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Guerre en Ukraine. Le drame des Russes de Kiev.

publié le 08/03/2022 | par Luc Mathieu

Souvent sans papiers ukrainiens, des dizaines de milliers de Russes sont pris au piège et n’osent pas quitter l’Ukraine, de peur d’être accusés d’être infiltrés.

Ilya, 31 ans, est au-delà de la panique. Il se lève, s’assoit, se relève, parle, s’interrompt pour pleurer, parle à nouveau. «Les premiers jours de l’invasion, je pleurais tout le temps. Je ne dors pas plus de deux heures d’affilée. Mon monde s’est effondré, je suis baisé.»

Ilya est Russe, et son pays d’origine attaque l’Ukraine, où il vit depuis qu’il a six ans, où il a étudié, où il s’est marié et a divorcé, où il travaillait comme designer de logos dans des agences de communication, où il jouait de la guitare, où il dessinait, où il voulait rester. Aujourd’hui, il ne sait plus quoi faire. Partir ? Mais comment ? Et pour aller où ? Rester ? «Je suis baisé», répète-t-il.

 

Illya, 31 ans, d’origine russe, a toujours vécu en Ukraine. (Rafael Yaghobzadeh/Libération)

L’invasion a placé les Russes de Kyiv (Kiev) dans une situation inextricable. Ceux qui n’ont pas de passeport ukrainien sont piégés. L’exil leur est interdit, ils n’osent même pas sortir de la ville, voire de chez eux, de peur d’être arrêtés à un checkpoint et d’être suspecté d’être un «infiltré», ces soldats ou agents de renseignements russes qui ont franchi les lignes et qui sont traqués par les forces ukrainiennes.

Et quand bien même ils passeraient les barrages, ils ne pourraient pas rentrer dans leur pays natal, où ils seraient suspectés d’opposition au régime. Ils doivent rester dans une ville régulièrement bombardée et qui risque d’être assiégée. «Je brûlerais sans hésiter mon passeport russe, je ne retournerai jamais là-bas, je hais Poutine, dit Alissa. Mais je n’ai pas d’autres papiers d’identité, hormis ma carte de résidence ukrainienne. J’ai lancé les démarches pour obtenir un passeport, je ne l’ai toujours pas, je suis coincée.»

«Tout le monde va mourir, c’est ça ?»

Alissa a 30 ans et travaillait dans le marketing. Elle n’a pas voulu qu’on la rencontre chez elle, ni que l’on donne son véritable nom. Elle n’a accepté de discuter que par téléphone. Elle est terrifiée à l’idée que les Russes envahissent Kyiv et l’arrête pour ses écrits anti-Poutine sur les réseaux sociaux. Le jour, elle ne quitte pas son appartement ; elle passe ses nuits dans des abris en sous-sol.

Elle parle vite, sans s’arrêter. «Je me considère comme Ukrainienne. C’est ici que j’ai bâti ma vie, avec un bon travail, plein d’amis, des projets. L’Ukraine était un pays libre où les gens choisissaient leurs dirigeants, où ils protestaient quand ils n’étaient pas d’accord. Que va-t-il se passer maintenant ? Tout le monde va mourir, c’est ça ? Je n’en peux plus de rester pendue aux informations pour tenter de comprendre.»

Russes de Kyiv : «Je ne retournerai jamais là-bas, je suis coincée»

Dans le centre-ville de Kyiv, des portes de prison ont été peintes en hommage aux prisonniers politiques russes. (Rafael Yaghobzadeh/Libération)
Dans son studio du centre-ville, Ilya, assis sur l’une des trois chaises de l’appartement, à côté d’un matelas posé par terre et d’une cuisine où la vaisselle sale s’accumule, ne s’apaise que quand il évoque sa vie d’avant. Il se souvient que le fait d’être Russe n’était pas un marqueur.

«Tout le monde s’en moquait. Il pouvait arriver que quand je rencontrais quelqu’un, il me dise : “ah, tu as un passeport russe”, mais ça s’arrêtait là. Je ne faisais pas partie d’une diaspora, je n’allais pas à des dîners avec des Russes. J’étais juste un habitant de Kyiv.»

Il n’y a pas de statistique officielle qui recense le nombre de Russes dans la capitale ukrainienne. Mais ils sont probablement des dizaines de milliers. Les liens entre les deux pays sont profonds et intriqués. Certains sont arrivés enfants, comme Ilya et Alissa, d’autres plus tard, après l’indépendance de 1991.

«Parmi les gens de ma génération, Kyiv a attiré beaucoup d’informaticiens, de webmasters, de designers de sites internet, mais aussi des artistes, des vidéastes, des musiciens, des dessinateurs, explique Alissa. Ils ont trouvé une liberté qu’ils n’avaient plus en Russie.» La révolution de Maidan a également permis à des opposants à Poutine de s’exiler. Le plus célèbre est Ilya Ponomarev, le seul député du Parlement russe à avoir voté contre le rattachement de la Crimée à la Russie en 2014, et qui a fui à Kyiv deux ans plus tard.

Sac de croquettes et guitare

Ilya est à nouveau terrifié. Un bombardement vient de résonner, probablement dans les faubourgs nord de la ville, à Boutcha ou Irpin, que les forces russes tentent de prendre depuis le début de l’invasion. «C’était où ? C’était à côté, non ? Je ne sais jamais où c’est et je ne sais jamais comment réagir, je ne prends que de mauvaises décisions.»

Il se lève, attrape un sac de courses où il jette quelques vêtements, et se dirige vers la porte, avant de revenir prendre l’une de ses trois guitares et un sac de croquettes pour chat entamé. «C’est mon dernier, on n’en trouve plus dans les magasins.»
Son chat est chez sa mère, qui habite à quelques centaines de mètres, dans une barre d’immeubles de l’ère soviétique. «Elle est diabétique, elle a du mal à marcher, je ne peux pas la laisser.»

Au bout de la rue, il y a une immense tour, qui sert de relais pour les chaînes de télé. Mardi, plusieurs missiles russes l’ont visée. Ils l’ont ratée, n’endommageant qu’une petite partie de son armature métallique. La tour tient toujours mais les explosions ont tué cinq civils.
Sa mère est la seule personne sur laquelle Ilya peut compter.

Son père, qui vit en Russie, est pro-Poutine et ne répond plus à ses appels. Sa sœur s’est exilée il y a vingt ans en Floride. Ses amis ukrainiens ne l’aident pas vraiment. «Je ne les blâme pas, c’est le début de la guerre, personne ne sait ce qu’il va arriver, c’est un peu chacun pour soi.»

Ilya s’est calmé, il fume une cigarette en bas de l’immeuble. «Ce sera quoi ma vie si c’est encore la guerre dans six mois ? Dans un an ? Comment on va faire avec ma mère ?»

 

Par Luc Mathieu, envoyé spécial.

 

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