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Algérie. Abdelaziz Bouteflika: que faire de son héritage encombrant? par Mustapha Chelfi

publié le 23/09/2021 par grands-reporters

Sa vie s’est confondue avec l’histoire contemporaine de l’Algérie. Pour le meilleur et pour le pire

La mort d’Abdelaziz Bouteflika, le 17 septembre 2021, n’aura pris personne au dépourvu. L’ancien président de l république algérienne, démis de ses fonctions par l’armée en 2019, était reclus depuis dans sa résidence médicalisée de Zéralda où, réduit à l’état végétatif après un lourd AVC survenu en 2013, il vivait en retrait de toute activité.

Les obsèques qui lui ont été faites, réduites au strict minimum protocolaire, renseignent assez sur la volonté du pouvoir actuel  tourner la page d’un système qu’Abdelaziz Bouteflika avait pourtant largement contribué à mettre en place et qui, malgré quelques changements de façade, continue d’exister derrière le nouveau slogan d’une « Algérie nouvelle ». Un slogan que veut incarner le président Tebboune pour marquer sa volonté de rompre avec le système de gouvernance défaillant  incarné par son prédécesseur.

Malgré des changements cosmétiques et des retouches superficielles, c’est le même système qui continue d’être au pouvoir, furieusement semblable à celui qui l’a précédé et auquel il succède.  Les procès retentissants qui ont vu d’anciens premiers ministres et des haut-responsables de l’armée jetés en prison n’abusent personne tant ils émargent a la rubrique des règlements de compte.

Abdelaziz Bouteflika laisse derrière lui une Algérie ou tous les indicateurs sont au rouge : la dépréciation continue du dinar, alimentée par le recours massif à la planche a billets, réduit encore davantage un pouvoir d’achat déjà tragiquement faible; la crise sanitaire, exacerbée par la pandémie du Covid a tourné au scandale national à cause d’une pénurie d’oxygène. La santé, tous secteurs confondus, a atteint des fonds desquels elle n’est pas prêt de remonter.

Plus d’une centaine de médicaments, certains essentiels, sont en rupture de stock dans les pharmacies qui n’arrivent plus à les offrir. La crise du logement, qui s’est installée dans la durée dès l’exode rural des années 1970, n’a toujours pas trouvé de solution. Surtout, l’Algérie reste sans cap économique ni ne possède de feuille de route. C’est le flou total dans un pays qui tente désespérément  une sortie de crise.

Dans l’urgence et la précipitation, les militaires ont dû parer à la démission du président Bouteflika qu’un puissant mouvement populaire – le hirak- réclamait pour mettre fin à un cinquième mandat en préparation après quatre autres durant la tranche 1999-2019. Bien que son état de santé – hémiplégie et aphasie- l’obligeait à un pitoyable spectacle en fauteuil roulant, Abdelaziz Bouteflika, auquel son frère Said suppléait de plus en plus, s’entêtait à ne pas vouloir lâcher prise et ne pas passer la main pour une succession qui aurait pu être organisée selon les termes de la Constitution qui empêchait qu’un président brigue plus de deux mandats, soit dix ans au maximum.

Les débuts d’Abdelaziz Bouteflika à la tête du pays ont débuté sous les meilleurs auspices qui soient : il est le sémillant ministre des Affaires Étrangères de Houari Boumediene. Il  est, à l’âge  de 26 ans- le plus jeune titulaire de ce maroquin au monde. Il est la brillante vitrine du régime de Houari Boumediene, socialiste et nationaliste, qui brille alors de tous ses feux et atteint son apogée lors de l’organisation du Festival Panafricain qui consacre Alger comme  « La Mecque des révolutionnaires ».

Abdelaziz Bouteflika, après quinze ans passés comme numéro 2 du régime, parait l’héritier naturel de Houari Boumediene quand ce dernier décède  en 1978. L’armée, qui fait d’autres calculs, empêche que cette succession se fasse en mettant à la tête de l’Algérie un homme sorti de ses rangs, le colonel Chadli Bendjedid qui dirigera le pays pendant treize ans. Le pari du multipartisme qu’il fait se retourne finalement contre lui et le poussera à la démission en 1992 après qu’il ait perdu la partie contre le Front Islamique du Salut.

Ce président qui se pensait retors avait  cru pouvoir cantonner à  30% le vote du parti islamiste. Le FIS, Front Islamique du Salut,   remporte le premier tour des  élections législatives du 26 décembre 1991, attend de concrétiser sa victoire  lors du deuxième tour prévue quinze jours plus tard. L’armée, paniquée a la perspective  de devoir céder la place,  raccompagne Chadli jusqu’à la porte de sortie dans une mise en scène télévisée ou le président remet, en direct, sa démission. Abdelaziz Bouteflika suit la guerre civile qui ravage le pays de l’étranger où il s’est installé en tant que conseiller politique, grassement appointé, du cheikh Zayed ben Soltane Al Nahyane, fondateur des Émirats arabes unis.

Après l’assassinat de Mohamed Boudiaf, rappelé du Maroc, début 1992, pour succéder à Chadli Bendjedid, c’est la surprise de la démission du président Liamine Zeroual, en septembre 1998, qui précipite le cours des événements. L’armée court-circuite l’un de ses plus hauts-gradés – Liamine Zeroual avait le grade de général-  dans sa tentative d’éradiquer les groupes islamistes à qui il livre une lutte sans merci.

Derrière son dos, des pourparlers avaient   étaient engagés avec l’AIS, l’Armée islamique du Salut,  le bras armé du FIS, par un conglomérat de généraux qui souhaitaient un compromis pour que les armes soient déposées. Liamine Zeroual, furieux de la manœuvre, abandonne alors brutalement son poste de Président de la République, laissant, cette fois, l’armée sans joker ni homme de paille pour le remplacer.

Abdelaziz Bouteflika, dernière chance du régime, revient en force dans le jeu politique et permet à l’institution militaire de se dissimuler derrière un paravent civil plutôt que d’être directement  sous les  feux de la rampe.  Abdelaziz Bouteflika devient donc en 1999 le premier civil élu à ce poste depuis que Houari Boumediene- le colonel des colonels- se  soit emparé du pouvoir par le coup d’État de 1965. Le premier président de la République, Ahmed Ben Bella, est envoyé quatorze années en prison avant que Chadli Bendjedid ne le libère en 1979.

Dès son entrée en fonction, en avril 1999, Abdelaziz Bouteflika entreprend une série de tournées pour remettre l’Algérie, ravagée par la guerre civile, sur la carte du monde. A l’intérieur, le nouveau président s’attache à ramener la paix civile  en faisant voter une loi sur la concorde civile qui amnistie les islamistes ayant du sang sur les mains dans une guerre qui a fait près  200 000 victimes sans se soucier des protestations des proches des victimes.

Abdelaziz Bouteflika fait montre d’une remarquable intelligence politique servie par un entregent époustouflant et un carnet d’adresse impressionnant. C’est un homme qui prend le temps d’attendre qu’une occasion favorable se présente plutôt qu’il ne la provoque. C’est aussi un expert au poker menteur, un redoutable viveur dont les points faibles sont les femmes et les soirées bien arrosées.

Au chapitre de l’argent, il sera poursuivi devant la Cour des Comptes et mis en débet pour une somme de 60 millions de francs français pour un retentissant détournement de fonds. Éloquent, sûr de lui, il  fait montre d’une ambition sans limite, creuse toujours le même sillon sans jamais se fatiguer ou dévier, certain qu’il parviendra là où il veut arriver : le pouvoir, ses privilèges, sa puissance.

Il se met patiemment, quelle que soit l’époque où les circonstances du moment, dans le sillage du numéro 1 du moment, se laisser aspirer par lui jusqu’à ce qu’il décide que le bon moment  est arrivé comme ce fut le cas en 1978 quand Houari Boumediene décède puis en 1998  quand Liamine Zeroual, se désiste du pouvoir et  lui ouvre le boulevard qui le mène à la Présidence de la République.

Une fois son objectif atteint et la paix civile ramenée, Abdelaziz Bouteflika, qui pense incarner l’Algérie, décide d’outrepasser la Constitution qu’il a lui-même fait voter, fait adopter une autre dans laquelle la limitation à deux mandats présidentiels a disparu. Fort d’un pouvoir qui semble désormais lui appartenir, il nargue l’armée, refusant d’être un « trois-quarts de président », s’installe encore pour dix autres années à la tête de l’Algérie.

Comment remettre l’Algérie à flot? C’est le grand défi auquel il est appelé. Après quarante ans de pilotage à vue, d’instabilité  erratique, de confusion problématique, la nécessité d’une bonne gouvernance s’impose en même temps qu’apparait indispensable la mise en place de réformes structurelles sans lesquelles aucune politique économique  – c’est là que le bât blesse- ne  peut être menée.

Devant un chantier pharaonique, Abdelaziz Bouteflika, auparavant touchée par la grâce, perd soudainement la main. Lui qui prétendait ne pas être «intéressé» par le pouvoir s’y accroche furieusement. Au lieu d’attaquer les problèmes de fond – l’économie en perdition, la redistribution sociale mise a mal, la répartition du pouvoir minée par le clientélisme et le népotisme, la préparation sérieuse a l’après pétrole- Abdelaziz Boutefllika introduit « le renard libre dans le poulailler libre», abandonnant l’économie  aux prédateurs qui la mettent en pièces puis  en coupe réglée sans se soucier de l’état de profonde précarité dans lequel se trouve les citoyens ordinaires.

Il est également l’ordonnateur de dépenses somptuaires avec l’érection d’une Grande Mosquée au cout astronomique de deux milliards de dollars dans un pays qui manque cruellement de tout. Sans égard pour un peuple réduit à l’état de spectateur, la dérive s’accroit et continue.  L’atmosphère se dégrade. Plus personne ne reconnait le visage d’un pays dont la devise officielle  demeure encore

« Par le peuple et pour le peuple » et les armoiries de l’État celles d’une «République algérienne démocratique et populaire». Le désenchantement s’installe dans un pays livré à lui-même, dans lequel les couches populaires ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. Ceux qui le peuvent quittent le pays, soit à bord d’embarcations de fortune soit par le biais d’une émigration aux quatre coins du monde;  Europe et Amériques en tête.

L’hypothèse du diable, que personne n’imagine, intervient lorsqu’Abdelaziz Bouteflika est frappé, en 2013, au cours d’un troisième mandat, par un AVC qui le laisse gravement handicapé. Au lieu de céder sa place et sortir par la grande porte, Abdelaziz Bouteflika, qui pense avoir encore l’appui du peuple, s’accroche aux accoudoirs de son fauteuil roulant, s’expose aux critiques de la majorité silencieuse pour qui le spectacle d’un président diminué est indécent.

Quand Abdelaziz Bouteflika brigue un cinquième mandat, la colère populaire, jusque-là contenue, explose formidablement au grand jour. Le hirak- mouvement populaire à l’échelle de tout le pays- réclame qu’il s’en aille, répète son écœurement d’une situation dans laquelle il se sent méprisé et bafoué, obtient la tête d’un président qui ne l’a plus tout à fait.

L’armée  redoute une explosion meurtrière comme celle de 1988,  qui a fait  cinq cents morts. Les généraux cèdent à la pression de la rue, exigent la démission d’Abdelaziz Bouteflika qui la remet, pathétiquement, dans une séquence télévisée dans laquelle il apparait complétement désorienté.

Cette chute tonitruante d’Abdelaziz intervient après un règne de vingt ans d’une morgue insultante. Abdelaziz Bouteflika, bien qu’il ait voulu se  confondre, dès  l’indépendance du  pays, en 1962,  disparait dans la trappe de l’Histoire, muré désormais derrière une résidence médicalisée, contraint à un silence forcé. La dégradation de son état de santé, alimenté par la perspective d’une fin sans gloire, a fini par l’achever.

Le décès de l’ancien président de la république, ne règle aucun problème fondamental: l’improvisation,  la précipitation, l’exercice solitaire du pouvoir, la répression des opposants, sont ceux-là même qui ont conduit l’Algérie à la situation ou elle se trouve. Depuis soixante ans, le pouvoir hésite à se réformer, à agir sur les leviers   économiques, à s’attaquer à un projet de société dans un contexte où les recettes des hydrocarbures ne sont plus ce qu’elles étaient quand le baril de pétrole atteignait les 120 dollars. L’enjeu est de taille. Quel que soit le choix, chaque erreur de jugement ou d’appréciation se paiera chèrement pour le pouvoir.

Le hirak, s’il s’est mis en retrait de la République, peut réapparaitre à tout moment, sans avertir, et réinvestir la rue.  Et faire repartir l’Algérie dans une spirale dont on ne sait pas trop où elle pourrait  la conduire.

Mustapha Chelfi

 

Ecrivain et journaliste algérien

 

 

 


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