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À l’aube des dictateurs élus

publié le 30/03/2025 par Jean-Paul Mari

Comme Recep Tayyip Erdoğan, il leur suffit d’être élu au moins une fois, pour s’y installer à vie. A Istanbul, une foule immense manifeste pour sa survie

Les centaines de milliers de Turcs qui occupent les rues d’Istanbul ne le font pas seulement pour manifester contre le président Erdoğan. Il ne s’agit pas d’une simple protestation contre l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul et principal opposant au régime, mais bien d’un mouvement existentiel, l’instinct de survie d’une partie de la population qui sent, sait, que le président a décidé d’éradiquer toute opposition.

Vive les électeurs! A condition qu’ils votent pour moi

Recep Tayyip Erdoğan, 71 ans, est un fervent partisan de la démocratie électorale… quand elle le porte au pouvoir. Il a été choisi comme président et règne depuis 10 ans et 7 mois à la tête de la Turquie. Être élu par les urnes ? Oui. Mais pas être chassé par les urnes. Le propre des dictateurs élus est, une fois élus, de le rester. D’abord en devenant ce qu’on appelle un dirigeant autoritaire, ensuite en gagnant toutes les élections quels que soient leurs résultats, puis en piétinant la Constitution du pays pour l’adapter à ses besoins et, au final, s’attribuer un titre de président à vie. Vive les électeurs ! À condition qu’ils votent pour moi. Toute alternative est inenvisageable. Évidemment, pour en arriver là, face à des électeurs parfois rétifs, il faut savoir user d’une répression bien pensée.

A bas les « terroristes » qui « complotent contre l’état »

En langage de dictateur, ceux qui ne sont pas d’accord sont, au mieux, des « corrompus », plus souvent des « terroristes » qui « complotent contre l’État » et donc « coupables de haute trahison ». La chronique de la répression politique en Turquie est longue et fournie. Face aux derniers événements, il vaut mieux se limiter à une durée somme toute très courte : trois ans à peine.

Dès le 14 décembre 2022, le même Ekrem İmamoğlu avait déjà été condamné à 2 ans et 7 mois de prison. Son crime ? Avoir qualifié de « débiles » les membres de la commission électorale en 2019, une peine assortie d’une inéligibilité. Déjà, l’opposition dénonçait une manœuvre politique pour écarter un rival d’Erdoğan. Déjà, dans la foulée, des milliers de manifestants descendaient dans les rues. Et les États-Unis de l’époque, l’UE et le Conseil de l’Europe dénonçaient une atteinte à la démocratie.

Recep Tayyip Erdogan, le président turc et chef du Parti AKP©Maxppp – Adem Altan

Procès bidon, accusation infondée mais prison à vie pour Osman Kavala

Fin décembre de la même année, c’est au tour d’Osman Kavala – détenu depuis sept ans – d’être condamné à la prison pour « tentative de renversement du gouvernement ». L’homme d’affaires est un philanthrope turc, connu pour soutenir financièrement la culture, l’éducation et les droits des minorités kurdes et arméniennes. Le procès est bidon, l’accusation infondée, la CEDH demande sa libération… Le dictateur n’en a cure.

Le même mois, la Cour constitutionnelle gèle les comptes du HDP, principal parti pro-kurde, et lui promet le bannissement, suite logique aux arrestations massives, menaces judiciaires et pressions administratives subies par le parti depuis des années.

La société civile comme une cible

Le 11 janvier 2023, c’est une femme, Şebnem Korur Fincancı, présidente de l’Association médicale turque, qui est condamnée à près de trois ans de prison. Elle avait osé demander une enquête sur l’usage présumé d’armes chimiques par l’armée.

Lorsque, le 6 février, un séisme frappe le sud de la Turquie, provoquant plus de 50 000 morts, la gestion de la crise, chaotique, provoque de vives critiques. « Désinformation », répond Erdoğan. Twitter – avant Elon Musk – est aussitôt bloqué, paralysant tous les appels à l’aide. Dans les jours suivants, 78 journalistes sont arrêtés pour des publications en ligne. La loi sur la désinformation, votée en 2022, est bienvenue pour faire taire les critiques.

L’année 2023 a déjà bien commencé, mais à l’approche des élections de mai, la pression va encore s’accentuer.

Un manifestant brandit le drapeau turc lors d’affrontements avec la police lors d’un rassemblement après l’arrestation
du maire d’Istanbul, le 21 mars 2025 à Istanbul. Emrah Gurel. AP

Une campagne verrouillée

En avril, un vaste coup de filet vise 21 provinces : 110 personnes sont arrêtées, parmi elles des journalistes kurdes, des avocats, des artistes. L’opération vise les milieux pro-HDP. Parallèlement, Erdoğan accapare les médias. Les chaînes critiques subissent sanctions, suspensions, amendes. Sur la chaîne publique TRT, il bénéficie de 32 heures d’antenne contre… 32 minutes pour son rival Kılıçdaroğlu.

Le 14 mai, Erdoğan est mis en ballottage, mais l’emporte au second tour le 28 mai. Les observateurs pointent une campagne inéquitable ? Impardonnable. Dès sa réélection, le régime poursuit la traque de ces voix dissidentes.

Le 28 juin, le journaliste Merdan Yanardağ ose critiquer la détention d’Abdullah Öcalan. En prison ! La chaîne TELE1, où il s’est exprimé, est lourdement sanctionnée.

Une large foule s’est rassemblée à Istanbul, en Turquie, le 29 mars 2025, pour réclamer la libération du maire
emprisonné de la ville, Ekrem Imamoglu. KEMAL ASLAN/AFP

Un ordre moral, national et social

Erdoğan ne se contente pas de mettre les politiques au pas, il veut aussi contrôler la société elle-même.

Les mœurs : au nom des « valeurs familiales », le pouvoir cible la communauté LGBTQ. Fin juin, la Pride d’Istanbul est interdite. Plus de 150 manifestants sont arrêtés, dont des journalistes et des avocats.
L’écologie : en juillet, des militants écologistes et habitants de la forêt d’Akbelen protestent contre une mine de charbon. La police charge et arrête.
Le social : à l’été, des grèves dans la métallurgie sont interdites par décret préfectoral, et le droit de grève contourné au nom de la sécurité nationale.
Les universités : à la rentrée 2023, l’université du Bosphore est à nouveau visée. Des enseignants critiques sont révoqués, les étudiants sanctionnés.
La médecine : le 30 novembre, la direction de l’Association médicale est dissoute par décision de justice.

Arrêté le jour même… où il allait se déclarer candidat

Dans ce contexte, la crise actuelle n’est que la suite logique, avec une montée en puissance, de la main de fer d’Erdoğan sur la Turquie. Le 31 mars 2024, malgré les pressions, l’opposition remporte les municipales. İmamoğlu est réélu triomphalement à Istanbul. Le 19 mars 2025, il est arrêté pour « corruption » présumée, déchu de son mandat et placé en détention, le jour précis où l’opposition s’apprêtait à l’annoncer candidat à la présidentielle.

Une personne tient un drapeau turc face aux policiers lors d’une manifestation pour le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu.
REUTERS/Alexandros Avramidis

La rue d’Istanbul se soulève

La réaction populaire est immédiate. Des dizaines de milliers de manifestants descendent dans les rues d’Istanbul, Ankara, Izmir. C’est le plus grand mouvement de protestation depuis Gezi en 2013. La répression est massive : 1 100 arrestations, violences policières, journalistes interpellés, coupures de réseaux sociaux. L’opposition fait front commun. Le CHP dénonce un « coup d’État judiciaire ». Intellectuels, syndicats, ONG se mobilisent. L’arrestation d’İmamoğlu devient le symbole d’un régime qui n’imagine pas qu’on conteste son pouvoir. Et encore moins le céder.

Le monde proteste ? L’UE, le Conseil de l’Europe, l’Allemagne, la France, les États-Unis, tous condamnent, demandent la libération du maire, dénoncent une dérive… Erdoğan s’en fiche.

À l’aube des dictateurs élus, il suffit d’avoir été élu, non ? Même une seule fois. Au moins une fois.

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