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Document : la bombe à retardement de Jérusalem

publié le 09/04/2015 | par René Backmann

Selon un rapport rédigé par les diplomates de l’Union européenne à Jérusalem, la tension dans la ville n’a jamais été aussi menaçante depuis 1967. Si la politique de discrimination et de colonisation menée impunément par Israël se poursuit, ce sont les bases mêmes d’une solution pacifique au conflit israélo-palestinien qui seront détruites. Il est peut- être encore temps d’agir, mais l’Europe doit faire preuve de courage. Ce qui est beaucoup lui demander.


Un degré de polarisation et de violence inconnu depuis l’Intifada

La situation à Jérusalem a atteint, en 2014 un degré de « polarisation et de violence » que la ville n’avait plus connu depuis la fin de la seconde intifada en 2005. « Si on ne s’attaque pas aux causes profondes de cette violence, le résultat probable sera une poursuite de l’escalade, et une aggravation de la division extrême dont la ville a souffert au cours des six derniers mois de l’année dernière ». C’est sur ce constat alarmant que s’ouvre le dernier rapport des chefs de missions diplomatiques de l’Union européenne à Jérusalem et à Ramallah, récemment transmis à Bruxelles.

Depuis qu’un diplomate britannique en a eu l’idée, il y a une quinzaine d’années, les consuls et consuls généraux représentant les pays de l’UE (aujourd’hui au nombre de 28) en Israël et dans les territoires occupés Palestiniens, rédigent chaque année, pour le Comité politique et de sécurité du Service européen d’action extérieure – le ministère des Affaires étrangères de l’Europe – une sorte « d’état des lieux », qui fait le point sur la situation à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Celui de ce printemps, qui couvre l’année 2014, est particulièrement épais. Médiapart s’est procuré ce document européen à diffusion restreinte, traditionnellement rédigé en anglais, qui peut être lu ici. […]

Il comporte 32 pages, dont 3 pages de recommandations, et 5 pages de statistiques (nombre de morts et blessés dus aux actes de violence, état des démolitions par Israël de maisons palestiniennes, nombre de personnes affectées, évolution des conditions d’accès pour les Palestiniens à la Mosquée Al-Aqsa, nombre d’accrochages avec les colons, répartition des incidents par localités). Il est aussi particulièrement alarmant.

En 2014, la situation s’est gravement détériorée

« Jérusalem demeure, dans le cadre du processus de paix au Proche-Orient, l’une des questions les plus passionnelles et les plus problématiques, écrivent les diplomates européens. Aussi longtemps que le statut de la ville ne sera pas résolu, un accord global entre Israéliens et Palestiniens ne sera pas possible. Ce point n’a jamais été aussi pertinent que cette année. […]

Au cours de l’année 2014, la situation s’est gravement détériorée à Jérusalem dans pratiquement tous les domaines couverts par les rapports précédents. L’expansion de la colonisation s’est poursuivie, y compris dans les zones très sensibles ; des politiques très restrictives sur les constructions palestiniennes à Jérusalem ont été maintenues avec force et ont été suivies par des vagues de démolitions et d’expulsions ; l’éducation pour les Palestiniens reste inéquitable ; les Palestiniens continuent d’affronter des difficultés pour bénéficier des soins de santé ; l’économie de Jérusalem-Est ne montre aucun signe d’amélioration. De surcroît, Israël a remis en vigueur des mesures punitives, comme la révocation des droits de résidence et la démolition des habitations des Palestiniens impliqués dans des attentats ».

200 000 colons à Jérusalem-est

Après avoir rappelé que pour l’UE les colonies sont, de longue date considérées comme illégales au regard du droit international et constituent un obstacle à la paix, les auteurs du rapport constatent que sur les 540 000 colons recensés en 2014, près de 200 000 vivent à Jérusalem-Est, aux côtés de 300 000 Palestiniens et que près de 3000 bâtiments destinés à accueillir des colons ont été mis en chantier. La même politique a été poursuivie à la périphérie de la ville, parfois à l’abri d’un prétexte touristique, écologique ou archéologique.

Pour développer la Zone E1, qui doit devenir une vaste colonie stratégique, à l’est de Jérusalem, le gouvernement israélien s’apprête même à chasser les communautés de bédouins qui vivent traditionnellement sur ces terres, et à les installer au nord d Jéricho, ce qui pourrait être considéré comme un ’’transfert forcé’’, en contravention avec la Quatrième convention de Genève. Ce déplacement pourrait aussi ouvrir la voie à d’autres expansions de colonies israéliennes, compromettant un peu plus encore la viabilité de la solution à deux Etats. « Si ce projet était réalisé, estiment les diplomates, il couperait Jérusalem-Est du reste de la Cisjordanie, et la diviserait en une partie nord et une partie sud, portant un coup sévère à la contigüité d’un futur État de Palestine et au potentiel de Jérusalem comme future capitale de deux États ».

Situation particulièrement explosive sur l’Esplanade des Mosquées.

Après avoir recensé et analysé les principaux attentats et incidents intervenus en 2014, et leur perception par la population de Jérusalem-Est, les auteurs du rapport constatent que « l’une des plus évidentes conséquences de ce très haut niveau de tension et de violence est la polarisation croissante de la ville qui a récemment été décrite par divers observateurs et médias comme ’’plus divisée’’ qu’elle ne l’a jamais été depuis 1967 ». La situation autour de l’Esplanade des mosquées où deux lieux saints de l’islam surplombent le Mur des lamentations, est décrite comme particulièrement explosive.

« Toute menace, ou perception de menace contre l’intégrité de ce site ou contre le statu quo ne risque pas seulement de saper la reprise du processus de paix, mais possède le potentiel de déstabiliser la région et de provoquer des réactions de grande ampleur à travers le monde » estiment les diplomates qui déplorent « l’escalade brutale, durant l’année 2014, des tensions sur l’Esplanade alimentée par les constantes provocations et incitations des représentants du gouvernement israélien, des colons et des extrémistes. […] Une source particulière d’inquiétude a été le nombre de visites spectaculaires et provocatrices de membres du monde politique israélien. Le 25 novembre, le chef de la police israélienne a sévèrement critiqué ces visites ».

Cette tolérance, voire complicité de l’Etat israélien, face à ces intrusions provocatrices sur l’Esplanade est d’autant plus mal perçue par la majorité de la population musulmane que les Palestiniens, de leur côté sont victimes d’une réglementation qui limite considérablement leur droit d’accès aux Lieux saints. « Les vendredis du Ramadan, notent les auteurs du rapport, l’accès de l’esplanade a été interdite aux musulmans de moins de 50 ans et le nombre de Palestiniens de Cisjordanie qui franchissaient les check-points autour de Jérusalem a spectaculairement diminué. Il est passé de 466 466 en 2013 à 45 291 en 2014, car seuls les hommes de plus de 50 ans et les femmes de plus de 40 étaient autorisés à entrer à Jérusalem sans permis spéciaux, tandis l’accès était totalement interdit aux habitants de Hébron et de Gaza ».

93 000 Palestiniens risquent de voir leur maison détruite.

Autre source de préoccupation pour les diplomates européens : le régime de planification urbaine de la municipalité de Jérusalem « qui soumet à de très sévères restrictions les activités de construction des Palestiniens, ce qui créé une grave pénurie de logements et d’infrastructures pour les résidents palestiniens et paralyse le développement. Près de 52% de la superficie municipale de Jérusalem-Est, telle qu’elle a été définie par Israël, ne sont pas ouvert à la construction et 35% sont affectés aux colonies. Conséquence : moins de 13% de la superficie peuvent être utilisés par des constructions. Or la majeure partie de cette terre est déjà construite et la règlementation sur la densité rend l’obtention d’un permis très difficile et très coûteuse. Au moins 33% des habitations palestiniennes à Jérusalem-Est ont donc été construites sans permis ce qui expose plus de 93 000 Palestiniens au risque de voir leur maison détruite et d’être déplacés »

Très critiques des réglementations municipales (parfois contraires au droit international) qui encadrent de plus en plus étroitement le statut de « résident » des Palestiniens de Jérusalem-Est – mesures officiellement destinées à limiter à 40% la population palestinienne de cette partie de la ville – les diplomates européens condamnent aussi énergiquement, arguments à l’appui, les nombreux obstacles à la liberté de mouvement des Palestiniens. « La barrière [de séparation] rappellent-ils, déconnecte Jérusalem-Est du reste de la Cisjordanie et sépare, physiquement, les communautés palestiniennes au sein de Jérusalem-Est : 30% de la population de Jérusalem-Est vit à l’intérieur des limites municipales, mais au-delà de la barrière de séparation, et sont ainsi coupés de tous les services urbains ».

Aggravant encore les conditions de vies créées par cet enchevêtrement de réglementations restrictives, les choix politiques du gouvernement israélien à Jérusalem-Est entravent l’accès des habitants à l’éducation, à la santé et nuisent au développement économique. Alors que les 300 000 Palestiniens de Jérusalem représentent 38% de la population totale de la ville et sont soumis au même régime fiscal que les résidents israéliens, la part du budget municipal qui leur est consacrée ne dépasse pas 12%. Et ils ne disposent que de trois bureaux d’aide sociale, bien qu’ils constituent plus du tiers de la population municipale, tandis que la partie occidentale de la ville, où réside la population israélienne dispose de 18 bureaux.

Une barrière de séparation aux conséquences tragiques.

Cette politique de discrimination, constatent les rédacteurs du rapport, s’étend aussi aux transports, aux infrastructures, aux institutions palestiniennes de Jérusalem-Est – pour la plupart fermées depuis 2001, à l’exception des hôpitaux – et à l’exercice des religions. « Le droit d’accès, la liberté de culte, et le droit de pèlerinage dans la Ville sainte demeurent des domaines de grave préoccupation pour les musulmans et les chrétiens, constate le rapport.

La barrière de séparation, qui divise les congrégations, fait aussi obstacle au travail des organisations religieuses qui participent à l’éducation, la santé, l’assistance humanitaire et l’aide sociale au Palestiniens à Jérusalem-Est et autour. De graves entraves à la liberté de circulation et de culte continuent d’affecter les Palestiniens musulmans et chrétiens de Cisjordanie qui ne peuvent se rendre à Jérusalem sans permis délivré par Israël. Ces permis ont une durée limitée et sont attribués de manière très sélective »

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Ce véritable réquisitoire contre la politique israélienne à Jérusalem-Est, est d’autant plus accablant qu’il n’émane pas de militants politiques ou de défenseurs des droits de l’homme, mais de diplomates habitués à peser leurs mots, représentant une entité – l’Union européenne – dont l’audace, en politique étrangère, n’est pas la qualité première. Si elles étaient –même partiellement – suivies d’effet, les 40 recommandations que formulent les auteurs du rapport provoqueraient un bouleversement politique international majeur.

40 recommandations urgentes de l’UE.

« Élaborées avec, pour objectif, la préservation de la viabilité de la solution à deux États, telle qu’elle est exposée dans de nombreuse déclarations de l’UE, y compris les conclusions adoptées par le Conseil le 22 juillet et le 17 novembre 2014, ces recommandations, précisent les diplomates, ont aussi pour but de préserver la présence palestinienne à Jérusalem au niveau politique, culturel, et économique. La situation, qui s’est très rapidement détériorée à Jérusalem, au cours de l’année 2014, rend la mise en œuvre ce ces recommandations des plus pressantes ».

Les 40 recommandations de l’UE obéissent à quatre axes prioritaires de l’action diplomatique européenne au Proche-Orient : préserver la viabilité de Jérusalem comme futur capitale de deux Etats ; consolider l’identité religieuse et culturelle de la ville ; mettre fin à l’isolement socio-économique de Jérusalem ; renforcer de rôle, la visibilité et la politique de l’Union européenne.

Pour atteindre ces objectifs, les représentants de l’UE proposent des mesures déjà citées dans les rapports précédents – rouvrir des institutions palestiniennes de Jérusalem-Est, soutenir la société civile, héberger les événements organisés par la société civile palestinienne dans les centres culturels, les consulats, les résidences diplomatiques européennes, encourager le dialogue inter-religieux, assurer une présence européenne lorsque des familles palestiniennes sont exposées au risque d’expulsion, ou de démolition de leur maison.

Ils avancent aussi des recommandations plus musclées, manifestement dictées par l’urgence de la situation, qui révèlent leur irritation face à la stratégie d’occupation-colonisation-annexion impunie d’Israël. Sans utiliser le mot « boycott », diplomatiquement incorrect, ils suggèrent de prendre « de nouvelles mesures coordonnées pour garantir que les consommateurs européens soient capables d’exercer leur droit à un choix informé, pour ce qui concerne les produits des colonies, en conformité avec les règles en cours dans l’UE ».

La violence des colons de droite et d’extrême-droite.

Ils conseillent également que soient « examinées et adoptées » des mesures réglementant l’entrée dans les pays de l’UE des colons connus pour leur violence et de ceux qui appellent à commettre des actes de violence. Ils souhaitent que soient poursuivis les efforts visant à attirer l’attention des citoyens et des entreprises de l’Union européens, sur les risques liés aux activités économiques et financières dans les colonies. Ils proposent aussi que des « conseils » soient donnés aux organisateurs de voyages européens, pour qu’ils évitent de soutenir les entreprises installées dans les colonies de Jérusalem-Est.

Pour enrayer le naufrage économique de Jérusalem-Est, les diplomates proposent que l’UE demande à Israël de lever les restrictions de mouvements sur les biens et les services entre Jérusalem et le reste des territoires occupés, de mettre un terme aux pratiques qui limitent le liberté de circulation des citoyens européens, de rouvrir la Chambre de commerce arabe de Jérusalem-Est, d’améliorer les infrastructures et les services publics à Jérusalem-Est, d’associer les Palestiniens à la planification urbaine à Jérusalem-Est, et d’apporter une aide spécifique aux communautés affectées par la barrière de séparation.

Une course diplomatique entre Israël et l’Europe.

En d’autres, termes, compte tenu de la majorité de droite et d’extrême droite qui a émergé des dernières élections législatives et de la coalition sur laquelle Benjamin Netanyahou entend s’appuyer pour constituer son gouvernement, c’est une véritable course de collision diplomatique qui se dessine, entre Israël et l’Europe si Bruxelles s’avise de suivre ces recommandations et, comme Barack Obama, de « réévaluer ses options ».

Le destin réservé aux rapports précédents – un archivage discret, sans suites concrètes, faute de consensus – n’incite pas à l’optimisme. Mais si, comme il l’a annoncé vendredi, Laurent Fabius s’apprête à « relancer les efforts de la France » pour faire voter au Conseil de sécurité de l’ONU une résolution fixant les grandes lignes d’un règlement au Proche-Orient entre Israël et Palestiniens, le contenu de ce rapport pourrait utilement éclairer les rédacteurs de ce document…

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