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Zimbabwé: La guerre contre les blancs.

publié le 30/08/1996 | par Jean-Paul Mari

Les fermiers blancs ont peur. En proie à une crise économique et politique insurmontable, le président Mugabe a lancé contre eux les anciens guérilleros sans terre. Au risque d’allumer un incendie qui pourrait embraser le Mozambique et l’Afrique du Sud. Reportage dans une ancienne colonie malade de ses vieux démons.


«Voilà trois jours que j’essaie de te contacter. Tu n’as pas eu mon message? Il faut que je te parle!» L’homme, un Zimbabwéen membre du MDC, parti d’opposition, saisit le bras de son ami Douglas Beattie, fermier blanc, et l’entraîne vers le fond du Country Club, à l’abri des regards. «Ecoute, Douglas, il faut envoyer ta femme et ton gosse à Harare. Dors avec les autres fermiers chaque nuit dans un endroit différent. Surveille ta propriété le jour et donne l’alerte dès que tu vois une tête inconnue, OK?»En face, le jeune exploitant écoute, solide broussard de 32 ans en short et chaussures épaisses, paire d’yeux bleu électrique sous une tignasse de cheveux roux, visage de petit-fils d’Ecossais grillé par trois générations de soleil d’Afrique: «C’est si grave que ça?» L’autre le coupe: «Je suis allé voir les « squatters » sur le terrain… Quelle haine! Ils veulent tuer des fermiers blancs. On leur a dit: « Pendant la guerre, les Blancs avaient des armes. Pas vous. Aujourd’hui, c’est le contraire. Voilà des fusils. Allez-y! »» Et il interroge: «Paul? Des nouvelles?» Douglas triture son chapeau de toile: «Il est revenu de Johannesburg hier. On lui a dit qu’il était menacé de mort. Il n’a même pas vu sa ferme. Il est reparti aussitôt.» Le Zimbabwéen soupire: «Si ce pays s’effondre, tout le monde sera affecté, au Mozambique, en Afrique du Sud ou ailleurs.» Douglas pince les lèvres et serre contre lui son ami noir. Ils se séparent.Sur la radio de bord du 4×4 retentit l’appel VHF d’un fermier lointain qui donne sa position et cherche un contact. En ce week-end d’avril à Chegutu, les fermiers blancs ont peur.Pour arriver jusqu’ici, au cœur du bush, il faut laisser derrière soi le calme trompeur d’Harare, capitale en vacances, et filer une centaine de kilomètres vers le sud, entre un ciel cru qui roule des paquets de cumulonimbus brillants comme une neige de printemps, une terre brûlante plantée de grands masassas et de flamboyants aux feuilles délicates, savane sans fin où le regard se perd, écrasé par ce puissant tête-à-tête entre les cieux et la terre d’Afrique. Parfois apparaît le portail d’un ranch appartenant à un Blanc, un immense enclos de barbelés, et un bout de piste rouge qui mène à une ferme entourée de gazon frais, aux hangars solides, aux sillons bien tracés, avec des étangs artificiels et des batteries d’arrosage pour une agriculture intensive. A côté, de grandes maisons aux toits de tôle nue pour les Noirs, ouvriers agricoles. Plus loin encore, les cases rondes et pointues recouvertes du chaume brun des villages d’ici. Mais on ne voit pas d’ouvriers dans les champs, pas de tracteurs au travail, pas de voitures sur les chemins: le pays est comme pétrifié.Tout a commencé au début du mois de février avec le rejet du référendum organisé par le président Mugabe. La nouvelle Constitution prévoyait la possibilité d’exproprier les terres agricoles, sans indemnisation, dans le cadre de la réforme agraire. Au centre du projet, 4500 fermiers blancs, héritiers de la Rhodésie d’avant l’indépendance, exploitant 70% des terres arables de l’actuel Zimbabwe. Mais le référendum prévoyait aussi une large extension des pouvoirs d’un président ancien révolutionnaire et leader indépendantiste charismatique devenu vingt ans plus tard un chef d’Etat de 76 ans gestionnaire décevant, dur et autoritaire. La campagne a peu voté et, pour la première fois depuis l’indépendance, les Blancs du Syndicat des Fermiers exploitants (CFU) sont entrés en politique en soutenant le MDC (Mouvement démocratique pour le Changement), parti libéral opposé au président Mugabe, soutenu par les syndicats et bien implanté dans les villes tout comme parmi la nouvelle élite du Zimbabwe. Le référendum est rejeté et le président Mugabe essuie son premier camouflet historique.Deux semaines plus tard, les «vétérans», anciens combattants de la guerre d’indépendance, commencent à occuper un millier de fermes appartenant à des Blancs. Le mouvement est violent. «Nous voulons que les Blancs apprennent que la terre appartient aux Zimbabwéens», déclare Mugabe en mars. La Haute Cour de Justice ordonne l’évacuation des fermes, mais le président fait savoir qu’il ne fera pas intervenir la police: les squatters ont le champ libre. Le 1er avril, plusieurs centaines d’anciens combattants attaquent des manifestants antigouvernementaux dans les rues d’Harare: quinze blessés. Le 4 avril, un policier en civil, pris pour un membre de l’opposition, est tué par des squatters. Le 15 avril, un fermier de la région de Marondera, à 70 kilomètres au sud-est d’Harare, reçoit un appel au secours de la ferme voisine appartenant à David Stevens. Il alerte un autre fermier et les deux hommes sautent dans un 4×4. En arrivant sur place, ils voient un groupe d’anciens combattants occuper la ferme et emmener David Stevens, menottes aux poignets. Les deux fermiers suivent le véhicule sur une vingtaine de kilomètres jusqu’à Murewa, où ils vont au poste de police signaler l’incident.On ne reverra plus David Stevens vivant. Les squatters investissent le commissariat, emmènent les deux autres fermiers sous les yeux des policiers qui ne bronchent pas. On les retrouvera le lendemain à l’hôpital, les yeux et le visage tuméfiés, couverts de sang séché, luttant avec leur mémoire pour raconter une nuit d’horreur. Les deux hommes ont été attachés, battus à coups de barre de fer et abandonnés vers minuit au bord d’une rivière. Plus tard, on jette une masse sur eux: le corps de David Stevens, torturé et abattu d’une balle entre les deux yeux. Il faudra le reste de la nuit aux fermiers pour arriver à se détacher et à marcher pieds nus quinze kilomètres dans la brousse pour rejoindre une ferme amie et un hôpital.«C’est un événement normal dans une guerre», dit un responsable de l’association des vétérans. «Aujourd’hui est une journée de lutte», avait prévenu son dirigeant le plus charismatique, Chengerai Hunzvi, fort d’une troupe de 50000 anciens combattants, prédicateur illuminé, intelligent et dangereux, mêlant sourire éclatant et propos violents, alternant séduction et menace, qui se fait appeler Chengerai Hitler Hunzvi et proclame: «Je suis le Hitler de l’Afrique!» Dans sa ligne de mire, les Blancs «qui doivent rendre les terres», mais aussi tous les membres de l’opposition. David Stevens avait le malheur d’être à la fois fermier et membre du MDC. Le jour même de son assassinat, les «vétérans» attaquent à la kalachnikov et au cocktail Molotov un convoi du parti d’opposition. Deux hommes, dont le chauffeur du leader du MDC, sont brûlés vifs dans leurs véhicules.Les expéditions punitives se multiplient dans tout le pays. Le 18 avril, près de Bulawayo, à 400 kilomètres au sud-ouest de la capitale, le petit avion qui survole la ferme de Martin Olds n’aperçoit d’abord que des bâtiments en flammes. Le fermier a envoyé deux messages radio: «Ils sont en train de casser ma porte d’entrée. Ils sont armés», disait le premier. «J’ai été touché par balles», disait le second. Martin Olds n’appartenait pas au MDC, c’était un dur, ancien militaire de la Rhodésie blanche pendant la guerre de guérilla, amateur d’arts martiaux et décoré d’une médaille pour avoir plongé dans une rivière et arraché un ami des mâchoires d’un crocodile. Du haut de son avion, le pilote a repéré son corps, couché devant la porte de sa ferme, criblé de plusieurs balles.La communauté internationale se mobilise, Londres exige l’arrêt des exactions, les évêques catholiques du Zimbabwe interviennent mais le président Mugabe fait adopter la loi sur les terres que le référendum lui a refusée, il dissout le Parlement et qualifie les Blancs d’«ennemis de l’Etat». A la fin du mois d’avril, partout la violence gagne du terrain. «Nous avons été battus, emmenés de force jusqu’à la ferme voisine pour la brûler, raconte, pieds nus et hébété, un ouvrier agricole de la région de Hwedza. Ils nous ont forcés à frapper nos propres amis.» Au même moment, le MDC annonce que deux de ses militants ont été assassinés, dont l’un à coups de hache.Derrière cette débauche de violence, la méthode politique est simple: d’abord tuer quelques Blancs, pour démontrer que les grands fermiers blancs ne sont pas à l’abri, surtout s’ils résistent ou se mêlent d’entrer en politique du mauvais côté. Ensuite démolir l’opposition, la paralyser en vue des prochaines élections législatives, témoin cet attentat à la bombe au centre d’Harare, qui a touché les locaux du «Daily News», unique journal d’opposition. Enfin, faire pression sur la masse des ouvriers agricoles dans les fermes, les terroriser et les sommer de choisir leur camp: le bon, celui, historique, de l’indépendance, qui veut «leur redistribuer les terres volées», en renonçant ainsi à défendre leurs patrons blancs attaqués ou à écouter les sirènes du MDC. Et la tactique d’intimidation a l’air de bien fonctionner. Peu de public dans les meetings du MDC, où l’on ne voit plus les posters ou les tee-shirts du parti, si courants quelques semaines auparavant. Quant aux 300000 Blancs – 1% de la population –, ils se terrent ou renoncent, comme Paul, ancien responsable du Syndicat des Fermiers à Chegutu, membre du MDC, réfugié dans la capitale, qui a annoncé haut et fort qu’il abandonnait désormais toute activité politique. Douglas Beattie a peur, lui aussi, pour sa famille, pour sa vie, pour sa ferme. Ses terres sont occupées et un responsable politique local l’a menacé de mort. Mais il a décidé de rester: «Si nous partons, ils brûleront nos fermes, nos ouvriers partiront et nous ne récupérerons jamais rien. Alors je ne bouge pas d’ici», dit-il avec cet air d’Ecossais têtu dont le grand-père est arrivé sans le sou en 1930 à Chegutu, où il a travaillé comme une bête de somme, planté, cultivé, élevé du bétail, monté une boucherie et un abattoir. Thomas, deuxième de la lignée, forte personnalité, s’est copieusement engueulé avec l’ancêtre et a créé sa propre ferme. «Après l’indépendance, les gens du coin ont voulu qu’il se présente aux élections locales pour lutter contre la corruption, mais les autorités ont perdu deux fois son dossier! Il a compris.» Du fond du Country Club résonne une voix forte, celle de Thomas le père, colosse aux pommettes mangées par des touffes de poil roux. Il passe devant les portraits des anciens, salue les dames vêtues de blanc qui poussent des boules noires sur une herbe rase. Les hommes sont à l’intérieur, fermiers en chaussettes de laine, nuques raides, plantés devant leur bière comme des piliers de brousse. Rideaux aux fenêtres, bois patinés, trophées de golf, rien n’a changé ici depuis l’ancienne Rhodésie, si ce n’est que notables noirs et blancs se retrouvent côte à côte sur le parcours à neuf trous. «Treize ans de sanctions, la guerre et Mugabe! Et nous sommes toujours là à produire! tonne Thomas. Pourquoi? Mais parce que nous sommes les meilleurs fermiers du monde!» Il éclate de rire et se lève: «Excusez-moi, j’ai un golf qui m’attend!»Douglas le fils, lui aussi, a très vite quitté ce père intraitable pour créer sa propre ferme. Aujourd’hui, ils possèdent ensemble trois fermes et 6000 hectares, plantent des agrumes, du tabac – première ressource en devises du pays –, du blé l’hiver et du maïs l’été, gèrent un abattoir, ont construit deux barrages et un aqueduc pour les relier. Le père a déjà vendu quatre fermes au gouvernement pour en racheter cinq autres. Et Douglas peut vous parler des heures durant des maladies du bétail d’ici, des insectes et des vaccinations, de ces braconniers qui vous découpent deux vaches vivantes par mois, des taux d’intérêt qui ont atteint 64% avec l’inflation, mais aussi de la couleur des pâturages et des roches déchirées qui lui rappellent les Highlands de son Ecosse d’origine: «Je me lève à 5 heures du matin et j’arrête de travailler avec la nuit. J’aime ce pays, j’aime les gens d’ici. Mon grand-père et mon père ont construit un futur ici. Si je peux rester, je reste!» A Harare, dans un township de banlieue modeste, Enias Muzarakusé, 46 ans, ancien combattant devenu homme d’affaires, étale sur la table de son salon les cartes de la Rhodésie ancienne et les livres de Ian Smith, le «raciste blanc»: «Les Blancs doivent comprendre que certains d’entre eux ne peuvent pas posséder jusqu’à 13 fermes pendant que la majorité des Zimbabwéens ne possèdent rien!» Enias s’est engagé en politique en 1971 quand il a rejoint la guérilla indépendantiste. Entraîné au Mozambique, en Tanzanie ou dans les maquis, il est devenu instructeur militaire et politique avant de se battre sur la frontière est. «La guerre d’indépendance, dit-il, était une guerre pour la terre!» Les accords de Lancaster House, signés à Londres en 1979, ont failli achopper sur cette question de la terre. «La Grande-Bretagne et les Etats-Unis se sont engagés à payer pour l’indemnisation des propriétés. Ils n’ont versé qu’une partie des fonds, une goutte d’eau dans la mer», dit Enias. Pour lui, plus question d’accepter des ventes gré à gré: «Depuis vingt ans, chaque fois que nous demandons des terres au gouvernement, il répond: « Attendez, laissez-nous le temps de régler cette question. » Nous disons: « Vingt ans, ça suffit! »» Enias est embarrassé quand on avance la liste des terres redistribuées, où l’on trouve bien peu de paysans, mais beaucoup d’officiers de police, de députés, de gouverneurs, de hauts fonctionnaires, d’hommes d’affaires… Liste plus politicienne qu’économique. Il répète simplement que le MDC, allié des Blancs, ne pourra jamais régler le problème de la terre et qu’il faut convaincre la campagne, 70% de l’électorat, de soutenir le parti historique de l’indépendance. Le président Mugabe le sait bien, lui qui a relancé la bataille pour la terre pour faire oublier l’échec économique, l’inflation galopante, le chômage et toute la misère des townships.Il suffit d’aller jusqu’à Mbare, aux portes de la capitale, quartier de misère, de drogue, de prostitution, où la population n’augmente plus à cause d’un taux de sida qui atteint… 40%! Devant l’église, au son magique des chants africains se succèdent les cortèges funèbres, cercueils blancs à poignées dorées, pour lesquels on s’endette cruellement, histoire d’assurer au mort dans l’au-delà la vie décente qu’il n’a jamais eue. Au supermarché local, des femmes soupèsent le pain hors de prix, rêvent devant des os enrobés de plastique et inaccessibles. On grimpe dans l’HLM construit pour des «célibataires» au temps de la Rhodésie. Ici, une pièce de 12 mètres carrés où vivent sept personnes dans un amoncellement de paquets d’affaires sans valeur. Un loyer de 565 dollars zimbabwéens (150 francs) et un seul salaire, celui de la sœur, femme de ménage, qui gagne 1000 dollars zimbabwéens par mois et marche quinze kilomètres à pied pour économiser le bus. Et, sur un canapé troué qu’on suspend le soir pour dormir par terre, Gladys, jeune mère célibataire, qui dit qu’elle aimerait bien donner plus d’un repas par jour à sa gamine de 2 ans. Sur le palier voisin, Master Jumo, arrivé du Malawi il y a un demi-siècle, vit dans 6 mètres carrés, entre un lit crasseux et une vieille machine à coudre, prison à domicile. Et en sortant, ce gosse qui vous aborde, murmurant «J’ai faim» et avalant sans souffler le biscuit que vous lui tendez.La terre, au Zimbabwe, est une question essentielle. Il faudra bien que les deux mondes clos, celui des fermes blanches gazonnées et celui des paysans sans terre, finissent par n’en former qu’un, plus cohérent. Mais en frappant sur son vieux tam-tam de la décolonisation, en soufflant sur les braises des fermes incendiées, au risque de voir repartir Douglas vers son Ecosse ou de relancer la guerre civile, le pouvoir aura du mal à faire oublier ce qui n’était pas une fatalité: une indépendance ratée, la vie brisée de Gladys, de Master Jumo et la grande misère du Zimbabwe.Jean-Paul Mari


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