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Aristide Le dernier exil

publié le 14/09/2006 par Jean-Paul Mari

«Enlèvement», dit l’ex-président ; «démission», répond Washington.Imposé par les Etats-Unis et la France, le départ de l’ancien prêtre des pauvres devenu dictateur et le déploiement d’une force de paix internationale devraient permettre un retour à l’ordre. Mais, pour l’instauration de la démocratie, il faudra attendre…

C’est un petit matin glauque après une nuit de cauchemar. Port-au-Prince est pratiquement désert, sans voitures, avec des rues encore sombres où de rares passants marchent la tête basse, comme s’il fallait se méfier des bonnes nouvelles. Il est parti? On le dit. Attendons d’en être sûr, avant d’exulter. Surtout ne pas se laisser aller. D’ailleurs, les « chimères », les milices populaires armées par Aristide, sont toujours là.

Comment se débarrasser d’un fantôme? Il suffit de regarder autour de soi pour douter. La nuit a retenti de coups de feu et les rues sont encore coupées par des barricades, des carcasses de voitures, de grosses pierres et des pneus brûlés qui crachent une fumée noire, crasseuse, écoeurante. En cendres, la station-service Total dans le centre-ville au carrefour de Lalue et de la ruelle Nazon.

Attaqué et pillé, le dépôt Shell au bord de la mer, si violemment que les gardiens, pour sauver leur vie, ont dû fuir à la nage. En cendres ou pillés, les entrepôts alimentaires de la Croix-des-Bossaies, l’un des plus grands marchés de la ville, et les grands conteneurs du terminal maritime, les banques privées de Pétionville la bourgeoise, Sogebank, Capital Bank, les magasins de commerçants, les villas d’opposants, vidées de leur mobilier, réfrigérateurs, télévisions, ordinateurs, coffres, lits, matelas… Les pillards arracheraient la peinture s’ils pouvaient.

Occupés, les commissariats du bidonville de Cité Soleil, non pas par des policiers mais par les « chimères », qui déclinent avec application leurs synonymes, monstres, folie, ombres, fumée, néant. Hier encore, ils passaient en camions, encagoulés de noir, haineux, dangereux, armés de machettes, de revolvers de gros calibre et de fusils automatiques, en menaçant, la main tendue, les doigts écartés: «Cinq ans!», le temps d’un mandat que le prêtre-dictateur jurait de terminer.

Hier encore, ils tuaient. Témoin ces cadavres qui baignent dans une mare de sang, au beau milieu de la rue, les mains attachées dans le dos. Quatre dans le quartier de Lalue; six autres dans le bidonville de Carrefour, encore plus pourri que celui de Cité Soleil. Ces « chimères »-là ne s’évanouissent pas avec l’aube. Alors Port-au-Prince retient son souffle. Et puis le soleil est venu, dur et cru comme toujours ici. Et un cri: «Guy Philippe arrive!» Aussitôt, le petit peuple envahit le Champ-de-Mars, à côté du Palais national, deux, trois, cinq mille personnes en liesse qui font la fête au «libérateur», entourent sa voiture, veulent lui parler, le toucher.

Qu’importe que l’ancien putschiste, accusé de narcotrafic, exilé en République dominicaine, hier encore qualifié par la communauté internationale de chef de «criminels, bandits», soit entouré d’une bande de pistoleros déguisés en révolutionnaires! Il est là, en armes, en ville, à parader sous l’oeil impassible des marines américains qui tiennent le palais. C’est lui qui a mené la guérilla dans le Nord, transformé la révolte de l’Armée cannibale des Gonaïves en une véritable guerre du Front de Libération, de Hinche à Mirebalais et au Cap-Haïtien, du plateau central jusqu’aux portes de la capitale.

Il est là, donc Aristide est vraiment parti, c’est la fin du cauchemar. Et Port-au-Prince peut exulter. On danse, on chante «Vlé pa vlé, fok Aristide jugé!» (qu’il le veuille ou non, il faut juger Aristide). On se croise en se souhaitant «bonne année!» comme lors du départ de Baby Doc, comme chaque fois qu’un dictateur tombe en Haïti. Depuis deux jours, des membres de l’opposition démocratique recevaient en secret des messages effrayants de fonctionnaires ou de domestiques du palais.

A chaque réunion, les hommes de la sécurité du président précisaient leur plan: jeter les « chimères » sur la ville, prendre le contrôle des rues et piller les biens des dissidents – c’était fait -, puis passer à la deuxième étape, début de scénario à la rwandaise, écraser toute résistance, assassiner les opposants dont les noms figuraient sur une liste. Le temps était compté, les rebelles du Nord semblaient attendre que le régime tombe comme un fruit pourri de l’intérieur, la communauté internationale affectait de parler de règlement politique préalable, les démocrates refusaient tout pacte avec le diable, et Aristide proclamait qu’il n’était pas question pour lui de partir: tout était possible.

Jusqu’à ce dimanche, à 4h30 du matin, quand une vingtaine de soldats américains en tenue de combat entourent la somptueuse villa présidentielle de Tabarre. Port-au-Prince raconte que «Titid» ne voulait pas partir, qu’on lui a passé les menottes comme à un vulgaire trafiquant de drogue ou qu’il a fallu lui faire une piqûre pour le calmer. Les opposants, souvent d’anciens partisans, rappellent sa brutalité, son avidité, sa paranoïa, sa voix trop douce, ses crises de fureur et les envolées d’un ancien prêtre capable de prôner en chaire les vertus du «père Lebrun», supplice du pneu enflammé passé autour du cou.

Aujourd’hui, de son exil il crie à l’enlèvement, au coup d’Etat, au complot américano-français, affirme avoir été emmené de force en République centrafricaine et quasiment détenu à l’hôtel Princesse à Bangui, en attendant de pouvoir gagner le seul pays – l’Afrique du Sud du président Mbeki – qui ait accepté de lui donner refuge. Une chose est sûre: un à un, tous ceux qui ont de la voix à l’étranger l’ont laissé tomber ou l’ont condamné.

La France d’abord, quand Dominique de Villepin propose une «force civile de paix» et conclut sa déclaration par une phrase-couperet: le président Aristide «porte une lourde responsabilité dans la situation actuelle. Il lui appartient d’en tirer les conséquences… C’est sa décision, sa responsabilité.» Les Etats-Unis ensuite, qui ont longtemps cherché à éteindre cet incendie malvenu en pleine campagne électorale. D’abord, Washington exclut toute intervention avant un règlement politique. Après tout, c’est grâce à une intervention armée américaine sous la bannière de l’ONU que Bill Clinton, en 1994, a réinstallé Jean-Bertrand Aristide à la tête du pays.

En profitant de l’occasion pour balayer ce qui restait de l’influence française dans l’ancienne colonie. Pourtant, Bush se tait, embarrassé. Et John Kerry, son adversaire démocrate, s’empresse de jeter le problème haïtien dans la corbeille de la campagne électorale. «Le diplomate qui s’attelle à mettre fin à l’anarchie qui sévit à une distance de 900 kilomètres de la Floride est le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin», grince le «Washington Post», qui accuse l’administration Bush de «laisser le dur travail à d’autres».

Manque d’initiative, vide politique à la Maison-Blanche, l’attaque est féroce. En réalité, Micha Gaillard, opposant membre de la Plate-forme démocratique en Haïti, se souvient de l’énorme pression exercée par les envoyés de Washington pour que l’opposition respectable et non-violente signe un pacte politique avec le président Aristide. Tout commence il y a quatre semaines quand la Communauté des Caraïbes (Caricom), qui rassemble seize pays de la région, invite les opposants haïtiens à une réunion aux Bahamas.

On leur propose un plan en deux points: Aristide devient un président «honoraire», il libère les détenus politiques, autorise les manifestations, désarme ses « chimères », bref, met un terme à sa terreur; en contrepartie, l’opposition accepte de participer à la gestion du pays. Un seul problème: plus personne dans l’opposition n’a la moindre confiance dans la parole d’Aristide. «Chaque fois qu’on a accepté de négocier avec lui, cela s’est traduit par plus d’arrestations, plus de blessés, plus de morts.

Deux ans de mensonges et de terreur, cela suffit!», rappelle Micha Gaillard, qui a autrefois présidé le comité pour la réélection du président mais ne dort jamais deux nuits d’affilée à la même adresse. On leur promet un président «édenté»; eux sont convaincus qu’il restera «un Etat dans l’Etat». Avec la rébellion qui éclate dans le Nord, Port-au-Prince qui risque de tomber aux mains de «criminels», les rues de la capitale livrées aux Chimères, Washington envoie Roger Noriega, son sous-secrétaire d’Etat chargé de l’Amérique latine, et Colin Powell prend son téléphone pour peser dans la négociation, qui prend des allures de marathon.

Stupéfaction: l’opposition dit toujours non, persuadée qu’Aristide a perdu tout soutien populaire et que signer avec lui, c’est le sauver mais se perdre aux yeux de l’opinion publique haïtienne. A Washington, la colère gronde devant cette mutinerie: «Ils nous ont menacés, en cas de refus, d’être considérés comme des rebelles, désormais illégitimes, disqualifiés, de devenir des parias de la communauté internationale», dit Micha Gaillard.

Rien à faire: c’est toujours non! Port-au-Prince est en état de siège, les « chimères » se déchaînent et Washington n’a pas de plan de rechange… sinon le départ d’Aristide. Ce dimanche à 4h30 du matin, c’est le numéro deux de l’ambassade américaine, Luis G. Moreno, qui se présente devant la villa d’Aristide à Tabarre.

Il y a dix ans, le diplomate était un des contacts privilégiés du président alors exilé aux Etats-Unis. Ce matin, la mort dans l’âme, il vient chercher la démission du président déchu. «On me dit que vous avez une lettre pour moi», demande le diplomate. Il explique au président que «la situation s’aggrave» et qu’il faut faire vite. Deux voitures démarrent, emportant vers l’aéroport Jean-Bertrand Aristide et sa femme. Sur le tarmac, dans Port-au-Prince dévasté par ses « chimères », tout le monde attendra pendant une heure l’arrivée de l’avion affrété par les Américains.

Le diplomate s’approche de la voiture, frappe à la fenêtre: «Monsieur le Président, avec tout le respect que je vous dois… il me faut vraiment la lettre.» Aristide tire du sac de sa femme une lettre écrite en créole et la tend. Le diplomate veut lui dire qu’il est désolé, Aristide l’interrompt: «Bon, c’est la vie…» L’avion décolle à 6h45. Dans Port-au-Prince, les rues sont encore sombres.

JEAN-PAUL MARI


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