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C’est toujours la vie qui gagne

Livres publié le 22/01/2012 | par Bertrand Rosenthal

Chroniques d’une vie de grand reporter à l’AFP.

Un livre de Bertrand Rosenthal.

« Ce qui enchante, c’est la multiplicité des niveaux de lecture selon que l’on est rêveur ou cynique, pessimiste ou optimiste…
Au premier degré, c’est Tintin au Congo. Courts récits d’aventure truffés d’anecdotes drôles ou terrifiantes. Personnages falots ou truculents, romanesques ou pathétiques. À lire avec gourmandise.
Un peu de recul et l’on côtoie Don Quichotte. Monde brutal et dérisoire où la mégalomanie et la Kalachnikov transforment les voyous en héros et réciproquement. Sur le fil du rasoir entre utopie romantique et mers de sang. À vivre comme un film d’action avec les bons et les méchants, stars et figurants de nos actualités.
Mais Bertrand Rosenthal nous livre aussi un peu de son intimité professionnelle. Celle que, par éthique, il a, au fil d’une carrière de reporter, volontairement assignée à résidence en son for intérieur. Le métier d’informer impose un devoir de neutralité qui contraint à tempérer les émotions, à bannir admiration et mépris, jubilation et colère, amour et haine. Être témoin, c’est n’être ni juge ni partie, ni ami ni ennemi.
Pour autant, l’homme n’est pas de bois. Ces élans refoulés se gravent en quelques notes prises à la volée sur un coin de carnet, émois griffonnés pour donner à la mémoire son lot de consolation.
Sans leçons à donner. Juste pour rendre un peu de leur liberté à des tranches de vie – ou de mort – sacrifiées sur l’autel de l’objectivité journalistique.
Les coups de gueules sont feutrés, les révoltes tamisées, les impuissances domptées au fouet de l’ironie. Avec l’humour en guise d’espérance. Comme une ombre de L’Étranger.
Fidel Castro compare la révolution à une bicyclette : plusieurs vitesses mais pas de marche arrière. L’image vaudrait-elle pour l’humanité ? »

Lire deux chapitres du livre


Copyright les Éditions Helvetius.

TCHÉTCHÉNIE (janvier 1995)
Une guerre de voyous

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 » Ici le soleil ne brille plus. J’ai l’impression de vivre sous une coupole grise, parfois tirant vers le noir suivant les volutes de fumées qui s’échappent d’installations pétrolières ou de bâtiments détruits. Les rares oiseaux sont les chasseurs bombardiers russes et les hélicoptères d’attaque. Pour musique nous n’avons que le bruit des explosions qui rythment les tremblements de la terre. J’ai grandi à Caen, en Normandie et je ne peux m’empêcher, en marchant dans Grozny, la capitale de la Tchétchénie, de penser aux images des documentaires tournés après le débarquement allié en juin 1944. La ville, occupée par les troupes allemandes, avait été détruite par les bombardements alliés.

Je ne sais pas quelle mouche nous a piqués, ce 10 janvier 1995, mais, au réveil, nous décidons, mon confrère Boris Bachorz et moi, de nous rendre au palais présidentiel, le symbole de la résistance tchétchène, objectif prioritaire de l’armée russe qui ne cesse de le bombarder. Les Russes ont annoncé une trêve et, effectivement, à l’aube, un silence étrange s’installe. Alors, comme si de rien n’était, nous prenons une voiture avec un chauffeur. Elle dévale à grande vitesse l’avenue Lénine et nous dépose comme des touristes aux marches du palais. Autour de nous, un no man’s land dont la terre a été labourée par les bombes et où, en guise de sculptures en plein air, gisent les carcasses calcinées de blindés russes. Plusieurs fois ils sont arrivés jusqu’au parvis du palais. Ils ont été anéantis le week-end du 1er janvier.

Pendant des jours, les cadavres carbonisés de membres des équipages qui tentaient de s’extirper des tourelles de leur char en feu sont restés visibles. Ces images ont choqué l’opinion publique russe qui a commencé à comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une guerre lointaine et facile. Deux chars sont arrivés à nouveau au même endroit huit jours après où ils ont subi le même sort. Nous descendons tranquillement de l’auto et commençons à compter les étages. Sur les onze, plusieurs ont été soufflés et les trois derniers sont brûlés. Nous les comptons parce que, depuis plusieurs jours, on ne savait plus exactement combien il en restait. Et dans notre métier, il faut être précis. À quelques centaines de mètres, nous voyons deux photographes qui progressent doucement, courbés, en se protégeant derrière les murets du pont de la rivière Sounja. On leur fait la nique et cela nous fait sourire, car on est arrivé avant eux, là où ils arrivent généralement avant nous.
Nous entrons. Seul le marbre des colonnes rappelle qu’il s’agit d’un palais, désormais ouvert à tous vents, sans porte, ni fenêtre. Dans un recoin, une petite porte dérobée s’ouvre, et nous descendons par un escalier étroit jusqu’au tréfonds de l’édifice. Nous sommes dans un bunker, l’un des abris antinucléaires de Grozny. Nous y trouvons Aslan Maskhadov, penché sur une carte d’état-major. Le commandant en chef des forces tchétchènes, qui deviendra le président de la République indépendantiste après la mort de Djokhar Doudaïev, nous affirme que les Russes sont des « menteurs », que ces annonces de cessez-le-feu ne sont destinées qu’à rassurer les pays occidentaux devenus nerveux devant un conflit qui ne dure que trop, avec son cortège d’horreurs contre les populations civiles.

À mesure que se prolonge l’interview, nous distinguons plus nettement le bruit des explosions. Le cessez-le-feu n’était qu’une illusion. L’ancien colonel de l’armée soviétique joue nerveusement avec une petite réglette en fer, mais donne ses ordres tranquillement. Il nous dresse un panorama des positions militaires. Des piles de boîtes de munitions noires en métal, de forme oblongue, sont entassées contre les murs de la petite salle de commandement. Une radio de campagne diffuse des informations sur les accrochages. Dans les pièces voisines, dont une cuisine, des soldats se reposent. Il y a aussi des femmes et des enfants. Nous croisons Omar Makhassakhanov, commandant adjoint des forces spéciales. Il est en tenue de camouflage blanche, mais a abandonné le sabre qu’il glissait sur sa poitrine, et qui, disait-il, lui soutenait l’âme. Il repart au combat.

Après une heure nous remontons vers le jour. Les obus pleuvent et les tirs s’intensifient. Impossible de quitter le palais présidentiel. Il faudrait courir 200 mètres sous la mitraille. Nous nous affalons par terre contre un mur, hors de toute ligne de feu, regardant une vingtaine de combattants échanger des rafales avec un ennemi invisible. Nous ne sommes plus aussi fiers de notre aventure. Comment allons-nous sortir de cette souricière ? Et le miracle arrive. Il s’appelle Andreï. Andreï, merci ! Andreï est un Bélarusse, plus très jeune avec sa chevelure blanche, qui a décidé de rejoindre le camp anti-russe. Il conduit un véhicule blindé de transport de troupes, qui sert à évacuer les blessés. Nous lui demandons de nous exfiltrer du Palais.
– Pas maintenant, mais dans deux heures.

On n’a pas le choix, il faut attendre. Il finit par revenir. Nous nous précipitons hors du palais pour monter dans le blindé par l’arrière. Nous avons les pieds dans l’essence et le blindage est percé de petits trous laissant passer des raies de lumière. Je me dis que la moindre étincelle ferait exploser le véhicule. Je fumerai ma cigarette plus tard. Trente longues secondes de cahot et nous voilà revenus sur le goudron qui signifie, je le sens, un tant soit peu de sécurité. Le no man’s land est derrière nous. Nous nous retrouvons place Minutka, en haut de l’avenue Lénine et nous nous séparons d’Andreï avec effusion.

Le centre de Grozny se caractérise par des immeubles de plusieurs étages, style cages à poules soviétiques. Il n’y a plus de vitres, et les tubes en métal des encadrements de fenêtres semblent pousser comme des plantes vers la lumière, au ras des façades noircies par les incendies ; des cratères parsèment toutes les rues de la ville. Les fils et les câbles électriques pendouillent ou s’entrelacent comme des serpents sur les trottoirs envahis de décombres, de débris de meubles et de détritus. Seul un bâtiment est épargné dans cette zone.

À part un impact de balle et quelques vitres brisées, l’église orthodoxe de l’Archange Saint-Michel, est, par la grâce de Dieu ou des hommes, demeurée intacte à 200 mètres du palais présidentiel. Le pope Anatoli, un anorak matelassé sur sa robe noire, continue d’officier. Tout est prêt pour le service religieux dans l’église en briques rouges construite il y a plus d’un siècle. Les icônes, les ciboires, l’autel témoignent de l’activité. Une quinzaine de paroissiens est venue fêter le Noël russe.
– C’est comme une petite île, dit le pope qui a donné refuge à quelques femmes, désormais sans toit.
Valentina Rudakova, 62 ans, n’en peut plus. Elle pleure et sursaute à chaque explosion.
– On mange une fois par jour et je ne me suis plus lavée depuis une semaine.

Depuis la mi-décembre, l’armée russe tente de faire tomber le pouvoir de Djokhar Doudaïev. Peu à peu, ce qui semblait une guerre de voyous opposant – pour les revenus des pipelines qui passe par la Tchétchénie et la contrebande – le ministre russe de la Défense, Pavel Gratchev, à l’ancien général de l’armée rouge et aujourd’hui président tchétchène, se transforme en une croisade patriotique pour Moscou et une guerre d’indépendance pour les Tchétchènes.

La chute du pouvoir communiste a permis à plusieurs Républiques de l’ex-Union soviétique, en Asie centrale, au Caucase et dans les pays baltes, de déclarer leur indépendance, mais voilà, la Tchétchénie fait partie, aux confins de l’Empire tsariste, du territoire de la Russie historique après sa conquête qui s’achève au milieu du XIXe siècle. Pas question de toucher aux frontières. L’Ukraine et la Biélorussie, qui avaient conservé une indépendance théorique, puisque membres des Nations unies, allaient, elles, le devenir dans les faits.

La communauté internationale est restée dans l’expectative, en qualifiant le conflit d’« affaire intérieure à la Russie ». Un bon moyen de se laver les mains, au moment où la stabilité de la Russie de Boris Eltsine et son désarmement ont bien plus d’importance pour l’Occident que les atteintes aux droits de l’Homme. Une fois de plus, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’avère un concept à géométrie variable.
Mais en Russie, les voix se font de plus en plus fortes pour trouver une solution politique, jusqu’à la Douma (le parlement russe). L’ancien dissident Sergueï Kovalev se montrera le plus actif en faveur d’une telle solution et deviendra l’interlocuteur privilégié de Grozny.

En ce début janvier 1995, la grande majorité des 400 000 habitants a quitté la ville. Les Tchétchènes ont rejoint leurs familles dans la campagne et les montagnes. L’hiver est plutôt clément et nous pataugeons dans la boue, plus que dans la neige. Il ne reste, dans la capitale, que les combattants et une population civile essentiellement russe, ceux qui n’ont nulle part où aller. Tous les jours les babouchka, emmitouflées dans des manteaux d’hiver, la tête couverte de fichus de laine et les jambes protégées de bas grossiers, se retrouvent, seau à la main, à faire la queue autour des points d’eau. Elles se lamentent. Dans le centre, je vois encore des habitants sortir des caves des immeubles lors d’accalmies pour faire chauffer des marmites sur des feux de bois.

Arriver là n’est pas facile, y rester et survivre encore moins. Grozny n’est pas, à proprement dit, une ville assiégée, mais plutôt encerclée. On peut y entrer et en sortir. Pour y entrer, je suis arrivé depuis Moscou par avion jusqu’à Vladikavkaz, dans la République d’Ossétie du nord, où le commandement russe dirige les opérations militaires depuis Mozdok. De là, pas de problème jusqu’à Nazran, capitale de l’Ingouchie voisine, où se sont repliées les bases des organisations humanitaires qui n’opèrent plus dans la capitale tchétchène. Trop dangereux. Il faut alors négocier dur avec un taxi, car peu acceptent d’y aller.

À une quarantaine de kilomètres de Grozny, je tombe sur un barrage de l’armée russe.
– Où allez-vous ?
– À Grozny !
Les militaires jettent un coup d’œil à l’intérieur de la voiture, mais ne la fouillent pas. Ils laissent passer. Sur ma droite, dans un champ, des chars sont à moitié enterrés. Ils servent de pièces d’artillerie.
Vingt kilomètres plus loin, un autre barrage m’attend. Cette fois, ce sont des milices tchétchènes pro-Moscou, auxquelles le gouvernement russe a promis le pouvoir. Le premier et jeune (31 ans) milliardaire tchétchène, Beslan Gantamirov, ancien maire de Grozny, est l’un de ces nouveaux alliés dans la stratégie de diviser pour régner. Après avoir échoué dans une tentative de renverser en novembre son ex-complice dans les trafics d’armes, le président tchétchène, il vit dans la hantise d’être assassiné.

Quand il me reçoit à Ourous-Martane, à une trentaine de kilomètres de Grozny. Devant lui, il y a un pistolet posé sur la table de sa maison gardée par des hommes en armes. Le jardin est occupé par un char.
Ils laissent aussi passer. En fait, il n’y a pas de vrai front. L’important est d’occuper tel ou tel bâtiment : la présidence, le marché central… Sur la route, nous croisons des habitants qui fuient avec leurs biens – des meubles entassés dans un camion, des matelas accrochés sur le toit d’une voiture.

Dans notre premier refuge à Grozny, notre hôte, un sympathique jeune homme, pro-indépendantiste, porte en permanence un pistolet. Son métier, c’est le racket. Il se rend régulièrement en Russie pour recueillir l’argent de la « protection » mafieuse garantie aux entreprises. Il est l’illustration des préjugés contre les Tchétchènes, entretenus dans l’inconscient collectif russe, les dangereux malfrats de la chanson traditionnelle qui dit : « méfie-toi du bandit tchétchène ».

Nous allons déménager tous les deux jours. Paranoïa ou pas, on a l’impression que notre énorme antenne satellite (Inmarsat A de 50 kg) est repérée et que nous sommes la cible de bombardements d’artillerie. Et comme il n’y a pas plus con qu’un artilleur qui vise le même carré pendant des heures, nous devons bouger. Les tirs viennent de plusieurs kilomètres et leur précision est aléatoire de plusieurs centaines de mètres suivant les conditions atmosphériques. Les troupes russes ont aussi été victimes de ces tirs amis. Sans notre antenne, nous ne servirions plus à rien, nous ne pourrions plus transmettre depuis Grozny. Hors d’état, nous avons dû la cannibaliser avec celle d’un photographe américain : deux pour une. Nous avons aussi besoin de trouver de l’essence pour le petit générateur qui l’alimente dans cette ville sans électricité. Or, l’essence se fait rare.
Dans les maisons qui nous hébergent, il n’y a pas de cave. Jamais nous ne nous sentons à l’abri, protégés ou en sécurité, même pour dormir.

Le pire pour moi, c’est quand je vais faire mes besoins dans la cabane des toilettes turques au fond du jardin. Je me répète que je ne veux pas mourir avec le bénard sur les mollets ! Je ne quitte presque jamais mon gilet pare-éclats sous ma moumoute. J’ai l’air d’un bibendum version hippie avec mes cheveux longs qui s’échappent de mon passe-montagne. La nourriture est rare et nous ne mangeons souvent qu’une soupe claire avec des pommes de terre bouillies. Heureusement, on trouve encore un peu de vodka pour se réchauffer le cœur et le corps.

Pour fuir le danger, nous irons même dormir à la campagne. Les maisons de plain-pied y sont entourées de palissades afin d’éviter les regards extérieurs. Les habitants des villages vivent dans la hantise des raids de l’armée russe et chaque rumeur déclenche des flots de réfugiés. Musulmans, islamistes, les Tchétchènes ne l’étaient plus guère depuis longtemps. Ils le redeviennent au fur et à mesure de la multiplication des opérations militaires russes qui n’épargnent pas les civils.

L’Islam finit par représenter une pureté morale face au christianisme orthodoxe incarné par des assaillants sans pitié. Sur les fronts des combattants, fleurissent des bandanas couleur verte de l’Islam et portant l’inscription « Smertniki » (volontaires de la mort). Martyrs ou kamikazes ? La revendication religieuse va aussi apporter des soutiens financier et matériel du Moyen-Orient.

Pour savoir ce qui se passe, prendre des contacts, il faut se rendre place Minutka. Un grand panneau publicitaire avec le « loup tchétchène » et l’inscription « liberté 1991 » (date de la déclaration unilatérale d’indépendance) domine le grand rond-point d’une centaine de mètres de diamètre. C’est comme le centre d’un village où les habitants se retrouvent pour commenter l’actualité. Un mélange disparate de combattants, de vieilles femmes venant chercher le pain distribué par des camions, de visiteurs russes et de journalistes, sans compter quelques personnages folkloriques : un vieillard en habit de guerrier traditionnel, avec chapka (coiffe), bottes de cuir, sabre à la ceinture, balles d’argent fixées sur la vareuse. L’image d’un cosaque tout droit sorti d’un livre d’histoire.

Là, les reporters de télévision organisent leur plateau, avant de repartir bien vite, vers Nazran à l’ouest, ou Makhachkala, dans le Daghestan voisin, à l’est. Des hommes filent au combat dans des Mercedes ou des BMW, le canon de la Kalachnikov pointant par les vitres ouvertes. Les berlines de luxe, un must pour affronter des blindés, ont encore leurs plaques d’immatriculation allemande ou hollandaise et sont le fruit, à n’en pas douter, des trafics de voitures volées en Europe de l’Ouest. Les combattants viennent y exhiber leurs prises de guerre.

Une fois, c’est un petit blindé à chenillettes qui va repartir dans un bruit d’enfer pour se venger de ses anciens propriétaires, arborant un drapeau tchétchène sous les applaudissements. Certains chantent des versets islamiques, d’autres dansent la lesguinka, une ronde traditionnelle. Un enfant de 13 ans, une grenade anti-char coincée dans l’anorak, regarde avec admiration ses aînés.

Une sorte de petite buvette pour le repos des soldats est installée dans un angle mort formé par le coin de deux immeubles. On peut siroter un soda assis sur des fauteuils de coiffeur venus du salon voisin complètement détruit, manger des cornichons aigres, des pommes, du pain et parfois de la viande. Le feu s’échappant de conduites de gaz éclatées assure un chauffage en plein air. Mais c’est aussi là que l’on ramène les soldats blessés ou les civils victimes de bombardement, comme ces enfants couverts de sang et de boue, miraculés de décombres. Ici se déroulent nos interviews pour connaître avec les combattants qui reviennent les progrès de l’avancée des troupes russes ; à quelle distance se trouvent les chars du palais présidentiel.

Là aussi viennent se réunir des mères de soldats russes prisonniers pour avoir de leurs nouvelles et réclamer leur libération. Les députés russes en mission y rapportent les conversations avec les autorités tchétchènes.
« Vozdour » (vent) !!! C’est le cri d’alarme annonçant l’approche d’un avion russe qui précipite les présents dans le seul souterrain de la ville, un passage piétonnier. On se bouscule, on tombe dans l’escalier et l’on se serre les uns contre les autres jusqu’à la fin de l’alerte.

La Russie a déployé plusieurs dizaines de milliers d’hommes, avec aviation, blindés, artillerie. En face, ils ne sont que quelques milliers. Mais voilà, les jeunes recrues russes du service militaire obligatoire, sans expérience, que l’on abreuve d’alcool pour leur donner du courage, ne font pas le poids face à des hommes aguerris qui savent pourquoi ils se battent. Ces montagnards ont, pour beaucoup, fait partie des troupes envoyées en Afghanistan avec Djokhar Doudaïev, premier tchétchène à accéder au rang de général de l’armée Rouge. Ils connaissent parfaitement le matériel et les tactiques de leurs ennemis d’aujourd’hui.

Moscou devra se résoudre à déployer des forces spéciales. La machine russe faite pour écraser tout sur son passage en campagne n’est pas préparée pour le combat urbain. Les soldats doivent progresser immeuble par immeuble. Les chars ont du mal à évoluer et, au coin des rues, quand ils doivent manœuvrer, ils sont le gibier de téméraires qui viennent poser des mines, à la main, pour faire exploser le blindage. Pavel Gratchev ne s’y attendait pas quand il fanfaronnait en disant « qu’une seule unité de parachutistes pourrait résoudre tous les problèmes en Tchétchénie en deux heures ».

Ce à quoi Djokhar Doudaïev lui répondit, le 11 janvier, lors de sa dernière apparition publique, que « le conflit pouvait être résolu en une journée et même en une heure ». La bête noire de Moscou reste ferme mais annonce déjà Numance.

– Bien sûr, on ne peut pas résister physiquement à une puissance telle que la Russie, mais même si on rasait les montagnes du Caucase, on ne pourrait pas enlever l’âme du peuple tchétchène et son droit à la vie.
Il quitte rapidement le lieu de la conférence de presse en demandant aux journalistes de ne pas bouger. Où va-t-il ? Personne ne le sait, car il est devenu un expert pour se camoufler des services secrets russes lancés à sa poursuite.

La partie de cache-cache s’achèvera plus d’un an plus tard. Le 21 avril 1996, il est tué par un missile russe.
Les Tchétchènes nous reçoivent bien. Nous sommes ceux qui allons divulguer la vérité. Le soir, assis, souvent en groupe, devant des téléviseurs, ils écoutent et approuvent nos informations qui sont relayées par les journaux télévisés. Quand le président russe, Boris Eltsine, annonce la fin des bombardements aériens sur Grozny, nous sommes là pour témoigner que c’est faux. Pour une fois, j’ai l’impression de servir vraiment à quelque chose.

Les combattants qui acceptent un journaliste dans leur patrouille le protègent. S’il faut traverser une avenue en courant pour éviter les tirs de snipers installés çà et là, ils l’entourent comme des gardes du corps prêts à se sacrifier.
Même l’envoyé spécial du quotidien Moskovski Komsomolets, Alexandre Koulpakov, me dit « qu’il est plus facile de travailler avec les Tchétchènes qu’avec l’armée russe ».

Pas de haine non plus contre les Russes qui vivent encore dans la capitale, ni pour les prisonniers – ils seraient plusieurs centaines.
Pour me le prouver, des combattants m’emmènent chez Anna Ivanovna Goubanenko. Dans sa maison du quartier de Litchi, un prisonnier russe grièvement blessé est installé dans une petite chambre. La sœur d’Anna, une infirmière, apporte des médicaments. Alexandre Kondratiev, 19 ans, a été atrocement brûlé dans son transport de troupes blindé lors des combats du 1er janvier. Il était à 45 jours de la fin de son service militaire. Allongé sur un lit, la moitié de son corps n’est plus qu’une carapace de peau noire craquelée. Il peut à peine répondre aux questions et me demande de prévenir sa famille.

Pour moi, c’est la quille. Les habits crottés, je sens mauvais, je ne me suis ni lavé, ni rasé depuis huit jours, mais je suis sorti indemne de ce guêpier où sont aussi tombés plusieurs journalistes.

Avec Boris, nous entrons en trombe dans l’aéroport de Vladikavkaz. Plus de place dans l’avion, mais nous avisons un membre de l’équipage. Le laissez-passer mondial vert à l’effigie de Benjamin Franklin (billet de 100 dollars) fait son effet. Et nous nous retrouvons dans la cabine de pilotage de l’Iliouchine pour faire le voyage assis sur des cageots de légumes.
Le 19 janvier, le palais présidentiel de Grozny tombe aux mains des forces russes.

De retour à Paris, je me sens miraculé. Je me dis que ce qui me reste à vivre est du bonus. Je crois désormais au destin et pars en Martinique pour oublier. Je dors 14 heures par jour et passe mon temps à regarder le ciel bleu. »

Deuxième chapitre

KENYA (2000)

Kaiser, suspicion divine

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« Le 24 août 2000 me parvient à Nairobi une nouvelle qui ne va cesser de hanter mon penchant pour les romans policiers. Le cadavre du père John Anthony Kaiser a été retrouvé au bord de la vieille route de Naivasha, à 80 kilomètres de la capitale. Le missionnaire vivait depuis 35 ans au Kenya. L’assassinat d’un prêtre américain représente, certes, une information qui va faire la Une des journaux, mais qui n’est pas si extraordinaire puisqu’au cours des onze années précédentes, cinq prêtres étrangers ont été assassinés dans le pays : deux Irlandais et trois Italiens.

Le père Kaiser est une vraie plaie depuis dix ans pour le gouvernement du président Daniel arap Moi. C’est un emmerdeur de première classe, dont la disparition ne peut que provoquer un soupir de soulagement dans les allées du pouvoir. Il vient d’accuser un ministre, Julius Sankuli, d’avoir violé sa nièce de 14 ans sur la moquette rouge de son ministère.
Les premiers policiers arrivés sur place pensent d’abord à un assassinat, puis rapidement, dans la suspicion générale, c’est la thèse du suicide qui s’impose.

Nous entrons dans un mystère digne d’un roman d’Agatha Christie, ou dans le décor et le paysage du livre de James Fox, Sur la route de Nairobi, une enquête sur le meurtre en 1941 de lord Erroll, grand connétable héréditaire d’Écosse, retrouvé dans sa voiture à un carrefour non loin de la capitale kenyane. Presque 60 ans plus tard, le cas Kaiser, à l’époque des séries télévisées de « police scientifique », nous y renvoie.
Le FBI dépêche plusieurs équipes qui enquêteront pendant sept mois. Il n’y a pas d’indication de crime dira Thomas Carrey, l’agent spécial responsable venu sur place. Le médecin légiste Vincent di Mario arrivera à la même conclusion. On apprendra plus tard qu’il n’a pas vu le corps, mais seulement des photos prises à la morgue.

John Kaiser est mort à 67 ans d’une décharge derrière la tête dans la nuit du 23 au 24 août, et son fusil de chasse est retrouvé devant lui. « Self inflicted » (auto-infligé), soit suicide, dit l’agent du FBI. Il souligne que le prêtre a été plusieurs fois hospitalisé pour instabilité mentale.

La voiture de Kaiser, un pick-up Toyota blanc, est mal garée dans le bas fossé avec l’avant-gauche abîmé. Le corps gît au milieu d’un terre-plein où poussent des acacias, un lieu où je suis souvent passé, proche de la propriété des Delamere, grande famille de l’aristocratie britannique, restée au Kenya après l’indépendance.

Ils sont l’un des fleurons de la tribu des White Kenyan, car blanc, noir ou hindou, ici on appartient nécessairement à une tribu. À la sortie de la propriété, un parking en terre à côté d’une petite casemate où l’on peut acheter des yaourts produits par la ferme Delamere. Non loin aussi, une station-service où le religieux a fait halte peu avant de mourir. Personne, à part lui, n’a été vu sur cette route à l’heure de sa mort, vers 2 heures du matin. Le gardien de nuit dira simplement avoir entendu un bruit ressemblant à un coup de fusil.
Il n’y a pas d’autres empreintes digitales sur le fusil que celles de son propriétaire, pas de trace de lutte, pas de trace de pas sur la scène du crime.

Difficile pourtant de croire au suicide, car pour un ministre de la religion catholique, la vie ne nous appartient pas ; on en n’est pas le maître, la vie nous est donnée et seul Dieu peut la reprendre. Aucun membre de l’église catholique n’acceptera la thèse du suicide à commencer par le nonce apostolique au Kenya, l’italien Giovanni Tonucci, et encore moins son ami father Monkey, un prêtre pittoresque qui se promène en permanence avec un singe. Cela ne correspond en rien à sa personnalité, me dira-t-il plus tard, car il n’était pas homme à démissionner devant les difficultés. Sa vie l’a prouvé.

William Brencek, numéro deux de l’ambassade des États-Unis, doute aussi, quand je le retrouve dans son bureau. Je le connais bien, il était consul (CIA ?) de la section des intérêts américains à La Havane lors de mon époque cubaine. Il n’a pas oublié ce séjour car au-dessus de son fauteuil dans la capitale kenyane, des coqs cubains nous regardent, peints par Manuel Mendive, artiste naïf et adepte de la Santería.

À son arrivée au Kenya, le père Kaiser n’est qu’un Mzungu de plus. Mzungu ne veut pas dire blanc en Kiswahili, mais celui qui bouge tout le temps, celui qui passe, qui tourne en rond, un explorateur, un aventurier. C’est comme cela que les habitants du Kenya voyaient les Blancs qui allaient coloniser peu à peu l’intérieur du pays à partir de la moitié du XIXe siècle ; c’est comme cela qu’ils les désignent encore. La colonisation britannique ne sera finalement officialisée par la couronne britannique que dans les toutes dernières années du XIXe siècle.

Chez les voisins rwandais, les Mzungu sont immortalisés par des statuettes en bois représentant le colonialiste belge, en short et habit de brousse, le visage rouge, les yeux exorbités et une paire de jumelles sur le ventre.
John Kaiser était un prêtre atypique. Né dans le Minnesota, de père allemand et de mère irlandaise, il fait d’abord carrière dans l’armée américaine. Un sergent parachutiste qui abandonnera le sabre pour le goupillon. Il rejoindra les Mill Hill fathers, une congrégation britannique, pour devenir missionnaire au Kenya. Je n’ai jamais eu d’explication sur les raisons de cette conversion.

À l’université, c’est un sportif adepte de la lutte. Il est resté chasseur et a même été condamné à une amende pour braconnage par les services kenyans de protection de la faune.

Pendant vingt ans, il travaille dans la région de Kisii, à l’ouest du Kenya non loin du lac Victoria et de la frontière ougandaise. C’est une zone au climat difficile et propice aux maladies. Il n’est pas étonnant que le prêtre souffre de malaria, de typhoïde et d’hépatite. C’est aussi une zone de conflit pour la terre entre tribus. Une lutte sans fin.

C’est là que le prêtre va s’illustrer nationalement pour la première fois. En 1989, ses protégés, les Kisii, sont victimes de violences. Il proteste. Puis il s’occupe des déplacés du camp de Maela dans le diocèse de Ngong, des Kikuyus victimes d’incidents ethniques. Ses nouveaux paroissiens sont à leur tour expulsés par la force.

John Kaiser a réussi à s’intégrer dans le paysage et son travail d’évangélisation a porté ses fruits. C’est facile et difficile, me raconte Mgr Christophe Pierre qui fut huit ans nonce apostolique en Ouganda. « Il y a en Afrique une forte religiosité, très naturelle, car la culture a une dimension religieuse qui a des conséquences sur la vie concrète. La frontière entre le visible et l’invisible, entre la vie et la mort, n’est pas déterminée ». Les miracles et les mystères deviennent palpables, et le doute n’est pas de mise.

« En Afrique, tu nommes la divinité, l’ancêtre, la montagne ». Tout est toujours vivant.
Mais la ferveur africaine s’accompagne aussi de malentendus. Pour certains, aller se confesser ne signifie pas avoir changé, et recevoir l’absolution de ses pêchés peut être compris comme une nouvelle licence pour recommencer.

Le visage puissant, la mâchoire carrée d’un boxeur, bref un physique qui en impose. John Kaiser n’a pas non plus la langue dans sa poche. C’est une sorte de Don Camillo qui n’hésitera pas non plus à défier sa hiérarchie. Bien qu’étranger, il s’implique dans les affaires locales, il accuse le pouvoir kenyan, et notamment William Ole Ntimama, le seul ministre masaï, d’être derrière des déplacements de population pour redonner des terres à sa tribu.

Le prêtre est arrêté et battu. Puis il est puni. L’église le déplace et l’envoie à Lolgorian, une paroisse perdue, en zone masaï. Déporté en territoire ennemi, le Transmara, au sud-ouest du pays, à 200 kilomètres de la capitale. Pour lui, les Masaï ne sont pas la tribu emblématique des dépliants touristiques, des films et des livres qui mettent en exergue les rites initiatiques du jeune guerrier qui, armé d’une simple lance, doit tuer un lion.

La violence fait partie de leur caractère. Même leur pagne rouge n’est pas local, mais dit-on, imposé par les Britanniques comme signe distinctif lors de la guerre avec l’Allemagne, colonisateur de la Tanzanie voisine. Les Masaï sont des éleveurs nomades. Ils ne produisent rien, ni agriculture, ni tissage. Leur vêtement traditionnel est fait de peaux de bête.
Aujourd’hui, ils bénéficient des revenus du tourisme. Quand je rencontre un chef masaï sur son territoire, il peste contre le ministre William Ntimana, car il trouve la répartition des gains injuste. À l’aide d’un bout de bois, il m’écrit son nom dans le sable : N T U TU. Les lettres sont dessinées géométriquement à angle droit.

Malgré cet exil, Kaiser viendra témoigner en 1999 devant la commission parlementaire Akiwumi, une sorte de commission vérité sur les violences ethniques des années 1990 au Kenya. Dans ses déclarations, il accuse le président Daniel arap Moi, les ministres William Ntimama et Julius Sankuli d’avoir fomenté les troubles.

Le gouvernement Moi représente le nouveau pouvoir ethnique, mis en place après la mort de Jomo Kenyatta, le père de l’indépendance. Son ethnie kikuyu, la principale du Kenya, sans être majoritaire, trustait le pouvoir et les terres. Avec la présidence de Daniel arap Moi, un Kalenjin – ethnie très minoritaire, vivant sur les hauts plateaux de la région d’Eldoret, connue pour ses coureurs de fonds qui ne cessent de gagner sur toutes les pistes du monde – la nouvelle répartition du pouvoir va laisser s’exprimer des vengeances.

Le père Kaiser est tellement gênant que son permis de séjour ne sera pas renouvelé. Il se retrouve sous la menace d’une procédure d’expulsion, mais se bat avec obstination et courage. C’est un sans-papier qui prend le maquis pendant six mois jusqu’à ce que les autorités kenyanes acceptent finalement de régulariser sa situation.

Deux théories vont s’affronter. Celle d’un maniaco-dépressif et paranoïaque qui va se donner la mort et celle d’un homme victime d’une persécution qui se terminera par une mise à mort. Les deux thèses reposent sur les mêmes éléments et les mêmes témoignages : ils montrent un homme aux abois, usé, et finalement seul.

Trois jours avant sa mort, il pleure durant la messe à Lolgorian. Il se couche avec son fusil, mais ne dort pas. Il écrit : « je veux que vous sachiez tous que si je disparais de la scène, car le bush est vaste et les hyènes nombreuses, je ne suis pas en train de planifier un accident, ni, que Dieu me pardonne, une autodestruction. Au contraire, j’ai confiance dans mon ange gardien et dans l’action de grâce ».

Comment interpréter ces paroles ? L’homme sent la mort venir. Il pointe l’assassinat, mais l’idée du suicide est aussi présente, car on n’en parle pas gratuitement.
Quand il quitte Lolgorian pour Nairobi, il prend deux paroissiens en stop à qui il demandera en les quittant de réciter un rosaire pour lui. La route traverse la savane africaine, le bonheur des grands espaces, puis la Rift Valley. Nous sommes encore à la période des grandes migrations, des gnous et des zèbres venant du Serengeti en Tanzanie vers la réserve du Masai Mara. Lolgorian est situé à l’ouest de la réserve, sur le chemin d’une de ses entrées, Oloolo gate, mais c’est la piste la moins fréquentée par les touristes, car la plus éloignée de la capitale. Il faut faire attention, éviter les grands nids de poule, et seul un homme saoul, selon un dicton ougandais, conduirait tout droit.

Sur le bord de la route, des femmes portent le bois et des enfants, garçonnets et fillettes, transportent des jerricans d’eau plus lourds qu’eux. En Afrique, ânes, chameaux, femmes et enfants sont les bêtes de somme.
À son arrivée à Ngong Road, le siège de son diocèse, il dira à des prêtres qu’il pense avoir été suivi.

Ngong est une grande artère qui part du centre de Nairobi vers Karen (le quartier huppé du nom de l’écrivain Karen Blixen). La circulation sur cet axe principal à deux voies est particulièrement dangereuse en raison des gymkhanas des matatus – les minibus qui servent au transport collectif – lancés à vive allure. Les policiers ne les arrêtent jamais, mais s’en prennent plutôt aux étrangers pour le kitu kidogo (un petit quelque chose), le bakchich local.

De là, une blague qui circule aussi dans les milieux religieux : un conducteur de matatu ivre est responsable de la mort de 40 personnes qui s’entassaient dans son véhicule. Parmi eux, le père Joseph qui se retrouve à la porte du paradis. Saint Pierre lui demande de faire la queue. Arrive plus tard le chauffeur, tout penaud et surpris de se retrouver là. Saint Pierre le prend par l’épaule et le fait entrer sans attendre. Furieux, le père Joseph proteste : « cela fait trente ans que je sers fidèlement le Seigneur, je dois attendre, alors que lui qui vient d’assassiner 40 personnes entre tout de suite ». « Peut-être », répond Saint Pierre, « mais toi quand tu disais la messe le dimanche, tout le monde dormait, alors que lui quand il conduisait son matatu, tout le monde priait ».

John Kaiser n’a certainement pas envie d’en rire en multipliant ses déplacements sur Ngong Road. Il semble tourner en cage et ne pas trouver de réconfort chez ses pairs. Il ne tient pas en place, va de la mission à la nonciature, de la nonciature à la mission, de la mission chez l’évêque. Il passe par des moments de tristesse, pleure à nouveau, puis devient euphorique. Il ne mange pas et ne dort pas. Les légistes lors de l’autopsie diront qu’il n’avait pas pris de nourriture depuis 24 heures.

Que s’est-il dit chez le nonce ? A-t-il été tancé pour son insistance à vouloir faire condamner Julius Sankuli. L’église catholique mène une lutte difficile au Kenya et doit mesurer les limites de sa parole publique. Elle est militante dans ce pays, défendant les droits de l’homme ; elle a protesté publiquement contre les fraudes électorales ; elle est mal vue dans un contexte de rude compétition entre catholiques, anglicans et évangélistes, sans compter les sectes et les pratiques animistes qui perdurent.
Sur Ngong Road, peu après l’entrée de l’hippodrome, des femmes tout habillées de blanc dansent sur le bord de la route et « louent le Seigneur ».

Ce ne sont que les adeptes d’une des nombreuses sectes qui se développent au Kenya. La plus connue, les mungiki, est très violente. Ils se disent héritiers des Mau Mau, ces Kikuyus qui ont mené une révolte sanglante contre le pouvoir colonial dans les années 1950.

L’entretien avec le nonce paraît l’avoir mis en rage. Le matin de sa mort, Kaiser ne se rend pas à la messe qui comporte, selon le calendrier liturgique la parabole de Mathieu (20,1-16) : « les derniers seront les premiers et les premiers les derniers ». Personne ne le voit prier. Il semble avoir perdu la routine d’un prêtre qui doit célébrer la messe une fois par jour et lire le bréviaire, en commençant par l’office des lectures. Les textes du bréviaire accompagnent la journée d’un prêtre, rythmée par la prière.

A-t-il, comme les autres, ouvert son bréviaire à la liturgie du jour composée du psaume 102, un chant à la miséricorde, suivi d’un passage du Livre d’Isaïe (La main de Dieu reste levée) et d’un sermon de Saint Augustin : « l’Évangile nous annonce des épreuves, des angoisses, des occasions de chute. Mais celui qui persévérera jusqu’au bout sera sauvé ». Le bréviaire se poursuit au cours de la journée par la prière du matin (les laudes), celle du milieu du jour, et la prière du soir (les vêpres). Elle s’achevait ce mercredi 23 août par le cantique de Marie : « ne condamne pas nos défunts, mais accorde-leur ton pardon ».

Il ne se rend pas non plus à l’exigence de vie communautaire qui mène les religieux à se retrouver une ou deux fois par jour pour prier ensemble.
Avant de quitter précipitamment l’évêché pour prendre la route de Naivasha, il a emporté les draps de son lit, comme pour dormir à la belle étoile, son dernier rendez-vous avec les hyènes.

Mwai Kibaki, à l’époque dans l’opposition, n’avait jamais accepté la thèse de suicide. Devenu président, il a fait rouvrir l’affaire et la justice a conclu, en 2007, à l’assassinat, mais sans désigner de meurtriers, ni de mobile.
Tout est si troublant dans cette histoire qu’il m’est même venu à l’idée que John Kaiser s’est suicidé pour embêter tout le monde. »

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