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Viêtnam, la trahison des médias

Videos publié le 25/09/2008 | par Jean-Paul Mari

Le journaliste est-il un traître à son pays ?

Viêtnam, janvier 1968. En sept ans, la présence militaire américaine est passée de quelques centaines de conseillers militaires à un contingent de 500 000 hommes.

Fin janvier 1968, période de trêve et de fête du nouvel an lunaire (le Têt), les forces nord-vietnamiennes encerclent la base américaine de Khe Sanh et déclenchent une guérilla urbaine de grande échelle dans le Sud du pays.

L’état-major américain croit alors tenir l’affrontement frontal tant attendu.

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Jusqu’alors, les bombardements massifs du Nord avaient exténué l’ennemi sans le vaincre. Les combats dans Saigon donnent aussi aux nombreux journalistes américains présents sur place l’occasion d’abreuver l’Amérique profonde d’images des soldats en action, lesquelles produiront l’effet inverse de celui escompté.

L’influence, sur l’issue d’un conflit, de son traitement médiatique à travers l’exemple vietnamien de l’offensive du Têt, première guerre mise en images.

Jusqu’à quel point des images peuvent-elles peser sur le sort d’une bataille ? La question s’est posée dès l’offensive du Têt au Vietnam. Elle continue de se poser aujourd’hui. Ce documentaire, remarquable, réalisé par Patrick Barberis, commence avec cette interrogation claire.

Le propos est direct, intelligent, critique et, – merci encore – sans pathos. La question aurait pu être encore plus nette : le journaliste est-il un traître à son pays ?

Reprenons : Vietnam, janvier 1968, contrairement à une idée reçue, l’Amérique gagne la guerre dans la jungle. En deux ans, ses avions ont déversé plus de bombes sur le Nord-Vietnam que les Alliés pendant toute la guerre sur l’Allemagne nazie. Le général Westmoreland annonce même qu’il entrevoit «la lumière au bout du tunnel».

Pour la fête du Têt, la trêve est déclarée, un tiers des GI sont en goguette dans les bordels de Saigon et les généraux jouent au golf. Dans la nuit du 30 janvier, les Nord-Vietnamiens attaquent par surprise une centaine de villes du Sud-Vietnam dont Hué et Saigon. Dans la capitale, la première cible est… l’ambassade US, autant dire un bout de territoire américain au Vietnam.

Il faut dix-neuf jours pour reprendre le bâtiment, pièce par pièce. Le combat est féroce, le commando nord-vietnamien lutte jusqu’à la mort, les soldats américains tombent, sous la pluie, dans la boue et le sang. De Saigon à Hué, pendant des semaines, le spectacle est le même. Et les caméras des journalistes filment. Bilan ? Les Américains réussissent à repousser une armée nord-vietnamienne saignée à blanc par cette opération-suicide, mais l’Amérique, qui a suivi les combats quasiment en direct, est épouvantée.

L’offensive du Têt a fait basculer l’opinion publique, et la guerre. Adieu la belle victoire des armes ! Désormais, on parle impasse, négociations et retrait. Hanoi vient de remporter sa plus grande bataille et elle est politique. Au Pentagone, la conclusion est simple : les médias ont trahi.

«Honteux !», dit un général, devant la photo d’un soldat blessé, ensanglanté, jeté à l’arrière d’un tank. «Honteux !», l’interview d’un soldat aux allures d’étudiant qui tire à l’aveugle par-dessus un mur en gémissant : «J’espère survivre. Et revenir chez moi reprendre mes études.»

Honteux, ce chef de la police sud-vietnamien qui tire froidement une balle dans la tempe d’un prisonnier. Honteux, le sang, les cris des blessés, le désespoir des civils, la violence et la haine au coeur des villes. Honteuse, la guerre ! A Washington, politiques et militaires en tireront les conséquences. Lors des prochains conflits, Panama, invasion de la Grenade, Amérique centrale, guerres en Irak, tout sera fait pour tenir les journalistes à l’écart ou pour les contrôler.

Pendant la première guerre du Golfe, l’état-major invente le «pool», un journaliste américain affecté par unité, nourri, vêtu, transporté, aux ordres. Expérience rééditée pendant l’invasion de l’Irak en 2003. Quant aux reporters européens, deux fois traîtres, ils sont exclus et en profitent pour sillonner le désert, rebelles, à leurs risques, déguisés en soldats et pourchassés par la police militaire.

Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ? Rien.

«Abject…», a dit, bouleversé, le père d’un soldat tué en Afghanistan en voyant la photo de talibans posant avec des uniformes pris aux militaires français. Les Nord-Vietnamiens savaient qu’ils ne prendraient jamais les villes du Sud, mais Hanoi a décidé de porter la guerre, sous les yeux des journalistes, là où elle est la plus sale, là où l’horreur masque le résultat de la bataille, dans les villes.

Les talibans font de même, ils cherchent à transformer une embuscade réussie en coup psychologique, en frappant là où les Français, comme les Américains, sont le plus vulnérable, leur opinion publique. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’ils s’attaqueront très bientôt eux aussi au cœur de la capitale afghane, sous le nez de la presse, à Kaboul.

Que devient le journaliste dans cette affaire ?

Un «traître», un soldat de l’information ? Ou un propagandiste en mission qui doit façonner des reportages propres et lisses, avec des soldats héroïques, les nôtres, des assassins d’enfants, les autres, une guerre sans sang, sans visage, sans douleur ? Le problème est que la paix et la guerre ressemblent au jour et la nuit. La paix, c’est chez nous, avec des feux rouges qui passent au vert, des histoires d’amoureux main dans la main et les tracas de la vie.

La guerre, c’est «là-bas», avec des carrefours exploses, des amoureux crucifiés, l’horreur et la survie comme agenda quotidien. Le reporter de guerre doit raconter, avec humanité et sans complaisance, des histoires de nuit à des gens qui ne vivent que le jour. Et c’est insupportable. Ici, un soldat mort est un homme jeune, un «enfant» dont la douleur des parents réclame le silence, le deuil et l’hommage.

Là-bas, dans le monde de la nuit, presque tous les coups sont permis.

Là-bas, c’est un combattant formé à sa mission, qui sait qu’il peut tuer et mourir. Là-bas, dans le monde de la nuit, presque tous les coups sont permis. Même les Américains savent désormais que la guerre avec zéro mort est une utopie, pire, un mensonge politique.

Il n’y a pas, non plus, de guerre sans dégâts psychologiques, sans souffrance, sans douleur des familles, sans cette horreur que les médias ont pour métier de rapporter du monde de la nuit vers celui du jour. Le nôtre.

 


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