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Guerre en Ukraine: «on a commencé à nettoyer le sang mais c’est dur»

publié le 06/03/2022 | par Luc Mathieu

Dans le couloir qui mène aux salles de classe, il y a une tache de sang pas encore sèche à côté d’un sac d’oignons et de cartons de vêtements récupérés. Une autre beaucoup plus large, en arc de cercle, est incrustée sur le carrelage qui mène aux lavabos, là où un corps a été traîné.

Cette école ensanglantée de la ville de Vassylkiv, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de Kyiv (Kiev), a subi dans la nuit de mardi à mercredi ce que les forces ukrainiennes redoutent le plus, avec les bombardements aériens : l’attaque d’un commando russe, infiltré depuis des jours ou quelques semaines, qui frappe le lieu le plus sensible de la ville.

Comme toutes les écoles du pays, celle de Vassylkiv n’est plus une école. Les élèves sont soit chez eux, soit exilés ou réfugiés dans des abris. Depuis le début de l’invasion, le 24 février, la bâtisse grise sert de quartier général aux élus de la ville qui sont encore là et aux volontaires des forces territoriales, les civils qui prennent les armes. Elle est aussi un abri, où environ 300 personnes, dont une majorité d’enfants, passaient la nuit jusqu’à celle de mardi à mercredi.

«On les a tous transférés dans d’autres abris des villages des alentours», dit Igor, retraité et conseiller municipal. «On a aussi commencé à nettoyer le sang mais c’est dur, ça reste collé.»

Impact de balles après l’attaque d’un commando russe dans une école de Vassylkiv, qui a tué quatre soldats et blessé treize membres des forces territoriales. (Rafael Yaghobzadeh/Libération)

Carnage
Igor est nerveux. Il passe de salle en salle d’un as pressé pour expliquer le carnage. «Ils sont entrés par là, trois ou quatre hommes. Ils ont jeté une grenade», dit-il en montrant une porte vitrée explosée du rez-de-chaussée. Il poursuit dans le couloir des salles de classe, pointant les flaques de sang, les bancs renversés, les débris de verre et de pots de fleurs, et monte au premier étage, dans une salle de basket aux murs bleu électrique. «Les forces territoriales qui n’étaient pas de service dormaient ici.» Autour des matelas, des dizaines de douilles.

Dans un escalier à côté, il montre des impacts de balle sur les murs et un radiateur en fonte percé. Selon lui, l’attaque a tué quatre soldats venus en renfort et blessé treize membres des forces territoriales. Et les assaillants ? «Je ne peux pas vous dire, l’enquête est en cours.» Igor laisse toutefois entendre qu’ils ont pu s’enfuir.

Avant la guerre, Vassylkiv était une commune paisible d’environ 40 000 habitants. A la fois cité dortoir pour des employés qui travaillent à Kyiv et ville de garnison avec un aéroport militaire, une base, une académie et un centre de contrôle de la défense aérienne. Depuis le début de l’invasion, elle est devenue une cible. Dès les premières heures de l’offensive, les forces russes ont tenté de s’emparer de l’aéroport, pour pouvoir y acheminer ensuite des troupes et lancer une attaque par le sud sur la capitale. Elles n’ont pas réussi, mais elles ont continué d’essayer.

Le 27 février, un missile a fait exploser un site de stockage d’essence de la ville. Le lendemain, un autre s’est abattu sur le lycée technique de l’avenue principale. Le bâtiment rectangulaire a été touché en plein milieu, laissant une béance sur ses trois étages, et un amas de blocs de béton, de tables et de chaises au rez-de-chaussée. Le lycée n’était peut-être pas la cible. Il est en face de l’académie militaire, dont les vitres ont été soufflées, et d’une base militaire, quasi intacte hormis son toit légèrement endommagé. «Il y a des attaques tous les jours», dit Igor.

Pour l’instant, l’école reste le quartier général des autorités. Une dizaine d’hommes des forces territoriales armés de kalachnikov garde son entrée, protégée par un portail en fer et des blocs de béton. Sur la pelouse, des bouteilles de bière transformées en cocktails Molotov sont rangées dans des caisses. Des habitants vont et viennent. Ils apportent des vêtements ou de la nourriture ou passent en récupérer. Il n’y a pas de pénurie : une salle de classe est remplie de sacs de pommes de terre, d’oignons, de tomates en conserve et de pâtes.

Des «voisins» devenus «étrangers»
Au sous-sol, Roxana Virowska, doyenne d’une université médicale pédiatrique de Kyiv, et Tamara Angel, docteure en agronomie reconvertie depuis une semaine en infirmière, sont plus inquiètes. Les deux femmes se sont installées dans un réduit et voient chaque jour leur stock de médicaments s’amenuiser. «Les produits hémostatiques [pour stopper les hémorragies] et les ampoules d’adrénaline partent très vite, nous en envoyons sans arrêt pour les combattants sur le front.

Pour les civils, nous commençons à manquer de médicaments contre la tension et contre les diarrhées. Beaucoup d’enfants en souffrent car les aliments ne sont plus forcément bien lavés ou conservés. Il y a aussi de plus en plus de cas de grippe», explique Roxana Virowska.

Tamara et Roxana, infirmières volontaires dans une salle d’une école de Vassylkiv transformée en pharmacie. (Rafael Yaghobzadeh/Libération)
La pédiatre habite normalement à Kyiv. Elle est venue à Vassylkiv dès le 24 février pour rejoindre sa mère qui y vit. «Je n’allais pas rester avec elle sans rien faire, je me suis portée volontaire dès le premier jour.» Mardi, elle est revenue dans la capitale, où habitait son père. Il venait de faire une attaque cardiaque après des bombardements. «Je l’ai ramené ici, mais une heure après, il est mort. Nous l’avons enterré mercredi, mon frère n’a pas pu venir à cause des combats.»

Igor, le conseiller municipal, a son bureau juste à côté, une petite pièce aux murs bleu ciel agrémentée d’un canapé et d’une table où sont alignées des boîtes de pâté et de biscuits. Il discute avec Volodine, également retraité et conseiller municipal, aussi mince qu’Igor est massif. «On était dans l’opposition municipale avant. Mais ça n’a plus de sens aujourd’hui, tout le monde se soutient», dit Volodine. Les deux hommes connaissent bien la Russie. Volodine est né au Bélarus et a servi dans l’armée russe en Sibérie.

Igor a grandi en Russie, et y a vécu jusqu’à ce que son père, militaire, soit envoyé à Vassylkiv. «Nous avons des amis dans les deux pays, nous leur parlons. Mais ils ne regardent que la télé d’Etat, ils ne nous croient pas quand on leur dit que des bombardements tuent des civils. Avant la guerre, nous considérions les Russes et les Bélarusses comme de bons voisins. Aujourd’hui, dire qu’ils sont devenus étrangers serait gentil.»

Ni Igor ni Volodine n’avaient anticipé l’invasion, persuadés que l’annexion de la Crimée en 2014 suffirait à Vladimir Poutine. Aucun des deux n’imagine désormais une fin négociée à la guerre. «Poutine pensait réussir une blitzkrieg [une guerre éclair] et gagner en trois jours. Mais il a échoué. Il est comme un animal blessé, il est encore plus dangereux. Il est capable de tout bombarder, il ne reculera pas», dit Igor. Quel type d’animal ? «Un chacal», répond Volodine.

Luc Mathieu

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