Algérie. Bouteflika, les coulisses de la chute
En demandant au Conseil constitutionnel de destituer le président, le chef d’état-major rend public le bras de fer qui oppose depuis des semaines l’armée au clan Bouteflika. Enquête au sérail.
Palais El Mouradia, siège de la présidence, mardi 26 mars. Des émissaires du commandement militaire arrivent peu avant midi. Objectif : convaincre Abdelaziz Bouteflika et ses proches d’accepter une « sortie honorable », avec une lettre de démission dans laquelle le président annoncerait son abdication pour raison de santé. Quatre heures plus tard, Gaid Salah, le chef d’Etat-major, prononcera devant les caméras le discours qui sonne la fin d’une ère.
C’était l’ultime médiation. Les ponts sont en effet coupés depuis le 18 mars entre la présidence et l’armée. Bouteflika demande une « longue période de transition », plus d’un an. Gaid Salah prône une « solution rapide de la crise », en écho à la contestation qui secoue le pays. Le conflit larvé éclate au grand jour. « Les gigantesques manifestations du 15 mars, hostiles à la prolongation du mandat présidentiel, ont soulevé de vives réactions dans l’armée, confie une source militaire. Lors d’une réunion de crise, le chef d’Etat-major a fait face à une grogne sans précédent menée par plusieurs officiers… »
Ces frondeurs ont mis en garde le général Gaid Salah contre un « coup tordu » du clan présidentiel : provoquer des violences lors des manifestations, obligeant ainsi l’armée à intervenir. Or les militaires veulent éviter à tout prix de se retrouver face à une situation insurrectionnelle. Jouant sur la fibre nationaliste de Bouteflika, l’Etat-major lui suggère de profiter de la Fête de la victoire, le 19 mars, anniversaire du cessez-le-feu de 1962. Il y annoncerait son départ volontaire « pour préserver les intérêts suprêmes de la nation ».
Bouteflika semble obtempérer.
L’entourage de Gaid Salah élabore un discours que le général doit prononcer dans l’après midi, pour préparer l’opinion à la déclaration présidentielle. Mais, à la surprise générale, Said Bouteflika, le frère-conseiller, prend les devants et publie, au nom du président, une lettre réaffirmant sa volonté de rester au pouvoir pour un an encore.
Gaid Salah se retrouve alors entre deux feux : l’entêtement du clan présidentiel à vouloir se maintenir à tout prix et la fronde qui enfle au sein du commandement militaire, sous la pression de la rue. Soucieux de préserver la cohésion de l’armée, il n’a d’autre choix que de contredire publiquement Bouteflika.
Le lendemain, nouvelle délégation à la présidence. Mais plus question de médiation. « Cette fois, poursuit notre source, les émissaires de l’armée exigent et obtiennent la démission immédiate de Said Bouteflika de toutes ses fonctions officielles. Et lors d’ échanges houleux, l’un des hauts gradés lâche : le pays est au bord de l’implosion et ton frère ne se soucie que de sa gloire personnelle. Eh bien, s’il tient tant à mourir président, nous pouvons l’aider à exaucer ses vœux » !
La menace, à peine voilée, ébranle le clan. Le soir même, la télévision El-Nahar, proche de Said Bouteflika, annonce que le président ne compte plus se maintenir au-delà du 28 avril, date officielle de la fin de son quatrième mandat.
Mais, trois jours plus tard, tout Alger s’affole d’une cyber offensive menée au cœur du régime : une « guerre des trolls » visant à semer la zizanie au sein du mouvement de protestation. Sous l’égide de Karim Benmansour, le neveu de Bouteflika, elle est conduite depuis un immeuble de cinq étages, dans le quartier cossu d’Hydra. L’endroit devait à l’origine abriter la chaîne de télévision El-Istimrariya (« la continuité »), qui allait servir à la campagne pour le 5ème mandat.
Le spectre d’un « coup tordu » refait surface. Le chef d’état-major s’applique à calmer la grogne des officiers frondeurs. Mais une provocation de trop intervient lundi 25 mars : les anciens du Front Islamique du Salut (FIS), pourtant soumis à un contrôle strict des moukhabarates, les services de renseignements, sont autorisés à organiser une manifestation dans leur fief de Kouba, banlieue populaire à l’est d’Alger.
Le chef des services, le général Bachir Tartag, proche du clan présidentiel, est limogé moins de 24 heures plus tard. Le commandement militaire est unanime : il faut pousser d’urgence les Bouteflika vers la sortie pour parer au risque de nouvelles provocations.
Le chef d’état-major tient pourtant à faire appel, une dernière fois, au sens de l’Etat du président, dont il a été si longtemps un fidèle parmi les fidèles. Selon notre informateur, « le général Gaïd Salah a maintenu jusqu’à l’ultime moment, avant son discours télévisé de rupture avec le clan présidentiel, l’espoir de voir Bouteflika sortir par le haut de cette crise, en annonçant volontairement son départ. Il voulait une solution consensuelle qui éviterait à l’armée de devoir forcer la main au président. Mais, face à l’entêtement de son clan, il n’a eu d’autre choix que de franchir le pas fatidique, initiant ainsi la procédure de destitution du Président… »
C’est décidé, il faut précipiter la chute finale. Des experts en droit constitutionnel sont mis à contribution pour plancher sur les formulations légales auxquelles le chef d’Etat-major se référera dans son discours. Surtout, ne pas donner l’impression d’un coup d’Etat ! Les islamistes sauteraient sur l’occasion pour exciter une partie des manifestants contre l’armée. C’est donc au conseil constitutionnel qu’il appartient d’initier le processus d’un « Empêchement » à l’américaine. Il devra ensuite être validé par les deux chambres du Parlement.
« Personne ne doute, un instant, que l’annonce du chef d’Etat-major a définitivement scellé le sort du clan Bouteflika, relève un observateur, mais le recours à l’article 102 de la constitution était nécessaire pour assurer la pérennité des institutions de l’Etat, même s’il ne fait pas consensus dans l’armée ni au sein du mouvement de protestation… »
Car, bien sûr, la destitution de Bouteflika figurait en tête de la revendication populaire. Mais la jeunesse va-t-elle accepter une démocratisation réduite à des élections organisées par un système qui a servi sous le président ? Sa « deuxième république » espérée, c’est l’instauration d’un Etat de droit. A Alger, s’ouvre aujourd’hui une nouvelle page de la contestation.
TOUS DROITS RESERVES