ou un vieux bidon rouillé. Du coup, ils se prennent à rêver d’un peu de verdure ou d’asphalte, d’une maison ou d’un simple feu rouge. «Quelle est votre position géographique? a demandé un reporter à un marine occupé à creuser son trou dans le sable.
– Je ne sais pas.
– Secret militaire?
– Pas du tout, a répondu l’autre très sérieux. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où nous sommes. Voilà tout.»
Seuls les officiers connaissent les données topographiques; les autres sont là, «au milieu de nulle part», comme ils aiment à le répéter. Très vite, le temps et le sable coulent entre leurs doigts ouverts et ils perdent la notion des jours et des lieux. Alors, le désert redevient ce qu’il est: un océan de pierres où l’on navigue grâce à l’ordinateur de bord relié au satellite. Pas de «Cote 203», pas de bosquet ou de carrefour pour guider la progression. Au premier vent de sable, il faut une boussole pour aller, à un kilomètre de là, rendre visite au prochain campement.
A bout touchant de l’adversaire, la guerre se jouera aussi sur la capacité de ne pas se perdre. Surtout ne pas se tromper d’adversaire dans la tour de Babel des forces alliées, ne pas confondre l’allié égyptien, koweïtien ou marocain avec l’ennemi irakien; attention à avancer en même temps dans la même direction; surtout ne pas aller trop loin.
«Sur un champ de bataille, celui qui avance est nu», soupire un vieux combattant. A l’heure de l’offensive, il faudra pourtant marcher au-delà de la limite théorique de portée des obus: un couloir large d’une bonne trentaine de kilomètres où l’artillerie ennemie peut, à tout moment, vous enfermer dans le rectangle mortel du fameux «terrain de football». Il faudra avancer en oubliant les canons, leurs obus chargés de chimique, et ne plus penser à l’arrière, à ces salles d’opération pour «contaminés»: ogives gonflables pressurisées, où des extraterrestres en gants de chirurgien manipuleront les blessés avec autant de soin qu’un objet humain toxique. Il faudra avancer et contourner les champs de mines, un demi-million d’engins inventés par tous les ingénieurs du globe: mine «par pression», qui arrache les jambes du fantassin; mine soviétique qui s’élève, explose à hauteur d’homme et tue dans un rayon de 25 mètres; mine américaine, qui soulève un char de 60 tonnes; mine à retardement, «intelligente», ou fausse mine, bien visible, qui vous pousse vers l’endroit où l’autre engin, bien caché, va vous déchiqueter… Sale inventaire.
Derrière son canon, l’artilleur lui-même n’est plus en sécurité. Aujourd’hui, les systèmes de radars irakiens ont besoin de moins de deux minutes pour repérer la batterie qui fait feu et régler leur tir de contre-batterie. Dans le meilleur ou le pire des cas, les obus peuvent se croiser en vol. Vite! Déplacer la colonne, s’arrêter, positionner les canons, repérer, charger, tirer et repartir… L’artilleur est condamné à une éternelle course-poursuite. Bientôt tout le désert deviendra dangereux. Guerre moderne, on se battra même la nuit, grâce aux lunettes infralumineuses qui vous traquent dans l’obscurité; guerre anonyme, on ne verra sans doute jamais l’homme que l’on va tuer. Dans le ciel, il y aura des jets et des hélicoptères porteurs de mort et, devant, quelques milliers de tanks qui joueront à cache-cache dans un espace plat et désert qui n’abrite personne. «Cette bataille sera d’abord une bataille de blindés», prévoient les stratèges. On imagine un char lourd moderne, comme une machine invulnérable, une énorme locomotive qui déroule ses rails devant elle.
«Erreur. A l’intérieur, on est tendu, tous les sens en éveil, avec le sentiment d’être un gibier offert à tous les coups», précise un expert. Lui a déjà mené un char au combat, il sait que rien ne remplace l’oeil de l’homme debout, accroché à sa tourelle: «On sait que l’ennemi est là. Mais on ne le découvre que quand le char d’à côté brûle. Et il vous reste de quatre à six secondes pour repérer l’autre et le tuer.» L’autre, c’est le missile antichar individuel, Milan ou TOW, cent pour cent de réussite à trois kilomètres; ou le tir de canon qui soulève un tank de soixante tonnes «comme un cheval cabré»; ou l’obus-flèche en uranium appauvri, qui troue tous les blindages; ou la «charge creuse» qui fonctionne comme un chalumeau, fond l’acier et le projette, à huit cents degrés, à l’intérieur du blindé, où tout explose: munitions et carburant… Arrêtons là. Qu’importe le blindage: «Un char touché est hors de combat. Le choc est épouventable. Au mieux, cela ressemble à un terrible accident de voiture. Les hommes sont anéantis, physiquement ou moralement. Pour longtemps».
Cette guerre ne ressemblera probablement à rien de connu. Il y a trop d’hommes, de matériel et de science dans un espace trop vide. On croit savoir qu’elle sera époustouflante de violence, que les pertes en premières lignes sont estimées entre 5 et 10%, qu’on se battra de jour comme de nuit, à coups de rayons laser ou de gaz moutarde, et qu’on tracera un trait d’union entre le médiéval et l’ultra technologique. On sait seulement que le sol tremble sans arrêt sous l’effet des B52 aussitôt qu’on s’approche un peu de ce qu’on appelle le front, que les déserteurs irakiens disent qu’ils ne supportaient plus le bruit des bombes et que, bientôt, il faudra que chaque homme négocie avec sa propre peur. A l’arrière, on a déjà prévu une autre armée, celle des psychiatres, qui attendent ceux qui auront marché trop loin, au-delà de la limite définie par un célèbre stratège, jusqu’à cette «certaine quantité de terreur que l’homme ne peut supporter».

Jean-Paul MARI


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