Guerre en Ukraine: Banlieue de Kiev: «c’est terrifiant, tout est en feu »
Par Luc Mathieu.
En ce treizième jour de guerre, des bombardements ont visé la ville de Soumy et l’AIEA a fait état de tirs d’obus sur un centre de recherche nucléaire à Kharkiv.
Moscou promet de nouveau de mettre en place des couloirs humanitaires.
Le pont de Bilohorodka, à quinze kilomètres au nord-ouest de Kyiv, n’a en apparence rien de particulier. Il n’est ni très long – une quarantaine de mètres –, ni très large – deux voies de circulation –, ni très beau – du béton sale. Il surplombe la petite rivière Irpine, dont on peine à deviner les flots. Mais le pont de Bilohorodka a une double particularité : il est miné, et c’est le dernier à relier la capitale ukrainienne à l’ouest du pays. «Le principe est simple. Si des chars et des blindés russes s’engagent, on le fait sauter», explique Alexis, 46 ans.
Ventre rond et sourire avenant, Alexis, vendeur de voitures avant la guerre, fait partie de la dizaine de membres des forces territoriales qui se sont déployées sur le pont, côté Kyiv. Ils ont des kalachnikovs toutes neuves et des cocktails Molotov sur un talus. Ils n’ont pas encore été attaqués mais ils s’y attendent. Les forces russes ont progressé ces trois derniers jours dans la région.
«Si vous étiez venus cette nuit, vous auriez vu toutes les gerbes des explosions, les combats n’ont pas cessé», raconte-t-il. Ce lundi matin, seuls claquent régulièrement des tirs d’artillerie. Les soldats russes sont à dix kilomètres, dans le village de Shevchenkov. Un peu plus au nord, ils se sont avancés jusqu’à la lisière de la capitale.
«Secteur le plus chaud de la région»
A quelques kilomètres du pont, dans le centre de Bilohorodka, des hommes au visage inquiet attendent debout dans un petit couloir pour s’enrôler dans les forces territoriales. Derrière les bureaux et leur ordinateur, des soldats, qui ont remplacé les agents municipaux, les reçoivent tour à tour. Nikola, 43 ans, est leur chef. Habillé en civil, un pistolet attaché à la cuisse, il est le responsable militaire d’une région qui va de l’aéroport d’Hostomel jusqu’aux villes de Boutcha et d’Irpin, limitrophe de la capitale. «Ce secteur est le plus chaud de la région de Kyiv», dit-il.)
Depuis le premier jour de l’invasion, le 24 février, les forces de Moscou ont fait de sa conquête un objectif essentiel. Si elles réussissent, elles pourront lancer l’assaut sur la capitale depuis le nord-ouest, ou s’étendre à sa périphérie pour l’assiéger avec les autres forces qui progressent depuis le nord et l’est du pays. Dans les deux cas, la principale route d’exil des habitants de Kyiv qui veulent rejoindre la Pologne ou des villes de l’ouest, pour l’instant épargnées par les bombardements, sera coupée.
Dès l’aube du 24 février, des hélicoptères russes ont déposé des soldats dans les environs de l’aéroport d’Hostomel, aussi dit Antonov, pour en faire une tête de pont où des avions de transport de troupes auraient pu atterrir. Les forces spéciales ukrainiennes les ont repoussés plusieurs fois. Au milieu de la semaine dernière, elles ont reculé. «Les Russes sont à Hostomel, explique Nikola. Ils se cachent dans des maisons, leurs blindés à côté.
Ils tuent les hommes qui sont restés et volent tout ce qu’ils peuvent, la nourriture, l’argent, les bijoux. Ils ne nous laissent même pas récupérer les blessés et les morts.» Lundi, le maire de la ville, Yuri Illitch Prylipko, a été tué alors qu’il distribuait de l’aide humanitaire, selon un communiqué des autorités locales.
«Aucun chemin sûr pour s’échapper»
Les militaires russes se sont aussi emparés de la ville de Boutcha, à moins de cinq kilomètres au sud. C’est dans cette commune, connue pour ses sanatoriums à l’époque soviétique, qu’ils avaient subi un revers majeur le 27 février : une quinzaine de blindés qui s’étaient engagés dans la rue de la gare avaient été détruits par des frappes de drones de l’armée ukrainienne, ne laissant que des carcasses fumantes, des cadavres et des militaires en fuite. Mais ils sont revenus avec des chars et se sont imposés.
Les combats se concentrent depuis dans la ville voisine, Irpin, séparée de la capitale par un pont détruit. «Irpin tient encore, nos soldats s’y battent», dit Nikola.
Dans un petit bureau de la mairie de Bilohorodka, Oksana, 38 ans, a le visage fermé, les traits comme cadenassés pour tenter de cacher sa tristesse. Réserviste, elle a été appelée et envoyée sur le front dès les premières heures de la guerre. Elle a laissé ses quatre enfants, âgés de 4 à 17 ans, avec ses parents dans sa maison de Boutcha, dans la rue de la gare.
Elle n’a pas de nouvelles depuis la fin de la semaine dernière. «Les téléphones ne fonctionnent plus. Je sais qu’ils n’ont pas d’électricité et de gaz. Ils avaient de la nourriture pour une semaine, mais cela fait neuf jours qu’ils sont là-bas.»
Une petite fille évacuée dans un bus à la sortie de la ville d’Irpin, au nord de Kyiv, le 7 mars. (Rafael Yaghobzadeh/Libération)
La soldate montre une vidéo sur son téléphone : un char russe et un soldat qui marche à ses côtés. «Ils sont dans la cour de l’école, celle où va mon plus jeune fils. Les Russes tirent sur des civils, qu’ils soient à pied ou en voiture. Ils ne laissent pas la Croix-Rouge entrer dans la ville. Mes enfants n’ont aucun chemin sûr pour s’échapper.»
Elle reprend son téléphone et tient à montrer une autre vidéo, datée du 31 janvier, la fête d’anniversaire des 4 ans de son fils. Il déballe en riant son cadeau, une sorte de hache en mousse. Elle craque et pleure en silence.
«Nous avons tout perdu»
A Kyiv, à la limite ouest de la ville, ce sont des visages exténués, livides mais soulagés, qui émergent de la route qui traverse la forêt. Ils arrivent d’Irpin après des jours et des nuits passés dans des caves ou des sous-sols. Des familles avec des bébés, des personnes âgées, des jeunes femmes, plus rarement des hommes seuls. Ils tirent parfois des valises à roulette mais n’ont souvent que quelques petits sacs. Des ambulances ou des voitures récupèrent les blessés, tel cet homme, joue et main gauches couverts de bandages faits à la va-vite et tachés de sang. Des volontaires distribuent café et bouteilles d’eau.
Lundi, les civils tentaient de fuir Irpin, où les combats se concentrent ces derniers jours. «Ce secteur est le plus chaud de la région», selon un militaire ukrainien. (Rafael Yaghobzadeh/Libération)
Natacha, 38 ans, son mari Mikhail, 50 ans, et leur fille Iana, 14 ans, se reposent au pied d’une barre d’immeuble. «C’est terrifiant là-bas. Tout est en feu, des gens se font tirer dessus dans les rues», raconte Natacha. Elle aurait bien tenté de s’enfuir avant mais Mikhail était hospitalisé. Ils se sont retrouvés quelques heures plus tôt. Debout à côté des sacs qu’ils ont pu emporter, il a le teint cireux et porte un pantalon de pyjama et des charentaises.
Leur maison d’Irpin a été bombardée, le toit s’est effondré et les fenêtres ont été arrachées. «Nous avons tout perdu, tout ce pour quoi nous avons travaillé, mais nous sommes encore en vie», confie Natacha. Des frappes d’artillerie résonnent dans la forêt, une jeune fille sursaute et se cache le visage dans les mains.
Luc Mathieu
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