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Édito : « Michel Rocard, revenez, l’État renie sa parole en Nouvelle-Calédonie », par François Roux, avocat.

Edito publié le 01/12/2021 | par Jean-Paul Mari

Le référendum d’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie doit se tenir le 12 décembre, en dépit d’un contexte sanitaire très difficile.

Maintenir cette date revient à trahir les engagements des accords de Matignon, signés en 1988, par Michel Rocard, estime l’avocat François Roux qui a défendu les indépendantistes kanak.

La parole, dans le monde kanak, va au-delà des mots. Elle est habitée, elle est créatrice, elle touche au sacré. Par les accords de Matignon, en 1988, puis celui de Nouméa, en 1998, l’État a pris un certain nombre d’engagements pour la Nouvelle-Calédonie et particulièrement pour le peuple kanak colonisé, conformément à la résolution 1514 des Nations unies sur les territoires non autonomes. Cette résolution, qui s’impose tout particulièrement à la France, membre permanent du Conseil de sécurité, prévoit que les États doivent «permettre à ces peuples [colonisés] d’exercer pacifiquement et librement leur droit à l’indépendance complète».

Dans le préambule de l’accord de Nouméa, qui fait partie du bloc de constitutionnalité de notre République, des mots ont été posés, des principes ont été actés. C’est un texte unique dans les annales de la décolonisation. Prenons le temps de relire l’un de ses passages les plus importants : « Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière. (…) Les Kanak ont été repoussés aux marges géographiques, économiques et politiques de leur propre pays, ce qui ne pouvait, chez un peuple fier et non dépourvu de traditions guerrières, que provoquer des révoltes, lesquelles ont suscité des répressions violentes, aggravant les ressentiments et les incompréhensions.

« Atteinte à la dignité »

La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun.

La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, en permettant au peuple kanak d’établir avec la France des relations nouvelles correspondant aux réalités de notre temps.

Les accords de Matignon signés en juin 1988 ont manifesté la volonté des habitants de Nouvelle-Calédonie de tourner la page de la violence et du mépris pour écrire ensemble des pages de paix, de solidarité et de prospérité.

Dix ans plus tard, il convient d’ouvrir une nouvelle étape, marquée par la pleine reconnaissance de l’identité kanak, préalable à la refondation d’un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie, et par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la pleine souveraineté.
Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est le temps du partage, par le rééquilibrage. L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun. La France est prête à accompagner la Nouvelle-Calédonie dans cette voie. »

Aujourd’hui l’Etat français renie sa parole et promeut une inversion totale des valeurs. Qu’on en juge : alors que les responsables politiques indépendantistes kanak demandent de reporter pour cause de pandémie de Covid-19, le référendum d’autodétermination qui relève du droit des peuples colonisés, le gouvernement, sous la pression des leaders politiques non indépendantistes, ordonne le maintien de ce référendum.

Inacceptable, inique, et profondément dangereux
Ce sont ainsi les non-indépendantistes, favorables au maintien de la Calédonie dans la République française, qui décident de la date et l’heure du référendum, parce qu’ils considèrent qu’ils « tiennent leur chance » d’obtenir « définitivement » le rejet de la revendication d’indépendance. C’est inacceptable, inique, et profondément dangereux.

Nous avons connu les années de quasi-guerre civile qui ont précédé les accords de Matignon : embuscade de Hienghène (1984), prise d’otages et assaut de la grotte d’Ouvéa (1988), des morts, des blessés, des déplacés, des militants du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) détenus par dizaines, qu’avec plusieurs confrères nous avons assistés, défendus des années durant, etc. La Calédonie ne doit pas revivre ces tragédies.

Depuis 1998, l’accord de Nouméa constitue une feuille de route institutionnelle. Le processus de décisions et le partage des compétences garantissent une double exigence : celles de la recherche du consensus et de la procédure collégiale, pour construire un destin commun, à l’image de la palabre propre aux sociétés océaniennes.
Si les représentants du peuple colonisé demandent aujourd’hui à pouvoir sereinement enterrer leurs morts du Covid-19 et organiser les cérémonies coutumières de deuil qui sont l’un des fondements culturels de leur organisation sociale, comment l’État français, partenaire et garant de l’accord de Nouméa peut-il passer outre?

La République a interrompu en 2020, pour cause de Covid-19, les élections municipales et elle est prête à organiser, malgré la pandémie, le troisième et dernier référendum prévu par l’accord de Nouméa ? Celui qui doit décider « définitivement » du destin de la Nouvelle-Calédonie ? Tous les démocrates doivent s’opposer à cette entorse au droit, au bon sens, à la parole donnée. Il y a urgence.

François Roux est avocat honoraire (Montpellier). Il a défendu les paysans du Larzac, José Bové, les indépendantistes kanak et polynésiens, et plusieurs accusés devant les juridictions pénales internationales. De 2009 à 2018, il a dirigé le bureau de la défense du Tribunal spécial pour le Liban.

 

Cette tribune a été publiée le 23 novembre 2021 dans le journal Le Monde.
Et nous la republions avec son aimable autorisation.


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