Bernard Tapie et l’épopée folle du Phocéa
ll’histoire du voilier le plus superlatif du monde)
Par Benoît Heimermann
Ce n’est pas l’histoire du “ Titanic ” mais cela y ressemble. Même délire superlatif, même projet disproportionné, même destin contrarié. Des avaries et des avanies à n’en plus finir. Des espoirs trop vite montés en neige et des changements de cap à n’en plus finir. Des instants d’absolue splendeur aussi, tour à tour orchestrés par un golden boy hâbleur et menteur à souhait, la femme d’un émir saoudien indifférent ou un entrepreneur de la toile reconverti dans l’art contemporain.
un vaisseau fantôme
Juste avant que quelques apprentis trafiquants d’armes ou prestidigitateurs de papiers officiels ne pimentent sa croisière. Le “ Phocéa ” est sans doute un voilier de course, un yacht de luxe, une légende, mais il est aussi devenu, au fil des années, un vaisseau fantôme, l’avatar d’un pouvoir sans cesse promis et souvent déçu.
Aux dernières nouvelles, le fantasme flottant imaginé au mitant des années 70 par Alain Colas tire sur son corps-mort par 7°53’0’’ de latitude N et 98°24’0’’ de longitude E, face au Cape Panwa Resort, complexe hôtelier défraîchi de Phuket dans le sud thaïlandais. Il est supervisé par un capitaine slovaque et confié à la bienveillance d’un équipage birman.
c’est sur le Vieux Port de Marseille qu’est né l’exception.
Des ouvriers du cru bricolent à même le pont sans le soutien d’une infrastructure adaptée, n’arbore aucun pavillon et revendique un nouveau nom de baptême choisi d’évidence par un expert en prémonitions : l’ “ Enigma ” ! Les autorités thaï s’avouent embarrassées du cadeau, son droit de propriété fait débat et son futur est, une fois de plus, sujet à caution.
Quarante ans que cela dure ! Signe avant coureur : c’est sur le Vieux Port de Marseille, là même où les sardines sont souvent tenues pour des cachalots, qu’est né l’exception. Même à l’état d’esquisse jetées sur le coin d’une nappe de papier, le bateau magnifique possédait cette volonté de surenchère qui, à jamais, accompagnera le grand pêle-mêle de ses aventures.
Nous sommes en janvier ou février 1975.
faire la nique à Eric Tabarly
De part et d’autre de la table, Michel Bigouin, l’architecte naval le plus en vue du moment et Alain Colas, valeur montante de la voile hauturière. Un double objectif rassemble les deux convives : accoucher d’un voilier up to date pour la Transat anglaise programmée un an et demi plus tard et, accessoirement, faire la nique à Eric Tabarly que l’un et l’autre ne portent guère dans leur cœur pour ne pas dire davantage.
Colas qui, il y a cinq ans encore, découvrait la voile de compétition précisément au service de la référence nationale, voit grand. Très grand. Mieux, il enjoint Bigouin d’ajouter dix mètres à la rumeur la plus folle entendue sur les pontons. Un vague projet colporte un improbable vaisseau de 60 mètres. Va pour 70 ! 48 de mieux que le “ Pen Duick VI ” de Tabarly ! Et quatre mâts contre deux pour ajouté à l’emphase !
Fort d’un tel paquebot, Colas s’estime d’emblée intouchable.
L’époque est encore l’otage d’une théorie simpliste : plus un bateau est long, plus il va vite. Une conviction qui faisait peu cas des multicoques encore tenus d’avancer sur la pointe de leurs flotteurs. Fort d’un tel paquebot, Colas s’estime d’emblée intouchable. Encore faut-il le faire construire et surtout trouver les moyens de le financer.
Quelques bonnes fées se penchent sur le promis.
Les chantiers de l’arsenal du Mourillon à Toulon, les ingénieurs d’IBM, le maire de Marseille Gaston Deferre et toute la presse régionale avec lui sans oublier Gibert Trigano, bailleur principal, patron du Club Méditerranée et, se faisant, bénéficiaire du nom de baptême du nouveau-né. Sa contribution de 3,7 millions de francs n’est pas négligeable, mais puisque la victoire ne saurait faillir.
un pont de 575 m², 11 kilomètres de câbles électriques, un déplacement de 260 tonnes…
Le déroulé de la course ? La Fontaine n’aurait pas mieux imaginé. Avec d’un côté un mastodonte ultrasophistiqué et de l’autre un bateau rompu, trois fois plus modeste. Les chiffres du déséquilibre donnent le tournis. Et ceux attachés au sillage du “ Club Méditerranée ” plus encore : un pont de 575 m², 11 kilomètres de câbles électriques, un déplacement de 260 tonnes, des calculateurs, positionneurs et répétiteurs à ne plus savoir qu’en faire. Le tout commandé par un seul homme, un capitaine à rouflaquettes, impavide, arrogant et unijambiste !
Il ne manquait plus que cela pour ajouter à l’invraisemblable : quatorze mois avant le départ, Alain Colas est victime d’un accident. Son pied ne tient qu’à un tendon et nécessite vingt-deux interventions chirurgicales. Renoncer ? Jamais ! Comme de bien entendu, la traversée tourne vite au tragique.
“ L’histoire d’amour entre Alain et la mer se termine ici. ”
Malgré des relais électroniques en veux tu en voilà, le marin turbo est obligé de concéder une escale à Terre Neuve. Pis, il est pénalisé, vaincu et même accusé de tricherie. Teura, son épouse dépitée tire l’échelle de coupée à sa manière : “ L’histoire d’amour entre Alain et la mer se termine ici. ”
Pas si vite. Le bateau géant a perdu mais il a des comptes à rendre. Et de sévères ! Colas n’a d’autre alternative que de se muer en VRP. 500 visiteurs le matin, 100 autres pour une sortie éclair l’après midi et 300 autres pour la conférence du soir. De Dunkerque à Biarritz avant de rejoindre Marseille en juillet 1977, la grande baleine blanche souffre en silence.
Son capitaine s’engage au départ de la Route du Rhum sur “ Manureva ”) avant de disparaître pour de bon
Son capitaine tout autant qui s’engage au départ de la Route du Rhum un an plus tard sur une autre monture (“ Manureva ”) avant de disparaître pour de bon le 17 novembre “ au centre du cyclone, où il n’y a plus de mer, ni de ciel. ”
Teura hérite d’un deuil, d’un bateau fatigué et d’une société (Alain Colas Tahiti) endettée. Une proie rêvée pour le Robin des Bois des entreprises en faillite. Bernard Tapie a déjà sauvé de la noyade Terraillon, La Vie Claire, Look. Pourquoi pas le “ Club Méditerranée ” ? Il fait lui-même le déplacement en Polynésie et l’article à la veuve éplorée qui se réjouit de voir débarquer Crésus. Trois jours et 3,25 millions de francs plus tard l’achat est consommé.
Tapie n’aime pas spécialement la mer, mais il aime le luxe
Une peccadille au regard des surenchères à venir.
Tapie n’aime pas spécialement la mer, mais il aime le luxe : salle à manger pour vingt personnes, cloisons tapissées d’alcantara, baignoires en feuille de marbre, une colombe de Magritte, un papillon de Buffet. Tout n’est peut être pas authentique, mais tout impressionne.
Le moteur Rolls Royce de 800 cv comme les neuf tonnes d’eau produites chaque jour par le dessalinisateur. Ces aménagements ont un coût : 68 millions de francs. Et quelques conséquence structurelles. Avec ses mâts et sa coque rallongés de plusieurs mètres, l’ex-voilier de course pèse désormais 380 tonnes.
Il n’arbore pas le pavillon tricolore devant la mairie de Marseille par hasard.
Le futur patron d’Adidas ne s’en cache pas : le “ Phocéa ” (de Phocée, cité grecque à l’origine de la naissance de Massalia, aujourd’hui Marseille) est un instrument de conquête. Il n’arbore pas le pavillon tricolore devant la mairie de Marseille par hasard. A son bord, Tapie rachète les raquettes Donnay et fête la victoire de l’OM en Coupe d’Europe.
S’il entreprend quelques croisières, aux Seychelles ou au Vénézuéla, c’est toujours accompagné d’une poignée de décideurs choisis. Pour la galerie, il s’offre même une belle frayeur et un record en bonne et due forme (8 jours 3 heures et 29 minutes) à travers un océan atlantique tourmenté.
Il en faut plus pour coucher “ Nanard ”.
Il en faut plus pour coucher “ Nanard ”. Un bras de fer avec l’administration fiscale par exemple. Double trésorerie, sous facturation, irrégularité douanière : le vaisseau Tapie qui prend l’eau de toute part est, de fait, l’élément déclencheur de la chute à suivre.
Un gadin de 12 millions de francs à rembourser, agrémenté en Cassation de six mois de prison ferme supplémentaire ! Et vogue la galère : après Colas le naufragé, le sauveur d’épaves, est lui aussi contraint de céder le fier voilier sur lequel, en baie de Corfou et selon les rites orthodoxes, il avait convolé avec Dominique son épouse.
Mouna Ayoub apprécie aussi la Grèce. Elle y a séjourné à mainte reprises, sur différents yachts de luxe, mais sur le “ Phocéa ” se sera tellement plus agréable… D’origine libanaise, cette femme entreprenante mariée à Nasser Al-Rashid intime de la famille royale saoudienne s’enquiert auprès d’un nouvel intermédiaire.
en guise de dédommagement son époux bienfaiteur lui a octroyé “ The Star of Africa ” une pierre de 122 carats.
Camper & Nicholson est prêt à céder le “ Phocéa ” contre 5,56 millions d’euros. Adjugé ! Même son divorce en 2 000 ne la freine : en guise de dédommagement son époux bienfaiteur lui a octroyé “ The Star of Africa ” une pierre de 122 carats. Un apport idéal pour envisager quelques travaux d’aménagement supplémentaire.
“ Elle en a fait un promène couillons, c’est une honte ! ”
Dans la plus pur tradition de ce bateau vorace, les dépenses montent encore d’un étage. Au propre comme au figuré puisque que Mouna Ayoub en fait installer un en bonne et due forme au-dessus du cockpit déjà revisité par Tapie. L’opération et quelques ajouts parallèles chargent la barque de 18,25 millions d’euros de frais annexes !
Les experts comptables du chantier Lürssen de Brême se réjouissent, beaucoup moins les performances du bateau qui a encore gagné une bonne centaine de tonnes dans l’opération ! Tapie éructe : “ Elle en a fait un promène couillons, c’est une honte ! ”
En 2005, il harponne même un rocher au large de la Sardaigne.
Le “ Phocéa ”, c’est vrai, ne sort guère de Méditerranée. Il gîte moins, mais se traîne. En 2005, il harponne même un rocher au large de la Sardaigne. Trois blessés graves sont à déplorer.
Sans compter une frousse noire pour l’ensemble des passagers et le prince de Kent en particulier. Lassée, la capricieuse bienfaitrice du “ Phocéa ” cède finalement son bien à Fraser Yacht pour 9,9 millions d’euros. Eu égard aux investissements consentis, la somme est raisonnable. Via son bureau de Majorque, le broker monégasque trouve un acheteur début 2010.
Signe des temps, celui-ci a fait fortune sur la toile. Avec son frère Jean-Emile, Steve Rosenblum a inventé “ Prixmania ”, spécialisée dans la vente en ligne de tirages photographiques. Au gré, comme il se doit, d’une mise de départ limitée et d’une revente au sommet de la courbe ! Rien que de très classique. Tout comme l’âge du capitaine (trentenaire), l’allure de son épouse (étincelante) et la nature de ses activités annexes (diverses collections d’art).
goût du secret ? Peur du scandale ?
A l’inverse de ses prédécesseurs, le nouvel homme fort du “ Phocéa ” répugne à vivre sur le devant de la scène. Il a investi dans les accessoires téléphoniques, les systèmes de sécurité informatiques, la restauration, mais toujours en catimini.
Ses séjours sur le “ Phocéa ” sont rares. Un magazine de luxe signale une fête organisée à bord en janvier 2011 en marge de la Biennale de Venise. Mais la suite de ses initiatives à propos de son nouveau jouet est plus à deviner qu’à recueillir. Tout juste concède-t-il – au gré d’un échange de mails suivit – avoir pris la décision de relifter une fois de plus le grand bateau et de confier ces travaux à un chantier thaïlandais.
En revanche, il rechigne (goût du secret ? Peur du scandale ?) à commenter le comment du convoyage, le pourquoi des intermédiaires et les deux années qui se sont écoulées depuis cette décision.
une flotte d’engins motorisés tout droit sorti du dernier James Bond.
Les péripéties ne manquent pourtant pas. Dignes d’un polard de Ludlum et Coben réuni. En prélude, Steve Rosenblum passe un accord avec Pascal Ank Quan Saken, entrepreneur atypique d’origine vietnamienne. Un deal qui offre à l’intéressé un pourcentage minoritaire (sous forme d’option) de la société garante du “ Phocéa ”, en échange de “ la rénovation intégrale de son teck et de sa peinture ainsi que sa gestion opérationnelle pendant trois ans ” (dixit Rosenblum).
Le net-investisseur a-t-il d’emblée compris à qui il avait à faire ? Sur la toile, l’exubérant Pascal se répand sans compter. Où l’on apprend qu’il revendique des origines françaises, qu’il a fréquenté le prestigieux lycée Louis Le Grand à Paris et qu’il a obtenu un MBA à la non moins glorieuse université de Minneapolis.
l’un des conseillers influents du boxeur philippin Manny Pacquiao.
Au faîte de sa réussite il aurait aussi acheté 80% de la Nara Gold Corporation située au Mali, et serait devenu l’un des conseillers influents du boxeur philippin Manny Pacquiao. Il se flatte aussi de diriger le pompeux Shangai Billionnaire Yacht Club et de disposer d’une flotte d’engins motorisés tout droit sorti du dernier James Bond.
Affabulations notoires ? Exagérations gratuites ? Plusieurs sites se rapportant à ses différentes activités sont inopérants, certaines informations contradictoires, même le chantier naval, Yartmarine, supposé avoir accueilli le “ Phocéa ” ces derniers mois n’est pas connu sous cette raison sociale par l’administration thaïlandaise.
Plus préjudiciable pour Steve Rosenblum, le demi-tour du monde (via Panama) effectué par son yacht ne fut pas, à proprement parlé, la plus sage des croisières. L’aventure faillit même tourner vinaigre au Vanuatu (ex-Nouvelles Hébrides), où le grand voilier fut immobilisé pour le compte pendant onze mois (de juillet 2012 à mai 2013).
’improbable République russe de Khakassie !
S’il a préconisé l’escale, Pascal Ank Quan Saken (sourd a nos différentes recherches de prise de contact) n’en a pas forcément souhaité sa prolongation. Le Vanuatu il apprécie. Tant et plus que dans certains CV, il affirme même y être né. Plus pragmatiquement, il y entretient de bonnes relations. Guy Benard son expert en affaire maritime y réside. Juris Gulbis, son avocat, connaît les règlements locaux.
Plus avantageusement encore, il jouit d’un passeport diplomatique du cru. Selon Marie-Noëlle Ferrieux-Patterson responsable d’une ONG indépendante, ce privilège n’a rien d’exceptionnel. Thi Tam Goisset qui a accueilli le “ Phocéa ” devant sa propriété de l’île Pango en face de Port Vila, le 12 juillet 2012, en possédait, par exemple, un qui la liait avec l’improbable République russe de Khakassie !
Saken, lui-même un temps conseiller auprès de l’ambassade du Vanuatu à Bruxelles, et cette diplomate occasionnelle étaient-il en affaire ? Certains ministres (celui des Affaires Etrangères et de l’Education en particulier dont les photos à bord du 4 mâts circulent sur le Net) coupables avec eux d’accommodements ?
les services policiers recensent à bord du voilier d’autres passeports de complaisance et une vingtaine d’armes à feu.
Quelques jours plus tard, les services policiers recensent à bord du voilier d’autres passeports de complaisance et une vingtaine d’armes à feu. Ils consignent aussi en garde à vue deux équipiers en situation irrégulière (un Samoan et un Tongien).
L’affaire aurait pu s’envenimer. Tout juste a-t-elle traîné en longueur. Et patienté jusqu’à la nomination d’un nouveau Premier Ministre (en avril 2013) pour profiter d’un droit de sortie sans conséquence.
En mai 2013, le “ Phocéa ” est à Nouméa conduit par Johan Van der Pluyn et huit équipiers serbes, croates et philippins. Le moteur déficient est réparé en deux temps, mais les papiers sont en règle. Son entrée en Thaïlande n’a semble-t-il pas posé le moindre problème. Mais à Phuket, les rumeurs vont bon train.
“ Rien n’est clair autour de ce bateau. »
Bob Mott, entrepreneur nautique en ces lieux depuis plus de vingt ans s’étonne : “ Rien n’est clair autour de ce bateau. Certain le dise momentanément bloqué dans les eaux territoriales thaïlandaises. Je m’étonne de voir que l’on procède à la réparation de son pont en pleine mer. ”
Des informations plus précises rapportent qu’une queue de typhon a sérieusement secoué le “ Phocéa ” en novembre 2012. Les superstructures et la quille auraient été touchées. Lors des réparations un plongeur a été blessé. Via un échange de mails supplémentaire, Steve Rosenblum ne nie pas, mais il dit aussi avoir constaté sur place en janvier dernier “ la bonne avancée des travaux ”.
Au jour d’aujourd’hui, il s’estime toujours le propriétaire du “ Phocéa ” enregistré, selon lui, au Luxembourg. Quant à Pascal Ank Quan Saken, il lui “ fait confiance ” pour, le moment venu, mettre un terme à son “ option ” temporaire : “ Il fait de la publicité pour trouver des clients pour son chantier. Cela me paraît raisonnable…. ”
Pas de doute : trente-huit ans après la naissance du “ jumbo-yacht ” à Toulon, sa légende a encore de beaux jours devant elle.
(2013)
Épilogue :Le 18 février 2021, le navire coule à la suite d’un incendie près de l’archipel de Langkawi, au large de la Malaisie.
Copyright L'Equipe-Magazine.