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Yannis, un retour à la terre pour survivre

publié le 07/12/2015 | par Maria Malagardis

Comme nombre de jeunes, ce petit-fils d’agriculteur délaisse la ville pour se tourner vers un secteur plutôt épargné par la crise.


Tout le monde se souvient encore du vieux Yannis à Ligia ou à Derveni, comme dans tous les villages qui s’égrènent comme un chapelet de perles sur la route côtière entre Patras et Corinthe. Une arête face à l’immensité de la mer qui longe le nord du Péloponnèse, cette grande péninsule qui s’étend comme une main à quatre doigts au sud de la Grèce continentale. «Yannis, c’était notre héros !» s’exclame sa nièce avec enthousiasme, à l’évocation de cet oncle généreux, beau gosse et séducteur impénitent qui finira tout de même par se ranger en épousant la sage et timide Calliope.

Mais Yannis, cadet d’une fratrie de dix enfants, était aussi un agriculteur avisé. Non content de faire prospérer ses propres citronniers, il «vendait aussi ceux des autres paysans de la région, car c’était un commerçant pugnace», rappelle non sans fierté son petit-fils, âgé de 29 ans. Lequel suivant une tradition bien établie en Grèce, porte le même prénom que son grand-père paternel.

Le vieux Yannis, lui, n’aura pas vu la Grèce sombrer : il est mort en 2009, quelques mois avant que n’éclate cette crise qui, en six ans, va ruiner le pays à coup de «plans de sauvetage» successifs qui en réalité n’ont sauvé que les banques exposées à la dette grecque. Six années au cours desquelles le PIB grec a chuté de 25 %, les sucides ont augmenté de 45% et l’espérance de vie à diminuer de trois ans aors que 180 000 petites ou moyennes entreprises ont mis la clé sous la porte.

Longtemps, l’agriculture a semblé préservée : dans les campagnes grecques, où vit encore 38 % de la population, la crise n’a jamais empêché personne de manger à sa faim, et les mesures d’austérité ont globalement épargné le monde rural. Jusqu’à présent du moins.

Car le nouvel accord signé en août avec les créanciers du pays, par un premier ministre acculé et menacé d’une sortie de la zone euro, prévoit, pour la première fois, de s’attaquer aux agriculteurs, en les imposant pour la première fois à 13% de leurs revenus. Avec un certain sens de la tragédie, c’est à un premier ministre de gauche qu’il revient donc de sacrifier sur l’autel de l’austérité, le seul secteur épargné par la crise.
Les espoirs soulevés par la victoire électorale d’Alexis Tsipras en janvier, auront été de courte durée face à l’intransigeance des créanciers du pays.
«Je ne comprends pas ce qui s’est passé.

Tsípras a d’abord résisté, puis il a soudain capitulé», s’interroge le jeune Yannis. Il l’admet sans détour : Lui a le cœur à gauche, voire à l’extrême gauche, dans une région traditionnellement conservatrice où les néo nazis d’Aube Dorée sont également bien implantés. «Pourtant en janvier, Syriza (le parti de Tsipras, ndlr) est arrivée en tête, même ici dans le Péloponnèse. Et lors du référendum du 5 juillet, le « non » aux réformes des créanciers l’a largement emporté», rappelle le jeune homme.


«Elevé comme un petit prince»

Tee-shirt noir, collier exotique et baskets : du haut de son 1,80 m, Yannis a l’allure des jeunes de son âge. Fin 2013, contre toute attente, il décide de reprendre l’exploitation des terres de son grand-père, louées depuis le décès de l’aïeul à un paysan albanais. C’est peu dire qu’il n’y était pas préparé, lui qui a étudié à l’université du Pirée, s’assourdissait de musique techno et ne savait «même pas changer une ampoule». Immédiatement, il a pourtant investi et retapé la maison du grand-père, une belle villa en pierres face à la mer, dont la petite terrasse reste hantée par le souvenir des grandes réunions familiales, les dimanches d’été.

Dans la famille, la décision de Yannis a fait l’effet d’un séisme. Il y a eu le mépris narquois et un peu soupçonneux d’un cousin fonctionnaire « qui passe son temps à râler, sans bouger le cul de sa chaise » s’amuse Yannis qui a dû aussi faire face à la stupeur de ses parents. «Ce fut un véritable choc», concède Dimitra, sa mère, une belle blonde qui a élevé son fils aîné «comme un petit prince».

Les parents de Yannis, Georges et Dimitra, tiennent une pharmacie dans un village voisin. En province, c’est un statut respecté. C’était aussi le choix du vieux Yannis, qui avait insisté pour que son fils Georges parte étudier en Italie. A son retour, Georges a épousé sa copine du lycée et s’est installé à proximité raisonnable de la maison de son père, fier d’avoir un fils qui ne travaillerait pas de ses mains.

Une certaine idée du progrés s’imposait ainsi naturellement à chaque génération et Georges aussi espérait que son fils aîné «ferait mieux», ou autre chose. Mais la crise a tout bouleversé. A l’issue de ses études, Yannis avait certes encore des rêves audacieux. Avec deux copains d’enfance, il a d’abord créé une petite start-up spécialisée dans les énergies renouvelables.

Jusqu’en 2012, le secteur était porteur, encouragé par des mesures incitatives. Elles ont été brutalement supprimées par le gouvernement conservateur de l’époque. Lequel déjà aux abois, sectionnait à l’aveuglette dans tous les secteurs, pour trouver l’argent nécessaire au remboursement de la dette. Du jour au lendemain, l’installation de panneaux solaires à usage privé est soudain devenu très cher, trop pour des ménages qui voyaient fondre salaires et retraites. Privé de clients, Yannis met la clé sous la porte. «J’ai hésité : partir à l’étranger, comme mes trois meilleurs copains qui vivent désormais à Londres, à New York et au Luxembourg ? Et puis, un matin j’ai eu une révélation : pourquoi ne pas reprendre les terres du grand-père ?», explique Yannis.

Le retour à la terre est un mouvement d’une certaine ampleur en Grèce, même si les statistiques font défaut. Avec un taux de chômage de 60 % chez les 18-24 ans, les lumières de la ville ont perdu de leur éclat et de nombreux jeunes citadins renouent avec leurs racines paysannes. «Mais ça n’a rien d’évident. Il faut accepter de passer plusieurs heures dans la boue sans parler à personne. Les villages de la côte sont séduisants en été. En hiver, c’est parfois plombant», souligne Yannis qui, pendant un an, s’est plongé dans la lecture assidue de livres d’agronomie.

Ce n’est pas le seul obstacle. L’activité agricole rapporte peu en Grèce, où les surfaces sont notoirement petites : 88 % des 730 000 exploitations occupaient moins de 10 hectares en 2010. Avec 20 hectares qui produisent une vingtaine de tonnes de citrons, Yannis n’est pas trop mal loti. Mais son revenu annuel ne dépasse pas les 12 000 euros. «Tant que les agriculteurs n’étaient pas imposé c’était un pari jouable. Comment va-t-on s’en sortir si les mesures prévues sont appliquées ?» soupire-t-il.

«Aucune illusion»
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Yannis a longtemps été un jeune homme en colère. Révolté contre l’austérité, il s’est curieusement retrouvé sur les traces de son propre père. Le 17 novembre 1973, Georges est au sein de l’Ecole polytechnique d’Athènes lorsqu’à l’aube, les chars de la junte des colonels (qui a dirigé le pays de 1967 à 1974) viennent écraser une révolte estudiantine qui à postériori sera considérée comme le premier acte de la fin de la dictature. « C’était effrayant, j’ai entendu comme d’autres, le bruit des chars qui descendaient l’avenue.

J’ai quitté les lieux en courant, sans savoir où se trouvait Dimitra. On n’avait pas de portable à l’époque » se souvient Georges attablé avec sa femme et son fils dans un café du bord de mer. Il ne pouvait pas le deviner à l’époque mais sa course effrénée dans les rues d’Athènes cette nuit-là recoupera le trajet qu’empruntera trente-huit ans plus tard, en juin 2011, son fils Yannis, poursuivi par des policiers, lors de la répression brutale des premières manifestations anti-austérité. «Mais toi, au moins, tu luttais contre la dictature. Moi, je suis censé vivre en démocratie et avoir le droit de manifester pacifiquement», rappelle Yannis en interrompant son père.

Georges approuve d’un mouvement de tête. Il sait bien que la violence économique n’a pu s’imposer aux Grecs « qu’au prix d’une volence politique et policière inédite» depuis la fin de la dictature. Chaque jour dans sa pharmacie, il devine la souffrance pudique de ces clients « qui demande une seule boîte de médicaments alors que trois son préscrits dans l’ordonnance» signe d’une précarisation croissante, qui frappe malgré tout aussi en province.

«Car c’est aussi sur les médicaments, sur leur santé, que les gens font désormais des économies», explique-t-il, tout en reconnaissant qu’avant, «c’était parfois la gabegie». «Des abus, il y en a eu aussi chez les agriculteurs», renchérit son fils, en fustigeant «ces paysans qui pendant des années s’empressaient d’acheter une Mercedes avec les subventions agricoles qu’ls recevaient pour leurs terres».

Peu rentable, largement subventionnée par l’Europe, l’agriculture grecque a été plusieurs fois épinglée par Bruxelles, qui a même exigé le remboursement de 17 millions d’euros de fonds agricoles en décembre 2014. Le potentiel existe pourtant : la Grèce est le troisième producteur européen d’huile d’olive et d’agrumes, notamment avec ses citrons. «Il n’y a pas de secret : il faut bosser, innover», soupire Yannis. Le jeune homme autrefois révolté affirme avoir trouvé une certaine sérénité dans cette nouvelle existence provinciale. « Ici, tu as le temps de réflechir. Tu te disperses moins » souligne Yannis qui a hérité des yeux gris de son grand-père. Et peut-être aussi de sa fibre commerçante.

Depuis un an, le petit-fils s’est lancé, avec un certain succès, dans la culture du citron bio. Les commandes se multiplient, la vente est plus rémunératrice. Les vieux du coin l’ont même adoubé : «Tu nous as fait remettre nos lunettes», lui ont-ils dit. Une expression locale qui signifie qu’il est le digne héritier de ce grand-père auquel il ressemble tant.
Maria Malagardis Envoyée spéciale dans le Péloponnèse


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