Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Voile. Alain Gerbault. Le courage de fuir, par Benoît Heimermann

publié le 28/10/2021 | par benoit Heimermann

Alain Gerbault a été le premier navigateur français à avoir accompli le tour du monde en solitaire de 1923 à 1929.

 

Sur les hauteurs de Laval, au sommet d’un Golgotha de rues pavées et de placettes arborées, une secte de marins prêcheurs sacrifient au culte d’un Christ d’un autre âge. Un enfant du pays, grandi dans l’opulence, élevé dans l’orthodoxie, fragile et souffreteux, et néanmoins conquérant. Avide de rupture, pressé de changements, pour qui la “ volonté tendue ” était un projet et l’ “ énergie du devenir ” un précepte.

Très tôt, Alain Gerbault fit vœux de surplomber les abîmes, un territoire autrement vertigineux que les perspectives qu’il cultiva, son enfance durant, sur les rives si paisibles de la Mayenne.

Ses faillites sont ses plus belles victoires

On pense à Saint-Exupéry exilé volontaire à Cap Juby sous la menace des tribus maures. A Rimbaud allant chercher à Harrar le contraire de ce qu’il avait goûté à Charleville. A Malraux admirateur de la Reine de Saba et pilleur de tombeau à Angkor. Comme ces jusqu’auboutistes, Gerbault rêvait de faire de sa vie un chef d’œuvre. Quitte, le cas échéant, à “ poser sa tête dans les mâchoires de la bête ” (Jules Roy).

Jamais, son existence durant, il ne s’est senti plus rassuré qu’en déséquilibre. Son destin cabossé émeut, mais il convient d’admettre qu’il vaut moins pour ses réalisations que pour ses accidents. C’est dans la lutte que l’enfant bien discipliné, tour à tour, pilote de Guerre, tennisman des années folles et circumnavigateur patenté, fut grand.

Ses faillites sont ses plus belles victoires, preuves avérées qu’il “ est toujours moins grave de perdre que de se perdre ” (Romain Gary).

“ Tout homme, insiste-t-il encore, a besoin d’un sommet qu’il doit atteindre de son propre chef, seul et en son temps. ”

“ Je ne comprends pas qu’en pensant au monde entier on puisse rester toujours là, cloué sur place. ” C’est lui qui le dit. D’emblée, comme pour justifier son mouvement perpétuel. “ Tout homme, insiste-t-il encore, a besoin d’un sommet qu’il doit atteindre de son propre chef, seul et en son temps. ”

Sur le faîte qui surplombe Laval, devant le joli petit musée qui lui est consacré à deux pas de la réplique vermoulue du “ Firecrest ” qui le conduisit si loin de ses bases, on ne peut ignorer cette profession de foi. Pas de doute, pour Gerbault, tourner autour du monde – en solitaire de surcroît – demeure le meilleur moyen de circonscrire ses inconstances.

Même s’il passa, un temps, pour un marin d’Epinal, subit l’ire des spécialistes, commis maintes erreurs de navigation, Gerbault n’en a pas moins marqué les esprits. Olivier de Kersauson qui s’enorgueillit d’avoir hérité de son couteau de poche insiste : “ Peut être apparaît-il aux yeux de certains comme un personnage d’opérette, il n’empêche, c’est lui qui a défriché, montré l’exemple et entraîné les autres à sa suite. ”

Casque de cuir bouilli et lunettes de mica en sautoir, il décolle…

A chacun ses humanités. En bon fils de bourgeois, Alain Gerbault entame les siennes sous l’égide – cela ne s’invente pas – de l’Immaculée Conception. Mais c’est dans les rangs de l’armée, à l’âge de 21 ans, qu’il fait ses véritables classes. Que n’a-t-on écrit sur les bouleversements sociaux, psychologiques, moraux occasionnés par la Grande Guerre ? Un excitant pour certains, une émasculation pour d’autres. En prélude, Gerbault a réussi le concours d’entrée à l’école des Ponts & Chaussées. Tout le destine à devenir ingénieur et le désigne responsable de l’entreprise de fours à chaux initiée par ses aïeux.

Première embardée du destin : c’est aux confins de la zone de conflit que le pseudo entrepreneur installe son Q.G. Qui plus est au service d’une arme inédite : l’aviation tout juste sortie des limbes, champ d’expérimentation effrayant même pour des boutefeux en mal de sensation et d’espace.

Gerbault piaffe au moment même où une mauvaise diphtérie lui coupe momentanément les ailes. L’année 1916 est déjà bien avancée, lorsqu’enfin, casque de cuir bouilli et lunettes de mica en sautoir, il décolle. Fonck, Guynemer, Nungesser, se distinguent. Lui s’escrime. Ses cabrioles sont hésitantes, ses attaques aléatoires. En l’espace de vingt-six mois, il n’abat que trois avions ennemis.

Son palmarès est décevant. Cinquante-quatre impacts de balle recensés sur la carlingue de son Nieuport, une Légion d’Honneur attribuée par le ministère de la Guerre ne suffisent pas à contenter ses élans. Gerbault est insatisfait. Frustré devrait-on écrire.

Mais quelle force nous permet de fendre la vague ?

De la Guerre, le jeune lieutenant se faisait une toute autre histoire. Au minimum, le marche pied d’une gloire mirobolante. C’était sans compter sur les traumatismes accumulés, les camarades perdus, cette vacuité soudain révélée qui, dans un pareil mouvement, le précipitent dans une toute autre direction.

En signe de deuil, il écrit à sa cousine Elisabeth : “ La guerre m’a fait sortit de la civilisation, je n’espère plus y retourner. ” Un constat et une promesse. Fini les illusions et vive la fuite ! Gerbault n’est pas lâche, il est lucide. Il a cru en l’homme. Pour l’heure, il désespère de lui.

La frivolité devient un viatique. Le voilà retrouvant le chemin des courts de tennis, frayant avec les mondains, flânant sous les frondaisons du Racing Club de Paris. Avec son ami Pierre Albarran, il fait la paire jusqu’à perdre, non sans panache, une finale de championnat du monde sur terre battue. Celui qui a échangé ses bandes molletières pour un pantalon de flanelle croit-il vraiment en son avenir ? Sans grandes convictions, il achète un terrain à la famille Pétain à Villeneuve Loubet, se lance dans une affaire de poulets en boite et se hasarde à exploiter une plantation d’œillets.

Rien de bien sérieux en vérité. Gerbault a la tête ailleurs. Il lit, s’évade, découvre la “ Croisière du Snarck ” de Jack London. Une révélation. Ou la navigation considérée comme une allégorie de la condition humaine. Mais quelle force nous permet de fendre la vague ? Et surtout, une fois atteint son but, que reste-t-il de notre sillage ? Voilà bien un philosophe vagabond digne de considération. Gerbault est un novice, mais, déjà, il écume les ports anglais en quête d’un transport à sa mesure.

Un jeune homme étique, ébouriffé, mal fagoté, souvent pieds nus…

La perle rare s’appelle “ Firecrest ” (Crête de feu). Un cotre franc, en chêne et teck de Birmanie, qui jauge dix tonneaux et mesure onze mètres. Un couloir lesté pas très adapté aux pérégrinations hauturières, privé de rouf et de filières mais pourvu de rayonnages d’acajou et d’érable moucheté où l’apprenti matelot entassera pas moins de deux cent volumes. Thucydide, Platon, Callimaque, Xénophon : ses compagnons de papier anticipent le sérieux du voyage à venir !

Le musée de Laval dispose de nombreux documents rapportant la montée en neige de ce projet nautique. Des échanges avec Ella Maillard ou Hermine de Saussure qui partagent les préparatifs du “ Firecrest ” dans le port de Cannes. Des photographies surtout où l’on apprend à mieux connaître le beau bateau en bois et son valeureux capitaine.

Un jeune homme étique, ébouriffé, mal fagoté, souvent pieds nus, affublé d’un pull de grosse laine et d’une culotte difforme. Le pont de son embarcation est encombré, les voiles ferlées sans méthode. L’improvisation règne pour ne pas parler de négligence.

Et pourtant Gerbault s’obstine, s’aguerrit. Plus qu’un objet de performance, son bateau est un outil, le tremplin de ses nouveaux espoirs. A cette époque, on ne le soulignera jamais assez, deux marins seulement (les Américains Joshua Slocum et Harry Pidgeon) ont osé un Tour du monde en solitaire mais aucun n’a tenté une traversée de l’Atlantique Nord d’Est en Ouest. C’est le projet de Gerbault, si ce n’est son salut.

Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? C’est de Tour du monde dont il est désormais question.

Joseph Kessel l’a dit : “ L’être, même le plus modeste, même le plus anonyme, se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. ” En relisant “ Seul à travers l’Atlantique ”, compte rendu circonstancié du voyage tant désiré, on est frappé par le cortège des erreurs et des imperfections accumulées pas son auteur. Cent un jours de pénitence entre les Canaries et New York ! Une moyenne de 1,8 nœud ! Des voiles déchirées, une bôme inutilisable. Un cargo grec qui offre une remorque secourable et des vivres qui le sont encore davantage. Une fois de plus, Gerbault subit plus qu’il n’agit, mais sa résolution ne fait aucun doute.

Bernard Grasset – déjà éditeur de Henry de Monfreid ou de Francis de Croisset – ne s’y trompe pas qui comprend bien que la prose de Gerbault dépasse et de beaucoup l’éphéméride du spécialiste. Peu importe si le voyageur illuminé évoque des albatros là où ils ne migrent pas ou s’étend à propos d’une Winchester qu’il n’a jamais possédée. Ce qui compte c’est le fond. L’appétence, la pénitence puis la délivrance. Que la presse admirative et les cénacles conquis font monter en neige à grand renfort de superlatifs.

Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? C’est de Tour du monde dont il est désormais question. Ou plus exactement de la découverte d’un nouveau monde situé bien au-delà du canal de Panama, au plus loin de l’océan Pacifique, au plus près de la Polynésie où le nouveau conquérant espère récolter de nouvelles raisons de voyager et donc d’espérer.

Au total, Gerbault musardera cinq années durant sous protection des horizons infinis. Il appréciera de relâcher à la Réunion, en Afrique du Sud, à Saint Hélène ou au Cap Vert, mais c’est au creux même du “ nombril du monde ” entre Marquises et Gambier, Australes et Tuamotu qu’il collectionnera les sensations les plus définitives. Comme Fletcher Christian tout juste débarqué de la “ Bounty ”, le solitaire, d’abord, se repaît. Les lumières et les odeurs l’assomment.

 

Où c’qu’est passé Alain Gerbault ?/ Fut-il la proie des cachalots ?

La félicité de ses hôtes tout autant. Le réveil à suivre est, en revanche, plus saumâtre. A la manière de Leiris, Simenon ou Titaÿna, égarés comme lui en pareilles eaux en des périodes équivalentes, Gerbault s’aperçoit que le tableau qu’il contemple est moins idyllique qu’il n’y paraît. Des désordres fomentés par la Grande Guerre aux insidieux marchandages suggérés par le colonialisme en marche y a-t-il tant de différences ? Gerbault doute, mais ne renonce pas encore. Les contingences poussent à la roue. Il a un Tour du monde à terminer, un nouveau livre à rendre et quelques amis qui, toujours, l’attendent.

Il écrit sa déception, mais repousse à plus tard sa rémission. Lorsqu’il revient en France, il s’appartient à peine. Le voilà à nouveau fêté, célébré. Pris au piège de sa condition de héros. Ce sont les Mousquetaires, les fameux Cochet, Borotra, Lacoste et Brugnon qui, à Roland Garros, lui font fête et Yvonne Printemps qui, après eux, assure le tempo : “ Sa goélette l’avez vous vue ?/ Où c’qu’est passé Alain Gerbault ?/ Fut-il la proie des cachalots ? ” Tout ça est-il bien raisonnable ?

L’otage de l’actualité ne sait plus très bien où il en est. Ses sentiments pas davantage. Souvent, il se réfugie à Marrakech. Comme André Gide au Tchad, il revêt la djellaba, fréquente la jeunesse locale et souscrit à “ L’Evangile du soleil ” son nouveau bréviaire qu’il rédige d’une plume lasse.

Il n’a qu’une hâte : ré-appareiller. Ses droits d’auteur l’autorisent à rêver un voilier conséquent. Pas plus long, mais plus marin. Construit à Sartrouville et remorqué par les canaux jusqu’à Marseille. Son nouveau programme ? Un Tour du monde supplémentaire cela va de soi ou plus exactement un retour en Polynésie. Parce que c’est là bas que l’innocence palpite et que c’est à l’unisson de cet espoir que Gerbault veut mesurer ses convictions.

“ Notre civilisation impose un faux idéal qui est la conquête de l’argent et des plaisirs faciles… »

A peine accosté, il déchante. Et se lamente : “ Il y avait dans ce magnifique et surhumain décors cette indicible tristesse d’une race qui disparaît et qui a perdu tout espoir. ” En l’espace de huit ans (entre 1925 et 1933), son discours se radicalise : “ Notre civilisation impose un faux idéal qui est la conquête de l’argent et des plaisirs faciles qu’il procure et opprime le bonheur individuel. ” Plus définitif : “ Il n’y a pas de bons régimes, les pauvres sont toujours exploités par les gens de pouvoir. ” Plus crûment encore : “ Il y a toujours une race qui baise et une race qui se fait baiser. ”

Le crash, la monté des extrémismes, les incidents de frontière monopolisent partout l’attention. Il est loin le navigateur éberlué qui se nourrit de fruits et se couvre de palmes. Qui joue au football, part à la pêche, partage les chants et les danses. Le monde bascule dans le chaos et lui surnage. Le 2 septembre 1939, il se présente au bureau de recrutement de Papeete. Mais l’on ne veut pas de lui. Il a 46 ans. Ses joues sont creusées à l’extrême, ses jambes anémiées pour tout dire. Il est décontenancé.

Opposé au ralliement de Tahiti à la France Libre. Le référendum à suivre est pourtant sans appel : 5 564 voix pour de Gaulle, 18 pour Pétain. Il veut fuir. S’imagine installé aux Samoa, de retour en France aux commandes d’un Spitfire ou, plus loin encore, à la barre de son “ Alain Gerbault ” rebaptisé pour le compte “ Principauté indépendante ”.

Quelques jours après Pearl Harbor, quatre indigènes portent en terre son pauvre cercueil de planches noires.

Il abhorre les Anglais, arbore un pavillon à fleur de Lys et divague : “ Peu à peu, et s’en m’en rendre compte, je perds du poids et je devient maigre. Je vis comme dans un rêve. ” A l’été 1941, on le retrouve à Timor, un bout de terre partagée entre une tutelle portugaise et une direction hollandaise. Les Japonais ne sont pas loin. Lui et son bateau se portent mal. Une malaria tenace d’un côté, un gréement fatigué de l’autre.

A l’hôpital de Lahane, il lit encore quelques poèmes de Lusiasdas de Camoes célébrant Vasco de Gama. Le 16 décembre, il coule pour de bon comme son bateau volé et passé par le fond un peu plus tard. Quelques jours après Pearl Harbor, quatre indigènes portent en terre son pauvre cercueil de planches noires. Aucun officiel ni fidèle n’est là pour saluer sa mémoire.

Triste fin que seul le temps parviendra à atténuer. Sur les murs du petit musée de Laval, les pleins et les déliés de la Légende s’accordent comme par miracle, comme se marient les accidents d’une existence finalement sans revendications ni prétentions tonitruantes. Certes, Gerbault cultiva sa solitude jusqu’à se perdre, mais son cheminement courageux en vaut bien d’autres autrement prévisibles.

“ Mes traversées, insistait-il, sont dictées par l’amusement et pour me prouver à moi-même que je pouvais réussir seul. ”

Mieux qu’une plainte, un accomplissement.

 

 

Desports, publié en 2018


TOUS DROITS RESERVES