Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

François Schlosser, journaliste, mort d’un discret gentleman

Bloc-Notes Edito évenements publié le 08/12/2022 | par Jean-Paul Mari

François Schlosser, journaliste français,  humaniste, homme de gauche, syndicaliste, diplomate, longtemps chef du service étranger du Nouvel-Observateur où il a marqué une génération  de grands-reporters, réussissait à être à la fois brillant et effacé, à contre-courant d’un monde qu’il n’a cessé de décrypter.

Une vie pleine

Né en Alsace à la fin des années 1930, François Schlosser est élevé au sein d’une famille nombreuse et modeste profondément catholique. Avec un père chrétien militant au M.R.P., il baigne dans une atmosphère démocrate-chrétienne dont il garde une marque plus morale que politique. Dans ce milieu familial sans grand capital scolaire, il se distingue par une réussite scolaire sanctionnée par son entrée à l’Institut d’études politiques de l’Université de Paris.

Parallèlement au cursus, il bénéficie d’une solide formation en Allemand. À sa sortie, il prépare le concours d’entrée à l’ENA tout en effectuant un travail administratif au Quai d’Orsay. Mais, happé par ses obligations militaires, il doit effectuer deux ans de service en Algérie. C’est là que sa conscience politique émerge véritablement et s’ancre profondément à gauche.

De retour à Paris avec l’envie de travailler dans le journalisme, il doit d’abord travailler dans une société commerciale sur l’ouverture sur Bruxelles et la législature agricole. Mais en 1964, il trouve un emploi au mensuel Réalités comme rédacteur en politique étrangère.

Si, au début, il réalise aussi des articles de société, il se spécialise progressivement sur les questions de politique étrangère, notamment sur les relations franco-allemandes, ce qui lui vaut de mener une série d’entretiens avec des responsables allemands comme Konrad Adenauer.

Chapeautant très vite le secteur étranger, il oriente tout particulièrement ses articles contre la guerre du Vietnam et l’impérialisme américain. Mais le mensuel, plutôt libéral au sens américain, ne se veut pas engagé, et s’il tente avec quelques autres (dont Alain Schifres) de tirer sa ligne politique « un peu à gauche », son directeur Alfred Max maintient son cap au centre si ce n’est à droite.

Il crée alors une section C.F.D.T., se retrouvant dans cette organisation de la gauche non-communiste affranchie des partis mais très progressiste. Très actif à la tête de cette section, notamment en 1968, il est politiquement proche de la mouvance socialiste, démocratique et autogestionnaire qu’incarne la confédération.

Cela n’empêche pas son patron de le charger de la revue Preuves lors de son rachat en 1970. Il y suit avec intérêt l’évolution du courant autogestionnaire et offre à ses leaders (Edmond Maire, Michel Rocard, etc.) des espaces pour s’exprimer. Mais, lassé par le rythme mensuel, il souhaite travailler dans un journal dans lequel il se retrouve plus politiquement.

 

Ainsi, après plusieurs contacts avec Le Nouvel Observateur et la conclusion d’un accord de principe avec Jean Daniel en 1972, il accepte de perdre un quart de son salaire pour rejoindre l’équipe de la rue d’Aboukir. Mais c’est seulement un an après et à la suite du départ de Jean-Pierre Joulin qu’il est appelé à l’hebdomadaire.

En août 1973, il amorce donc sa collaboration en couvrant l’Allemagne et l’Europe centrale et orientale. Très vite, il prend à cœur de couvrir la dictature chilienne, interviewant par exemple un intellectuel comme Alain Touraine sur le sujet (1er octobre 1973).

De même, s’il traite avec attention la question européenne, les relations américano-européennes ou franco-allemandes, il publie à partir de 1974 plusieurs articles sur l’affaire du Portugal. Il marque aussi un grand intérêt pour les questions ayant trait au tiers-monde, interviewant à ce sujet l’économiste égyptien Samir Amin (15 février 1975) et, par deux fois, le socialiste Claude Cheysson.

Dans les premières années, il assure la coordination des pages étrangères sans exercer une grande directivité ou autorité. Mais progressivement il assure une certaine autonomie au service en termes de définition des sujets et s’impose à sa tête. Au niveau de la ligne du journal, il se reconnaît longtemps dans la position de Jean Daniel sur la question israélo-arabe même s’il trouve la rédaction pas assez à l’écoute des injustices faites aux Palestiniens.

Il fait preuve d’une certaine défiance à l’égard de l’engouement du journal pour la présidence Carter et sa défense des droits de l’homme. Enfin, à partir de 1980, il traite de plus en plus du Moyen-Orient, notamment la guerre Iran-Irak.

À partir de 1975, son rôle au journal tient aussi aux fonctions syndicales qu’il exerce avec un soutien constant et presque général. Malgré les répercussions sur ses rapports avec la direction, il prend la tête de l’intersyndicale et s’oppose à la dévitalisation financière et commerciale qu’engendre la création du Matin (1977).

Il mène aussi d’âpres négociations salariales qui aboutissent à la fixation d’une échelle allant de 1 à 3,5 – plus tard de 1 à 4 – et d’augmentation en fixe (100 francs pour tous la première année) et non en pourcentage. Il crée aussi le consensus pour un relèvement progressif des bas salaires et, vers 1979 ou 1981, la fixation d’une prime de fin d’année.

 

L’hommage de Laurent Joffrin, ancien directeur de la rédaction au Nouvel-Observateur

Quand je suis arrivé comme directeur au Nouvel Observateur, je ne connaissais pas le journal, sinon comme lecteur. J’ai dû comprendre aussi vite que possible qui était qui, dans cette sorte de théâtre que forme toujours une rédaction.  J’ai donc donné à chacun un surnom provisoire qui permettait de me repérer. […] François Schlosser, pour moi, c’était la statue du commandeur. Il incarnait une forme de vertu, de sévérité, de rigueur, qui en faisait un des piliers du journal. On l’appelait Schloss, ce qui veut dire château en allemand, et son abord évoquait plutôt une forteresse austère qu’un palais rococo.

Il était le gardien du temple, le paladin des principes, la vestale de la gauche réformiste, bref, une conscience du journal. Et c’est un fait qu’il avait des convictions fortes, profondes, d’apparence inébranlables, peut-être nées de son expérience de conscrit pendant la guerre d’Algérie ou de son engagement syndical à la CFDT, jamais démenti.

Puis petit à petit j’ai appris à connaître sa finesse d’ancien diplomate en dépit d’une apparence rugueuse, sa grande ouverture et son écoute attentive. J’ai lu ses papiers travaillés et clairs, d’une rare précision dans les faits et d’une grande rigueur dans l’analyse, qu’on n’avait jamais besoin de retoucher, et qu’il écrivait trop rarement, sans doute par une modestie atavique.

Nous avions des nuances politiques. Il était d’une gauche peut-être plus classique, il se méfiait des tropismes sociaux-libéraux du journal, qui me semblaient parés des plumes de la modernité. Avec le recul, on voit bien qu’il n’avait pas forcément tort. Il ne prisait guère les croisades morales prêchées par un Kouchner ou un BHL, qui me paraissaient justes et nécessaires. Là aussi, sa connaissance de la géopolitique et son rappel des excès de l’interventionnisme occidental servait de contrepoint utile aux élans du journal.

J’ai aussi remarqué très vite le respect qu’il inspirait aux journalistes de son service, dont il cornaquait le travail avec une bienveillante exigence. [ …] . J’ai même décelé chez lui un humour discret. Place de la Bourse, nous garions nos scooters souvent côte-à-côte. Un jour, je le vois armé d’un marteau, occupé à cabosser à grands coups la carrosserie de sa nouvelle machine. J’ai attribué cette bizarre occupation à son refus de paraître, à sa volonté de ne pas exhiber un deux-roues trop rutilant. Il m’a détrompé en m’expliquant de cette énergie destructrice avait pour but d’éloigner les voleurs. Puis il a regardé le mien, passablement délabré, et il m’a dit que je pouvais m’épargner la même opération.

J’ai aussi apprécié son rôle de syndicaliste, même si j’étais censé être du côté de la direction : la rédaction lui doit ses primes égales pour tous, sauf pour le directeur, dont il jugeait sans doute qu’il était bien assez payé comme cela. L’équipe du Nouvel Observateur lui doit le relèvement continu des bas salaires, le respect pointilleux des droits de la rédaction, le financement généreux de ses reportages, même si la nécessité comptable a fini les rogner.

Il avait une rigueur revendicative et une raideur de circonstance – il disait toujours, non pas Jean ou Claude, comme nous, mais Monsieur Daniel et Monsieur Perdriel, avec qui il entretenait des rapports rugueux faits, là aussi, de respect mutuel. Et néanmoins, son souci constant de l’intérêt immédiat des salariés, qu’il défendait bec et ongles, était encadré par son sens de l’intérêt supérieur du Nouvel Observateur, de sa pérennité et de son indépendance.

Au bout du compte, quand je revois ces années qui me sont chères, je me dis que j’ai eu un plaisir rare à travailler avec ces journalistes brillants et attachants, ceux qui sont ici et ceux qui n’y sont plus, mais que j’ai eu aussi l’honneur de travailler avec François Schlosser.

 

Le mot de Jean-Paul Mari, grand-reporter

 

 

Sans François, nous ne serions pas réunis ici, liés par un fort sentiment d’amitié. C’est une évidence.  Sans François, il n’y aurait pas un service étranger tel que nous l’avons connu et aimé. Sans François, le journal n’aurait pas eu tout à fait le même visage. Sans François, nous ne serions sans doute pas ce que nous sommes. Pour moi, en tout cas, j’en suis sûr. Pour explorer le monde, se perdre parfois, prendre des risques, il faut être sûr que là-bas, à la maison, on peut s’en remettre, les yeux fermés. Il faut beaucoup de solidité et de sagesse chez l’autre, pour se permettre d’être soi-même fou.

Le seul problème avec François n’était pas le pas assez mais le trop.

Chez lui, la modestie n’était pas une posture mais un caractère naturel. Il était sans vanité, sans orgueil, simplement. Trop modeste même. Il aurait dû écrire plus. Et quand il consentait à rédiger un article, c’est alors qu’on se rappelait de sa vision géopolitique, de la précision de sa pensée, sa lucidité, en un mot de son talent.

Bienveillant et aimant. Il nous soutenait, nous aimait, pardonnait. Sans affectation, sans démonstration. Trop bienveillant parfois, quand il acceptait les faiblesses et les carences des autres. Et en prenait les coups et la responsabilité. Seul.

– Honnète. Quel mot un peu désuet…honnête jusqu’à l’excès. Quand il a décidé de se retirer pour laisser sa place très tôt, aux autres, aux jeunes, pour ne pas occuper le terrain de l’avenir, croyait-il. Trop honnête.  Parti trop tôt, sans savoir que les hommes de son talent n’ont pas le droit de s’en aller parce qu’ils laissent les autres orphelins.

– Droit. Et courageux. François, en homme droit, ne parlait pas des principes, il les vivait, les défendait, le posait en plein milieu d’une conférence ou d’une discussion quand il sentait qu’on les perdait. Il n’a jamais accepté les compromissions, les détours, les contorsions. TROP DROIT. Peut-être cela l’a-t-il privé d’aller plus haut. Ce qui ne l’intéressait pas. Il ne voulait pas aller plus haut, il voulait marcher droit.

– Dicret, bien sûr. Par pudeur, avec délicatesse, discret jusqu’au secret. Dans un monde où tout le monde s’étale, ce monsieur dissimulé derrière des lunettes sévères et un costume strict à l’immense expérience, était un éternel jeune homme, qui cachait une blessure de jeunesse. Jamais, il n’a parlé de ce qu’il avait vécu pendant la guerre d’Algérie. Pourtant, il suffisait de le voir frémir quand on en parlait, ou quand on revenait, toujours à l’écoute, vibrant, percevant et comprenant tout immédiatement. Pour sentir en lui une souffrance du passé. Alors, nous, en experts prétentieux de l’ITW, on a bien essayé de lui faire dire. Il ne l’a jamais fait.Discret. Trop discret.

Aujourd’hui, il nous manque. A vrai dire, il nous a toujours manqué, dès son retrait. Pas à cause d’un supposé manque de talent de ses successeurs, le talent par bonheur ne leur manquait pas. Et ils avaient été formés à son école. Non. Mais il y avait comme un vide. Le même que nous ressentons aujourd’hui. On l’aimait, voyez-vous. Il nous manque à sa façon. C’est-à-dire trop.