Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

USA: La folie NASCAR!

publié le 13/08/2021 | par benoit Heimermann

« Des pilotes aux moustaches de cow-boy… »
C’est le sport qui, aux Etats Unis, a connu la plus forte progression ces dix dernières années. Un manège de voitures folles qui attire, jusque dans les coins les plus reculés du pays, des foules de spectateurs à peine imaginables.


Bristol est une bourgade sans envergure. Il faut parcourir pas moins de trois cent kilomètres pour rallier Nashville, première ville importante des environs. Aucun immeuble ni centre commercial digne de ce nom n’est visible alentours. Et pourtant, c’est là, au milieu de nul part, aux confins du Tennessee, au plus loin d’une succession de collines boisées et de champs repus, au croisement de l’Interstate 81 et de l’US Highway 421, que le circuit automobile le plus improbable de la terre s’amuse à chatouiller la voûte du ciel.

Au cœur de l’incommensurable pyramide de fer et de béton, tour de Babel repeinte aux couleurs du consumérisme triomphant, les escaliers sont plantés à la vertical et les travées empilées jusqu’à l’infini. Des tribunes à donner le vertige : 160 000 sièges au total, surmontés, pour partie, d’une couronne de suites climatisées d’où l’on aperçoit à peine la microscopique piste de 857 mètres qui, en contre bas, les annoncent et les justifient.

 

La distance est telle que sans écrans géants ni téléviseurs d’appoint le candidat au spectacle est incapable de distinguer les rebondissements de compétitions où l’on peut enregistrer jusqu’à cinquante changements de leader par séance !

“ Courir à Bristol, revient à courir dans un tonneau. ” Colporté par trois générations de pilotes, l’adage ne croit pas si bien dire : c’est d’un tambour de machine à laver dont il est ici question plutôt que d’un anneau vitesse proprement dit. Dès la première séance d’essai, l’impression s’entête : sur ce circuit insignifiant dont les deux extrémités sont inclinées à 36° près de cinquante voitures gavées d’essence sont satellisées dès le top de départ.

Autant parler d’un monstre de métal qui, sans cesse, se mord la queue, d’un convoi non-stop tout juste capable de tourner sur lui-même, d’une tempête furibarde qui n’en fini plus de décocher des déflagrations propres à vous crever les tympans ! Un vacarme auquel il convient d’ajouter les vociférations des supporters, les exhortations des haut-parleurs et les incantations publicitaires !

Pendant trois heures, le stade-volcan ne s’appartient plus, la terre tremble, le séisme guète pour de bon…
Bristol n’est pas une exception, mais une étape parmi d’autres de la surpuissance NASCAR (National Association for Stock Car Auto Racing), championnat grandiloquent qui, du fait des millions de dollars et de spectateurs qu’il additionne, n’a rien à envier au grand cirque de Formule 1. Mais qui s’en distingue d’autant plus qu’à l’instar des circuits qu’il plébiscite, il ne s’aventure jamais en dehors du territoire étasunien.

 

Un western au long cours avec ses poursuites infernales et ses attaques impitoyables, ses bons et ses méchants, ses pièges et ses vengeances, qui, depuis quelques années, ne cesse de gagner en puissance jusqu’à rivaliser, depuis peu, avec les sports les mieux établis du calendrier US.

Il n’y a pas qu’en matière de chevaux vapeurs et de chasseurs de primes que la NASCAR pratique la surenchère. Question fréquentation, l’inflation est également de mise. Sur les vingt événements sportifs ayant attiré le plus de public aux Etats Unis en 2005, dix-sept étaient organisés par ses soins !

A la fin de la même année, la ligue des superlatifs à répétition est devenue le deuxième sport le plus regardé du pays (derrière le base-ball) avec 150 millions de téléspectateurs revendiqués par saison. Si le basket a augmenté de 21 % son audience sur le territoire américain depuis 1990, les courses de “ stock cars ” ont, dans le même temps, amélioré la leur de 91 %.

Toujours en 2005, le championnat le plus en pointe du moment a séduit près de 800 sponsors différents et généré plus de 2 milliards d’euros de chiffre d’affaire dans le seul domaine de marchandising !

 

A Bristol, la profusion de couleurs et de mouvements a tôt fait d’étourdir le chaland. Cinq jours avant la course phare une armée infinie de pick-up et camping-cars a déjà investi la place jusqu’à former une mer insondable de tôles et de plastique entièrement dévouée à la cause.

Un parking gulliverien converti quel que soit l’heure du jour ou de la nuit en barbecue permanent, en salle de télévision à ciel ouvert, en foire commerciale sans fin où tout s’achète et se vend à la seule condition que les marchandises proposées aient un exclusif rapport avec la passion des gens du cru.

A Bristol, comme à Tallageda, Richmond, Pocono ou Daytona, la religion NASCAR se pratique à l’exclusion de toutes les autres au gré d’un dogme intangible et sectaire. Le fan NASCAR s’habille NASCAR, mange NASCAR, parle NASCAR avec une constance telle que le simple curieux est vite placé en état d’infériorité pour ne pas dire davantage.

La Formule Indy, le Cart et toutes les autres spécialités automobiles pratiquées aux Etats Unis rassemblent, elles aussi, leurs comptants de fanatiques, mais aucune ne mobilise des troupes aussi radicales que le championnat qui nous occupe. Des fantassins calqués sur un modèle unique – empâtement généreux, consommation exagérée, tenue customisée – et tributaires d’une culture où il est – on s’en aperçoit bien vite – davantage question de valeurs ancestrales que de progrès social.

 

“ Soutenons nos troupes ”, “ Fier d’être Américain ”, “ Un Etat, une Nation ” : les autocollants ou t-shirts recensés alentours ne trompent personne. Ni les stands de recrutement plantés à la périphérie. Et encore moins le Bottin de téléphone distribué en guise de programme où il est signalé que sur les trente et quelques écuries engagées une l’est spécialement par l’US Air Force, une autre par les Marines, une troisième par l’US Army.

Omniprésents aussi les pasteurs et les prières ! Les mains posées sur la Bible juste avant que ne sonne l’heure du départ, les offices célébrés le matin de la course ou les mariages – une bonne vingtaine à Bristol – contractés à l’intérieur même de la cathédrale que l’on sait. Sur le linteau de chacune des portes conduisant au circuit un panneau prévient encore : “ Laisser vos armes à l’extérieur ”, pendant qu’un second stipule : “ Les glacières de plus de 40 centimètres de large sont interdites ”. Au pays de la NASCAR, non, décidément, le raisonnable n’a jamais cours.

 

Si, de nos jours, la plupart des Etats américains sont concernés par les courses de supposées “ voitures de série ” (stock car), c’est essentiellement dans les six ou sept du “ Southern ” et du “ Southest ” (les deux Caroline, les deux Virginie, le Tennessee, la Georgie et la Floride) qu’elles prospèrent à grande échelle.

C’est d’ailleurs là qu’est née ce succédané des antiques course-poursuites qui, du temps de la prohibition, opposaient les limousines des contrebandiers aux voitures de police systématiquement débordées. Des chemins creux des “ Great Smoky Mountains ” aux pistes de terre battue, il n’y eut qu’un seul coup de volant à donner juste avant que ne se généralisent les enceintes futuristes qui, désormais, font office de rendez-vous obligatoires.

Sur le tourniquet de Bristol, les séances de qualification se succèdent à un rythme effréné. Même s’il existe plusieurs types de compétition, tous les engins qui y participent se ressemblent. Rien à voir avec les fragiles insectes qui s’agitent sur les pistes de F1 : les monstres survitaminés de la NASCAR, même transformés en bombes roulantes, se plaisent à ressembler aux voitures de monsieur tout le monde.

Des parkings environnants à la piste qu’ils entourent les labels essentiels de l’industrie automobile américaine se répondent comme un écho. Ici et là, c’est de Chevrolet, de Pontiac ou de Dodge dont il est question.
“ Gagner le dimanche, vendre le lundi ” : la priorité édictée par Bill France, père fondateur de la fête originelle (reconduite depuis 1947), n’a jamais été prise à la légère. D’emblée, les principales marques US ont enregistré le message et compris la nécessité de créer un naturel rapport de connivence entre les acteurs du show et ceux qui les applaudissent.

Par principe, le fana de NASCAR s’amourache pour une voiture ou un pilote. Et ce sont les couleurs de l’une et de l’autre qu’il arbore en priorité sur ses plaques minéralogiques, pare-soleil, housses de siège ou instruments de camping… A l’inverse, chaque vedette concernée doit contractuellement à ses admirateurs un certain nombre de jours de mise à disposition, jusqu’à soixante par an pour les plus populaires d’entre eux, qui, de rencontres en dédicaces, de photos en discutions, s’efforcent de fidéliser au mieux un public plus dévot que la moyenne.

A proximité de l’anneau de Bristol, les échanges vont bon train. Un bolide – ou tout au moins sa copie conforme – a été installé dans l’allée centrale du supermarché voisin. Devant une station service, des stands de démonstrations – pilotage, changement de roues, refueling – attirent les badauds en rangs serrés.

Du matin au soir, les groupies font main basse sur des collections illimitées de coussins, casquettes ou voitures miniatures. A l’heure dite, ils règlent surtout leurs casques radio sur la fréquence adéquate : pendant les essais comme durant les courses, ils profiteront des échanges “ en direct ” entre les différents membres – mécaniciens, pilote, “ crew chief ” – de leurs équipes préférées.

Mais il y a plus. Dans les attendus même de leur sport, les organisateurs ont, depuis toujours, veillé à niveler les valeurs, à privilégier l’égalité des chances et à renvoyer dos à dos le talent et la ténacité. En NASCAR – cette disposition mérite d’être soulignée à gros traits – “ l’ensemble des voitures se valent ou peu s’en faut ”.

Elles pèsent toutes 1500 kilos, disposent d’un pareil moteur V8 et sont chaussées de pneus strictement identiques. En NASCAR, à peine révélée, une trouvaille technique se doit d’être rendue publique puis partagée. En NASCAR, rapatrié dans son stand, même une épave peut être reconditionnée et à nouveau lancée dans la bataille.

Après vingt tours de piste seulement, la voiture n°56 fait peine à voir. Précipitée à plus de 250 km/h contre la lisse de ciment, sa carrosserie est digne d’une compression de César. Sous les projecteurs mobiles, dépêchés au centre de l’anneau par son équipe, les scies et autres tournevis électriques s’acharnent sur sa carlingue blessée.

Le pilote n’a même pas pris la peine de se désharnacher ni de quitter son casque : une mini bouteille d’oxygène atténue son calvaire et une canule de plastique lui propose de se désaltérer. Privé d’ailes et de capot, mais crédité d’un radiateur flambant neuf, celui ci a déjà rejoint la piste dans le sillage des camion-aspirateurs chargés d’absorber les derniers reliefs de son carambolage.

Des points, le miraculé peut encore en récupérer quelques poignées : en réalisant une remonté spectaculaire ou en bouclant un tour encore plus rapide que les précédents. Paradoxe stimulant : même au volant d’un engin revu et corrigé par Mad Max, un concurrent rétrogradé peut réaliser un meilleur score en fin d’épreuve qu’un troisième ou un quatrième restés exagérément planqué dans le peloton ! Des prudents aux les téméraires, des suicidaires aux suceurs de roue : tous les tempéraments cohabitent sur les circuits de la NASCAR !

Cette prime offerte aux courageux participent pour beaucoup du succès de l’anti-championnat de F1. Lors de la seule course de Bristol, vingt-cinq voitures se sont ainsi emmêlées les pare-chocs et dix au moins ont été victimes d’un “ big one ”, un “ carton ” à grande échelle qui, dans la seconde, déclenche un infernal ballets de dépanneuses affolés et de gyrophares à l’avenant. Les accidents ne sont, pour la plupart, jamais prémédités, mais, compte tenu de l’étroitesse de l’ère de jeu mis à la disposition d’un peloton sans cesse régénéré, ils sont inévitables…

La personnalité de certains pilotes précipite parfois le pire. Dans les rangs de la NASCAR, les risque-tout sont légions qui écopent de pénalités importantes en cas de récidive mais récupèrent aussi l’admiration d’une bonne part du public toujours avide de drame et de sang. Malgré de draconiennes mesures de sécurité mise en place depuis quelques années – arceaux-cages, harnais redoublés, moteurs bridés – les morts ne sont pas rares sur les pistes barillet de ce sport aux habitudes primitives. Mais qui s’en plaint vraiment ?

“ La NASCAR n’est pas un sport de chochotte. C’est parmi son public que l’on a recruté l’essentiel des soldats qui sont parti faire la guerre en Irak. Il n’y a pas de honte à cela, au contraire, nous devons être fier d’appartenir à une élite toujours prête à prendre les devants. ” C’est William France en personne qui parle. Même si on ne voit plus beaucoup les chemises rose bonbon du fils du fondateur sur le bords des circuits, si c’est son fils Brian qui a remplacé son vieux corps malade dans le fauteuil directorial, les valeurs qu’il incarne demeurent d’actualité.

La NASCAR n’est pas peu fier de ses particularismes. De ce savant mariage entre l’empirisme et la modernité. De ces crics et de ces jerricans qui cohabitent avec des ordinateurs de piste et des instruments de mesure directement empruntés à la NASA. De ces pilotes aux moustaches de cow-boys et des jeunes golden boys qui n’en finissent plus de les tirer par la manche. De cette ambiance de jamboree scout et de ces grands messes télévisées qui cohabitent sans se phagocyter.

Les bailleurs de fond de la NASCAR demeurent néanmoins prudents. Même assis sur leur tas d’or ils ne s’égarent pas en vains investissements et cherchent par tous les moyens à préserver l’authenticité de leur produit. Ils ont bien songé un moment conquérir d’autres marchés. A lancer en Australie ou au Japon quelques épreuves tests. Sans grandes convictions cependant.

A vouloir marier leurs particularismes avec d’autres cultures ils se sont vite aperçus qu’ils prenaient le risque de décevoir un cœur de cible, on l’a vu, plus sectaire que partageur.

Depuis l’origine une seule voiture étrangère (une Jaguar en 1954) est parvenue à bousculer l’hégémonie US. Et si quelques pilotes venus d’ailleurs – Jim Clark, Mario Andretti ou les Français Jo Schlesser et Claude Ballot Lena – ont tenté leurs chances au milieu des “ chauffeurs de taxi ” aucun ne s’est sérieusement distingué.

“ All americans cars and all americans drivers ” (des voitures et des pilotes 100% américains) : le slogan de la NASCAR ne trompe personne. Et il n’est pas né celui qui prétendrait bousculer l’exclusive prétention qu’il recouvre.

 

 

Publié en mai 2007


Copyright L'Equipe-Magazine.