Guerre Ukraine: le grand rapt
“Prenez un enfant du Donbass” : à la recherche des jeunes Ukrainiens emmenés en Russie
Près de 20 000 mineurs ukrainiens non accompagnés auraient été envoyés en Russie depuis le début de la guerre, assurent les autorités ukrainiennes. Le Kremlin dément. Mais dans certaines familles d’accueil russes, des doutes commencent à émerger, lit-on dans le journal progressiste allemand “Süddeutsche Zeitung”.
La mère épluche rapidement des concombres. La plupart du temps, elle cuisine pour toute une compagnie. Chez elle, on trouve de tout en grande quantité, qu’il s’agisse des chaussures dans l’entrée ou des chaises dans le salon. Sur le mur près de la porte de la cuisine, des traits de crayon qui se chevauchent montrent à quel point chaque enfant a grandi. Même le garçon venu d’Ukraine.
Depuis que leurs propres enfants ont quitté la maison, la mère et son mari ont servi de famille d’accueil pour des enfants, de plus en plus à la fois. Ils ont de l’espace, et les autorités russes le savent. “Prenez un enfant du Donbass”, c’est ce qu’on lui a déclaré au téléphone, raconte la mère, une femme au visage rond et au grand sourire.
La présence d’enfants ukrainiens dans des familles russes est un sujet difficile. La mère tient absolument à rester anonyme. Elle explique que le garçon accueilli vient d’un orphelinat de la région de Donetsk et que, parfois, ses amis lui manquent. Et oui, il a un faible pour Lionel Messi, il rêve de devenir footballeur. Comment s’appelle-t-il, quel âge a-t-il ? Pas un mot là-dessus.
La mère d’accueil s’assoit sur une chaise, le canapé est généralement occupé par les enfants qui regardent la télévision. En regardant les informations, elle a entendu que des enfants ukrainiens étaient désormais renvoyés de Russie dans leur pays d’origine. Une idée qui la tourmente. “C’est que nous l’aimons déjà, dit-elle à propos du garçon qui vit avec eux depuis plus de deux ans. S’il faut qu’il rentre maintenant, où va-t-il aller ?”
Plus de 19 500 mineurs transférés
Vu d’Ukraine. Un des plus grands déplacements “depuis la Seconde Guerre mondiale”
Déportations délibérées ou évacuation loin des combats ? Moscou, par la voix de sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, affirme qu’il s’est toujours agi de mettre les mineurs à l’abri, et ce dès le mois de février 2022, indique sur son site la version ukrainienne de Radio Svoboda. “Elle évoque le chiffre de 700 000 enfants qui auraient franchi la frontière russe.”
La plupart d’entre eux auraient par ailleurs été “accompagnés de leurs parents ou de représentants légaux”, précisait Lvova-Belova dans un rapport qui a “disparu de son site officiel depuis octobre 2023”. D’après le média, on ne dispose en réalité d’“aucune donnée sur les enfants, orphelins ou sans accompagnateurs, qui ont été déplacés de force” vers la Russie, mais on estime qu’ils seraient “plusieurs milliers”.
Les enfants ukrainiens n’ont pas été épargnés par le conflit depuis le 24 février 2022. Dans un autre article, Radio Svoboda signale que, à la date du 14 novembre 2024, 589 auraient été tués et 1 682 blessés. Et beaucoup d’autres ont donc été déportés en Russie, non seulement depuis les territoires du Donbass et de la Crimée occupés par les Russes en 2014, mais aussi depuis les régions conquises au cours des deux années de guerre.
“Officiellement, les autorités ukrainiennes ont identifié 19 546 enfants qui ont été transférés de force en Russie. Dans le même temps, 2 015 sont actuellement portés disparus.” La guerre, déplore le quotidien gouvernemental Ouriadoviy Kourier, “a causé un des plus grands déplacements d’enfants depuis la Seconde Guerre mondiale, […] dont les conséquences catastrophiques pourraient être ressenties pendant des générations”.
Kiev accuse le Kremlin d’avoir transféré plus de 19 500 enfants non accompagnés d’Ukraine en Russie. Un chiffre que Maria Lvova-Belova, la commissaire aux droits de l’enfant russe, qualifie de “faux”, mais elle n’en fournit pas d’autre. La Cour pénale internationale a donc émis un mandat d’arrêt à son encontre, ainsi que contre Vladimir Poutine. Tous deux sont accusés d’avoir déporté des Ukrainiens de leurs domiciles, en particulier des enfants.
Beaucoup de ces derniers sont ici parce que leurs parents sont décédés, ou ne pouvaient plus s’occuper d’eux. Dans les jours qui ont précédé l’offensive des soldats de Poutine, ils ont été embarqués dans des bus et des trains avec d’autres habitants de l’est de l’Ukraine, femmes, enfants et personnes âgées, et transférés en Russie.
Un deuxième groupe d’enfants perdus se compose de ceux qui ont été envoyés par leurs propres parents dans des camps d’été russes, pour les éloigner des affrontements. Les parents espéraient qu’ils y seraient en sécurité pendant un moment, mais certains ne sont tout simplement pas revenus à la date prévue.
Enfin, il y a les mineurs qui ont été séparés de leurs proches pendant les combats ou en fuyant.
La commissaire aux droits de l’enfant de Poutine n’a que rarement donné des chiffres, dont ceux qui suivent, et qui remontent à l’été 2023 : environ 700 000 enfants auraient alors été répertoriés comme étant arrivés en Russie, la plupart avec leurs parents, mais aussi 1 500 enfants en provenance d’orphelinats. De plus, entre avril et octobre 2022, 380 enfants ukrainiens auraient été placés dans des familles d’accueil russes, a écrit Lvova-Belova en juin 2024. Ce qui s’est passé ensuite reste flou.
Le “lavage de cerveau” du jour
Personne n’a réclamé le retour du garçon de la région de Donetsk. Tout ce qu’il sait de ses parents, c’est comment ils sont morts. Son père se serait noyé et sa mère serait décédée d’un cancer quand il avait 2 ans. Sa sœur aînée et lui ont alors vécu avec leur grand-mère, jusqu’à ce que cette dernière meure à son tour. Il a passé les dernières années dans différentes familles et foyers, raconte la mère.
Les deux se sont entretenus pour la première fois alors que le garçon se trouvait déjà à Koursk, en Russie. Le directeur de son internat en Ukraine avait évacué l’école en février 2022, les élèves ont donc été envoyés en Russie. Il ne voulait pas quitter ses amis, mais à Koursk, l’encadrement l’a encouragé. Peu après, la mère est venue le chercher à la gare. Il n’avait avec lui qu’un sac à dos. Elle lui a préparé des pelmeni [équivalent russe des raviolis].
Oui, il lui a été difficile de s’adapter, elle le grondait souvent. Elle considère qu’il cherchait à mettre sa patience à l’épreuve, il voulait savoir si, un jour, elle ne lui dirait pas : “Retourne d’où tu viens.” Or quelques-uns de ses amis d’Ukraine vivaient désormais eux aussi dans des familles russes. Il a même été prêt à fêter le premier anniversaire de son installation dans sa famille.
Depuis, la vie suit son cours : l’école, le football, les devoirs. Seule la propagande inquiète la mère de la famille d’accueil. On enseigne une nouvelle matière, intitulée “Parler de ce qui compte”. Les élèves y discutent souvent de sujets liés à l’“opération spéciale” de Poutine. “Alors, quel lavage de cerveau as-tu subi aujourd’hui ?” lui demande-t-elle parfois après l’école. En général, il préfère se taire, il ne tient pas à aborder cette question avec qui que ce soit.
“Je pense qu’il ne veut pas être vu comme l’ennemi”, commente-t-elle. D’un doigt, la mère trace un trait sur la table du salon. “Nos gars ont traversé la frontière et se sont mis à conquérir du territoire. Est-ce que c’est juste ?”
Fabriquer de bons petits Russes
Les autorités russes ont publié des brochures sur la manière de gérer des enfants des territoires occupés. Dans l’une d’elles, il est signalé qu’ils peuvent se montrer agressifs, colériques et anxieux à cause de leur transfert. Les enfants doivent être élevés en vue de devenir des “citoyens responsables et actifs”, proclame la brochure, afin qu’ils soient “fiers de leur propre pays”, à savoir la Russie, qu’ils éprouvent “un sentiment de patriotisme et d’appartenance”.
Le garçon a promptement reçu des papiers d’identité russes. On les lui a transmis à l’occasion d’une cérémonie, ainsi qu’à d’autres enfants ukrainiens, et il y avait du gâteau et de la glace, raconte la mère. De toute façon, le Kremlin ne les considère pas comme des étrangers. Du point de vue de Moscou, les régions de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia appartiennent à la Fédération de Russie. Il suffit d’instiller une identité russe aux enfants des “nouvelles régions”.
En Ukraine, le garçon n’a plus que sa sœur, qui vit toujours dans les territoires occupés. La mère de la famille d’accueil sait à quel point elle lui manque. Même à l’époque, lors de leur premier échange vidéo, alors qu’il était beaucoup plus petit et timide, il ne posait qu’une seule condition : il voulait téléphoner régulièrement à sa sœur. Ce qui a plu à la mère. Il y a quelques mois, elle a simplement fait monter le garçon dans sa voiture et elle est partie, direction le Donbass.
Elle montre des photos de la visite, de l’ancienne école, de la sœur. Le frère et la sœur sont debout entre des arbres. Il est déjà plus grand qu’elle. La sœur se tient là, elle porte une jupe très courte et ressemble elle-même à une enfant. Mais elle a déjà la vingtaine et est mère depuis peu. Le père de son bébé l’a quittée pour une autre femme, ajoute la mère.
Elle n’a même pas demandé à la sœur si elle pouvait accueillir son frère. “Ça m’aurait gêné”, explique-t-elle dans son salon rempli de jouets. La jeune femme a du mal à s’occuper d’elle-même et de son enfant. La visite a quand même fait du bien au garçon. “Je comprends que pour lui, c’est chez lui. Il se promène dans les rues, l’atmosphère, les odeurs lui sont familières”, décrit-elle en prenant une profonde inspiration. Sur le chemin du retour en Russie, il a pleuré.
De bonnes intentions
Dans le salon, un petit garçon vient de grimper sur le fauteuil à côté d’elle. En âge d’aller à l’école primaire, c’est un Russe adopté. La mère lui sourit et continue de parler de l’Ukraine : le 24 février 2022 a été un tel choc, se souvient-elle, que son mari et elle sont restés suspendus aux informations. Pour le bien-être des enfants, ils se seraient avant tout efforcés de préserver le quotidien, l’école, les anniversaires, les vacances. Ils leur ont dit que “ce qui se passait était grave” et les ont avertis de ne rien dire de tout cela à l’école. Elle regarde le garçon assis sur la chaise. Elle redoute que les enfants lui soient retirés si elle exprime ses opinions trop ouvertement.
Jamais elle n’aurait cru qu’elle faisait quelque chose de répréhensible avec le garçon ukrainien. Mais c’est là que [le président ukrainien] Volodymyr Zelensky a déclaré que “des enfants ont été volés”. Elle a entendu dire que la Russie avait violé le droit international et s’est aussitôt demandé : “Est-ce que ça s’applique à nous aussi ?” Elle baisse les yeux sur la table. Tout ce qu’elle voulait, c’était aider.
En juillet 2024, 71 enfants issus de 53 familles ont été rendus à leurs proches en Ukraine, selon la Commissaire aux droits de l’enfant de Poutine. Fort probablement parce que ce sont leurs parents qui les ont eux-mêmes récupérés. Le Qatar est désormais censé jouer le rôle de médiateur. En avril, Lvova-Belova s’est rendue à Doha pour prendre part à des négociations. En mai, l’agence de presse russe Tass a publié une vidéo de la première restitution : on y voit l’ambassadeur du Qatar en train de serrer la main de six enfants ukrainiens et les faire asseoir sur les canapés dorés de son ambassade. La mère a tout vu à la télévision. “Je ne comprends pas”, dit-elle. À qui faut-il rendre les enfants ? “Ont-ils été enlevés à leurs parents ?”
Un père séparé de ses enfants
La mère d’accueil russe n’a jamais entendu parler de cas comme celui de l’Ukrainien Ievhen Mechevoï [interrogé par visioconférence par la Süddeutsche Zeitung]. Il est assis dans son salon à Riga, sa fille traverse parfois l’écran en riant. “Sviata, assieds-toi, je te vois très bien”, dit le père en lui faisant signe. À 11 ans, Sviata est la cadette de trois enfants.
La famille a passé ses derniers jours à Marioupol dans le sous-sol d’un hôpital, jusqu’à ce que les soldats russes les emmènent vers un point de rassemblement. C’était au début d’avril 2022. Ils se sont peu à peu rapprochés de la frontière russe. Au poste de contrôle, le garde-frontière a consulté les papiers du père et a déclaré : “Il faut que tu trouves quelqu’un à qui tu peux laisser tes enfants.” Le père a voulu savoir combien de temps ils seraient séparés. Ça peut prendre une, deux heures, “ça pourrait aussi prendre sept ans”, a rétorqué le soldat. Ievhen Mechevoï a confié ses enfants à une connaissance, leur mère biologique ne fait plus partie de la famille depuis longtemps.
Après avoir servi dans l’armée pendant trois ans, Ievhen Mechevoï a travaillé comme grutier dans une aciérie de Marioupol à partir de 2019. C’est ce qu’il a dit aux Russes : “Je suis un civil.” Pourtant, on l’a traîné d’un camp de prisonniers à l’autre. Au bout de six semaines, il a été autorisé à partir, et il a parcouru à pied les 29 kilomètres depuis le camp jusqu’à la ville de Donetsk. Au poste de police, il a appris que ses trois enfants, Matveï, Sviata et Oleksandra, avaient été emmenés dans un camp de vacances en Russie. À l’époque, les filles avaient 8 et 6 ans [et son fils en avait 12]. Il a failli en perdre la tête, raconte-t-il. “Soit tu te calmes tout de suite, soit tu repars au camp”, l’aurait prévenu le policier de service.
“Si tu veux, vas-y, tire”
Il lui a d’abord fallu se rendre au bureau d’aide sociale de Novoazovsk, pour y remplir des papiers et répondre à des questions. Il a fini par prendre contact avec la personne qui s’occupait de ses enfants dans un camp russe. Lors du premier appel vidéo, tous les trois ont pleuré, se souvient-il. Le père a cherché de quoi se loger près de Marioupol. Il s’est persuadé qu’en Russie ses enfants seraient en sécurité pour l’instant. “Je venais de sortir de prison, je n’avais pas de travail, je n’avais rien du tout, pas de sous-vêtements de rechange”, précise-t-il.
Son fils l’aurait ensuite appelé pour lui annoncer que le camp de vacances était terminé. Deux femmes du bureau d’aide sociale ont expliqué aux enfants qu’il y avait des tirs à Donetsk, qu’ils ne pouvaient pas rentrer chez eux maintenant. Ils n’avaient plus qu’à choisir entre un foyer pour enfants ou une famille d’accueil. “Le foyer”, a aussitôt décrété le père. Si les enfants partaient vivre dans une famille, il craignait de ne plus avoir de nouvelles d’eux. Or l’encadrement a fait pression sur son fils pour qu’il opte pour une famille. Mechevoï est parti sur le champ.
Il a demandé de l’argent à des proches, mais cela ne suffisait pas. Puis quelqu’un l’a mis en contact avec des bénévoles en Russie, lesquels lui ont organisé un voyage. Il a été de nouveau arrêté à la frontière, à Taganrog. “Eh ben, les gars, c’est la mobilisation, lui a lancé un des fonctionnaires, ainsi qu’à d’autres qui attendaient, vous servez la Russie, maintenant.” Alors, Mechevoï s’est emporté, il a hurlé qu’il allait chercher ses enfants. Il lui a même dit : “Si tu veux, vas-y, tire.”
Quand il a enfin pris place dans un train, à Rostov, les bénévoles ont adressé un courriel aux autorités en son nom, pour exiger que les enfants lui soient restitués. À Moscou, il a dû recommencer à tout expliquer, il a présenté des papiers et des preuves photographiques, et il a été soumis à un examen par un psychologue. Tandis qu’il remplissait des questionnaires, il dit avoir entendu les voix de ses enfants à l’extérieur. Il a laissé tomber son stylo et s’est rué vers la cour de récréation. Au début, ils ne l’ont pas reconnu : il avait perdu 40 kilos depuis leur séparation.
Ils sont restés encore quelques jours à Moscou, puis les bénévoles les ont aidés à partir pour Riga. Le salon dans lequel Mechevoï est assis est baigné de lumière. Sviata, sa deuxième fille, a peur des bruits forts, dit-il. Son fils, Matveï, s’immerge souvent dans ses jeux sur l’ordinateur. Il ne parle de ce qui s’est passé en Russie que quand il y est obligé.
“Un crime involontaire”
La question est si problématique qu’en Russie presque personne n’est prêt à l’aborder, ni les familles d’accueil ni les aidants. Le père Grigori Mikhnov-Vaïtenko, de Saint-Pétersbourg, est l’un des rares à s’y risquer.
Nous l’avons rencontré il y a déjà près d’un an, dans sa salle paroissiale installée dans une usine désaffectée. À l’époque, il avait déclaré qu’il ne pensait pas que le Kremlin avait donné des instructions particulières à propos des enfants : “Il n’y avait aucun plan pour rassembler tous les enfants et les faire sortir d’Ukraine.” D’après lui, ceux qui sont impliqués ne savaient tout simplement pas ce qu’ils faisaient. “C’est un crime involontaire, sans préméditation.”
Dès le début de la guerre, le prêtre a entrepris d’aider des réfugiés ukrainiens. Quant aux enfants, il souhaite que les autorités les restituent à leurs proches sans aucune condition. “Au lieu de ça, le système bureaucratique prend un air surpris et dit : ‘Nous agirons dans le respect absolu de la loi. Présentez-nous une attestation.’” Or, dès le départ, ces enfants ont été “placés hors du cadre de la loi”. Désormais, le plus important est de les ramener chez eux.
Le père Mikhnov-Vaïtenko est bien connu à Saint-Pétersbourg. Quand Alexeï Navalny est décédé dans un camp de prisonniers sibériens, il a appelé à une messe de commémoration, ce qui lui a valu d’être interpellé. En juillet, il a été déclaré “agent de l’étranger” par le ministère de la Justice.
Nationalité : ukrainien
Plus tard, alors que nous sommes de retour au domicile de la famille d’accueil, il y a des enfants partout. Le garçon ukrainien est d’accord pour échanger quelques mots, mais dans sa chambre, où personne ne peut l’entendre. Assis jambes croisées sur son lit, il contemple le jardin. Il ne parle pas beaucoup, sauf quand il s’agit de football ou de sa sœur. “Elle a toujours été là pour moi”, dit-il à son propos. Elle lui rendait visite à l’internat, elle le prenait parfois en charge l’été. Elle souhaitait devenir sa tutrice légale, poursuit-il, mais elle n’a pas pu “parce qu’elle est tombée enceinte et qu’elle n’avait pas de travail”.
Et la visite chez elle en été ? Ça lui a fait plaisir. Il a montré à sa mère d’accueil, qu’il appelle “ma tante”, son ancienne crèche et son école. À cette occasion, il a remarqué que les terrains de jeux en bas de son ancien immeuble étaient envahis par les herbes. Comme si personne n’y jouait plus depuis une éternité.
La mère tape à la porte, passe la tête et le prévient qu’elle s’absente pendant un quart d’heure. Le garçon hoche la tête, sourit. Il partage sa chambre avec un petit Russe, lui aussi placé dans la famille d’accueil. Des diplômes sportifs sont accrochés au-dessus du lit, et il y a une photo de Messi sur l’étagère. Bien sûr qu’il a suivi le championnat d’Europe de football. Et oui, tout va bien ici, à l’école, dans la famille. Et quand on parle de l’“opération spéciale” en classe ? “Je n’écoute pas”, assure-t-il. Quand on lui demande d’où il vient, il répond : “République populaire de Donetsk.” Nationalité ? “Ukrainien.”
Il se souvient encore de son dernier jour à l’internat de Donetsk, quand tout le monde a dû emballer ses affaires en hâte. L’encadrement avait promis qu’ils ne seraient pas partis pour longtemps. Il commente :
“En réalité, ils nous ont laissés ici pour toujours.”
Quand il aura 18 ans, le garçon affirme qu’il aimerait aider sa sœur à s’installer aussi en Russie. Ce serait plus sûr ici, et l’éducation y serait meilleure. Ne souhaite-t-il pas rentrer chez lui ? “Je ne sais pas”, concède-t-il en haussant les épaules. Il n’a pas le mal du pays ? “Je n’aime pas parler de ça.” Puis il se lève et court rejoindre les autres enfants.
Silke Bigalke
( article publié dans le Süddeutsche Zeitung et repris par Courrier International)
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