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Facebook, Twitter et les autres. « Les milliardaires de la haine », par Laurent Joffrin

Dessins Edito publié le 05/06/2023 | par Laurent Joffrin

Les affaires de harcèlement scolaire mettent en lumière l’écrasante responsabilité des réseaux sociaux dans le suicide de plusieurs adolescentes. Pourtant, ces réseaux échappent à toute sanction

Lindsay, âgée de treize ans, s’est suicidée le 12 mai dernier pour échapper à un harcèlement scolaire qui durait depuis des mois. Elle a expliqué son geste à sa mère dans une lettre déchirante que son avocat à lue jeudi lors d’une conférence de presse à Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais), et où elle fait part de son isolement face à des attaques numériques incessantes, menées notamment sur le réseau Facebook. « Si chacun avait fait son travail pour protéger Lindsay, a déclaré sa mère, elle serait vivante ».

Disant cela, cette femme, anéantie par la mort de sa fille, vise l’institution scolaire, dont la passivité a quelque chose de révoltant. Mais elle met aussi en cause les réseaux sociaux, dont Facebook, qui se sont faits les messagers fidèles et omniprésents des attaques portées contre Lindsay.

Certes, en permettant à cette action de harcèlement d’enfermer Lindsay dans un cercle infernal d’injures et de calomnies, Facebook a fait… son travail habituel, et même routinier. C’est bien la question : dans ces cas de harcèlement qui se multiplient, les réseaux sociaux portent une responsabilité écrasante, qu’ils ignorent avec arrogance et s’emploient à occulter avec tous les artifices de la rhétorique et du sophisme juridique.

Faut-il rappeler que si un autre média, quel qu’il soit, avait propagé ne serait-ce qu’un centième des insanités proférées contre Lindsay, ses responsables auraient été immédiatement traduits en justice ? Par une extravagante incohérence, les réseaux sociaux ont été exemptés de ces sanctions, qui ressortissent pourtant des principes élémentaires de protection de la personne humaine, garantie par les grandes chartes internationales.

En théorie, ces responsables sont censés effacer les contenus illicites dès que des internautes les leur signalent. En pratique, ils n’en font rien ou presque. Non par négligence, mais par un cynique et criminel esprit de lucre. Ces contenus haineux sont en effet ceux qui génèrent le plus de réactions en ligne.

Ces réactions viennent grossir l’audience du réseau, qui est à la base de son modèle publicitaire fondé sur la diffusion massive de messages numériques : plus les contenus en ligne sont agressifs, plus l’activité des réseaux augmente, plus les actionnaires de Twitter ou de Facebook se remplissent les poches.

Et c’est au bon vouloir de ces gens-là que les pouvoirs publics, totalement défaillants en la matière, ont confié « la modération » de la communication en ligne ! En fait, par le jeu des algorithmes, cette « modération » est surtout une excitation, celle de la communication haineuse. Le prodigieux succès des grandes plates-formes a changé leurs fondateurs en milliardaires. Ce sont les milliardaires de la haine.

On objecte en général à cette constatation une impossibilité technique. Les réseaux vont trop vite, dit-on. Impossible d’instaurer un contrôle a priori sur les contenus. Pur mensonge, évidemment ! Quand un consommateur-internaute achète en ligne un article quelconque, ou même s’informe à son sujet, il est aussitôt bombardé de messages publicitaires se rapportant à sa demande, comme s’il était sans cesse placé sous l’œil d’un Big Brother commercial.

Et voici que les concepteurs de cette machine infernale nous expliquent qu’ils sont incapables de repérer les centaines de messages ciblant une même personne avec les qualificatifs aussi difficiles à détecter que « sale pute » ou « grosse pouffe », pour ne citer que les plus bénignes des insultes utilisées dans ces harcèlements en meute ?

Hypocrisie grossière, dictée par l’obsession du profit qui a fait perdre aux milliardaires propriétaires le sens humain le plus élémentaire. Tant que le législateur n’aura pas pris conscience de cette réalité, ce massacre de la conscience continuera, au détriment, entre autres, des adolescents les plus fragiles.

Depuis le suicide de Lindsay, les messages de haine qui se félicitent de sa mort ont fleuri sur Facebook. La plate-forme ne s’en est pas souciée une seconde.


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