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Yemen: Dans les filets des pirates.

publié le 28/11/2008 | par grands-reporters

Du supertanker saoudien au modeste
bateau de pêche yéménite, les pirates traquent
tout ce qui flotte. Grosses rançons à la clé.


Le dhow rugit en silence. Solidement amarré au port d’Aden, le bateau de pêche est une ruche où évoluent pieds nus quinze marins au milieu d’un chaos de bidons jaunes suspendus aux accroches de l’embarcation. Dans quelques heures, le « nakhuda » – le capitaine, en persan – lancera son équipage à l’assaut des côtes somaliennes.
La campagne de pêche durera trois semaines. Ahmed Ali Abdullah Za’aïm additionne 30 ans de métier dans la mer Rouge et l’océan Indien. Mais aujourd’hui, le capitaine yéménite sait que chaque départ a le caractère d’un pari. Il le relève, par force, mais la peur au ventre. La faute aux « Shaytan, ces diables de pirates somaliens », lance le puissant marin à la crinière blanche et à la peau noire, le pagne serré autour de la taille.
En quelques années, « les diables de là-bas », comme il dit, ont fait des côtes au large de la corne africaine le calvaire des tankers, des vraquiers et des plaisanciers. Mais aussi « des pêcheurs yéménites », insiste Salem… « Ceux dont on ne parle jamais », glisse-t-il. Sans moyen de défense ni de communication, l’équipage craint l’arraisonnement, la prise d’otages, le pillage de leur pêche, le vol de leurs économies et du diesel. La mort surtout. Za’aïm les a déjà croisés, ces nouveaux corsaires lourdement armés, équipés d’esquifs aux moteurs de plus de 300 chevaux-vapeur. Lui est son équipage ont été prisonniers une semaine ; les pirates leur ont volé pour 4.000 euros de marchandises plus les deux moteurs de son embarcation… sans oublier ses vêtements. Abdu, le complice et l’ami du « nakhuda », est le président du syndicat des pêcheurs d’Aden et de Bab al Mandeb. Il leur trouve du courage à ces pirates. « Dans leur situation, face à la misère, peut-être que moi aussi je ferais la même chose », dit-il posément. Du courage oui, mais « pas de respect ».
Les sorties au long cours sont moins fréquentes, les bancs de poissons sont plus maigres. Alors les équipages doivent pousser encore plus loin pour lancer leurs filets dans des eaux plus profondes. « Oui, ce métier est en péril », affirme le pêcheur. Alors qu’Ahmed Ali Abdullah Za’aïm s’affère aux derniers préparatifs administratifs, à bâbord de son dhow, des gardes-côtes amarrent un patrouilleur rentré de 3 jours de mission en mer. « La sécurité maritime en est à ses débuts au Yémen », avertit avec précaution le colonel Baraty, responsable de la surveillance maritime de la zone. Avec cinq années d’existence et quelques vedettes opérationnelles, les gardescôtes sont face à un défi bien compliqué à relever : surveiller, contrôler et arraisonner les bâtiments suspects, ceux des pirates, mais aussi des trafiquants en tous genres. Le tout sur plus de 2.500 kilomètres de côtes. « Aujourd’hui, la piraterie est notre première priorité », annonce l’officier supérieur, loin devant le trafic de clandestins, de drogues, d’alcools et d’armes. Même si parfois la frontière est difficile à établir entre tous ces adeptes de la criminalité sur les eaux.
Les succès des forces de sécurité sont rares dans ces espaces traversés chaque année par plus de 22.000 bateaux avec comme cap le Bab al Mandeb, la Porte des Larmes, voie d’accès à la mer Rouge puis au canal de Suez. « Les arrestations sont quasiment inexistantes », concède le responsable, tout en exhibant le journal de bord dans lequel sont soigneusement consignées les captures de marchandises destinées au marché noir.
Les coupures de presse sont collées sur un cahier à lignes. On y trouve aussi, classés par date, tous les actes de piraterie de ces derniers mois dans le golfe d’Aden. Il faudra bientôt changer de cahier. Devant la recrudescence spectaculaire des actes de piraterie, le Yémen a annoncé la mobilisation de 26 navires et le déploiement de 1.000 soldats, plus la création de plusieurs centres de lutte antipiraterie, à Hodeida, Aden, Mukalla… Le colonel Baraty en appelle malgré tout à la communauté internationale et aux puissances régionales pour contenir un phénomène qui depuis trois ans pourrit autant la navigation que la réputation des côtes yéménites. Le pari n’est pas gagné. Les pays de la région ont-ils la même vision pour lutter contre la piraterie ?
« Et bien… », le colonel Baraty en restera là. Les navires militaires américains ou français croisent déjà dans un couloir maritime bien défini et conseillé à tous les navigateurs. Mais devant l’étendue de la zone, ce corridor paraît bien ridicule. Car les pirates ont de l’audace. Et du jugement. Alors ils poussent plus au nord et plus à l’est des terres somaliennes, vers l’île de Socotra. Ils savent que là ils pourront concrétiser leur besogne en toute impunité. Point de gardes-côtes équipés de vedettes modernes, rapides et armées.
Si les tankers peuvent espérer naviguer avec plus de sécurité au large d’Aden, les pêcheurs yéménites savent bien que leur lente descente aux enfers est loin d’être contenue. La ville de Shihir, 60 kilomètres à l’est de Mukalla, ne connaît pas de frontière entre le bâti et l’océan. La cité est une fusion, où les façades plongent vers le large, des dizaines de dhows inclinés à leurs pieds… Ici, un pêcheur éduquera son fils pour la pratique du métier. L’unique horizon à Shihir c’est la mer, ponctué d’un seul et même mot : qursân, pirate. Salem Ahmed, un des capitaines de la compagnie de pêche Burum, gros employeur de Shihir, a fait l’expérience de la piraterie et de la prise d’otages.
C’était en avril 2008. Lui et ses 28 membres d’équipage croisaient au large de la mer d’Arabie pour une campagne de pêche au thon. En quelques minutes, neuf pirates armés ont pris d’assaut le bateau. « Nous sommes alors partis en direction des côtes somaliennes, avec la certitude de devenir des otages », explique Salem. Mais l’attention des pirates somaliens sera vite détournée par un voilier français : le Ponant. Bien conscients de la manne financière qui se présente à eux, les pirates laissent alors filer les pêcheurs, non sans avoir volé leurs six barques et siphonné le diesel. Plus besoin de rançon, le butin était suffisant. A la narration de cette histoire, l’équipage se regroupe autour de son chef. Les marins restent tétanisés, sept mois plus tard, par l’écoute de ces jours d’angoisse et de peur.
Certains ne repartiront pas en mer, pas comme ça, sans armes ni GPS, ou liaison radio. Des militaires pourront bien les accompagner à bord, peu importe. « Les pirates ne craignent personne », avertit un marin, « ce sont des fous, ils n’ont pas de pitié ». Dans quelques jours, Salem Ahmed reprendra pourtant la mer, avec son jeune fils à bord. Accolé à son dhow, sur le pont d’un chalutier, un marin hésite puis avance. Il est du nord de la Somalie. « Moi aussi j’ai peur », dit-il.

FRANÇOIS-XAVIER TRÉGAN

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