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Haïti: « J’étais un Restavec. »

publié le 14/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Les filles sont appelées des «lapourças», les garçons des «restavecs»: ce sont les enfants-esclaves d’Haïti. Orphelins ou abandonnés par des familles trop pauvres, domestiques livrés à la brutalité et aux caprices de leurs maîtres, ils doivent tout supporter en silence, jusqu’au fouet. Aujourd’hui écrivain et enseignant, installé aux Etats-Unis, l’un de ces restavecs, Jean-Robert Cadet, s’est confié à Jean-Paul Mari


L’enfant suit une femme noire, mais il ne voit pas son visage. Autour de lui, les huttes misérables de Petite Rivière, des champs de maïs et les montagnes violettes de la chaîne de l’Artibonite. Il a 4 ans. C’est le seul souvenir qui lui reste de sa mère, empoisonnée peu après par une femme jalouse.
Elle était la domestique du patron, la maîtresse du Blanc, un Haïtien d’origine syrienne, riche propriétaire d’usines de café à Petite-Rivière, Gonaïves et Cap-Haïtien. La favorite avait droit à une hutte près de l’usine, à un peu d’argent et au lit de l’homme blanc. Quand l’enfant créole est né, la mère a gravi un échelon social; quand elle a disparu, le patron a décidé de se débarrasser du bâtard. Il l’a amené à Port-au-Prince et l’a offert «en cadeau» à Florence, l’une de ses maîtresses, une superbe «négresse» au teint foncé. Dès son arrivée, elle lui explique son statut: «Tu n’es rien. Ta mère était une chienne et une pute. Ton père ne veut pas de toi.» Quant à son nom, son âge, sa qualité… il sera «Ti-garçon», celui que Florence appelle aussi «extrait-caca».
Il dort sous la table de la cuisine à même une couche de vieilles robes, se lève avant le jour, balaie la cour, arrose les fleurs, nettoie la voiture, fait le ménage, vide les pots de chambre de la famille, blanchit le linge et lave les pieds des invités assis sous le manguier du jardin. Parfois, des voisins viennent l’emprunter pour un service ou une corvée. En rentrant, il débarrasse la table, range les plats de riz, de bœuf et de lard, mais peut récupérer des restes de sauce pour améliorer sa tasse de maïs bouilli. Plus tard, après le mariage du fils, il donnera le biberon, lavera les couches des bébés et gardera les enfants. Il doit appeler «Monsieur» le gamin de la maison et, quand Florence le hèle «Ti-garçon!», il répond aussitôt «Plaît-il, Madame?» Il n’a pas le droit de poser des questions, de rire, de sourire, de dire qu’il a faim, froid ou qu’il est malade. Alors, il ne dit rien mais s’inquiète pour la santé de «sa mère» quand Florence lui demande de laver chaque mois des tissus blancs, pleins de sang, roulés en boule au fond d’une cuvette de métal.
A la moindre erreur ou retard, on le bat avec la rigoise, le long fouet à mèches en cuir de vache suspendu au mur comme une menace permanente. Quand Florence le décroche, il ne cherche plus à fuir, se met à genoux, les mains croisées sur la poitrine et reçoit dix ou vingt coups de rigoise. Surtout ne pas bouger! Ne pas lever les bras, ne pas essayer de se protéger, ce qui double la punition. Coups de fouet, coups de balai, coups de pied, gifles, il est battu chaque jour – sauf à Noël et au jour de l’an – et en porte encore le corps couvert de cicatrices. Avec le temps, il cesse de pleurer et s’endort chaque soir sur son tas de chiffons en souhaitant la mort, la sienne, celle de «sa mère» et de toute la famille: il a 5 ans. Au matin, il se réveille terrifié par les effets de son rêve, toujours le même, une promenade en liberté, un arbre dans la campagne, l’envie d’aller aux toilettes avant de découvrir sa couche trempée d’urine: «J’ai fait pipi au lit jusqu’à l’âge de 30ans», dit aujourd’hui Jean-Robert Cadet, baptisé d’un nom d’adoption et qui ne connaît pas son âge. Chaque nuit, le même rêve-cauchemar; chaque matin, la même terreur, la tentative d’aérer sa couche dans le jardin, de cacher en vain son forfait. Il essaie de se ligoter le pénis avec une ficelle, tente de se castrer avec un couteau de cuisine, se blesse et renonce face à la douleur. Au matin, Florence découvre sa literie mouillée, décroche la rigoise et l’appelle: «Viens ici. Fils de pute!»
Un jour, en rangeant le placard, il laisse échapper un objet: «Qu’est-ce que tu as cassé?» Il en bégaie de peur: «Un-un verre…» Aussitôt, un coup de talon aiguille lui ouvre profondément l’arcade droite. Avec son tablier, Mathilde, la bonne, éponge son sang. C’est elle qui parfois, en cachette, lui lave sa couche, nettoie ses plaies, le soigne avec de la peau d’ail, du sel gemme et des tiges amères quand il brûle de fièvre. Mathilde lui a proposé de l’aider à fuir, de rejoindre «sa famille». Mais Ti-garçon n’a pas de famille, il croit que sa vie est normale, celle d’un restavec, celui qui doit rester avec ses maîtres, sans âge, sans identité, docile et muet, une sorte de zombie.
La plupart viennent de la campagne, de familles trop pauvres pour les élever qui les confient à des petits notables de la ville en espérant qu’ils seront nourris et iront à l’école. Restavecs pour les garçons, lapourças pour les filles. Jean-Robert se rappelle les cris d’une gamine, une lapourça, qu’une voisine suppliciait en lui frottant le sexe avec du piment pour lui apprendre à ne pas se laisser violer par les adolescents de la famille. Plus tard, devenus adultes, hors d’usage et jetés à la rue, ils deviendront cireurs de chaussures, mendiants ou prostituées. Déjà, les grands n’hésitent pas à se servir des gamins, comme ce cousin de Florence qui, chaque soir, se glisse sur le tas de chiffons du Ti-garçon pour se frotter contre lui. Le gosse subit en silence – pas le droit de se plaindre –, il se tait puis va vomir dans le jardin. Parfois, il entend des plaintes quand la «Dame» Florence reçoit des étrangers. Comme le soir où, par la fenêtre du salon, il voit la Dame penchée sur un «» un homme nain assis sur le canapé. Après son départ, la Dame lui demandera d’aller nettoyer le tapis. Mais le plus dur est à venir, en la personne d’un visiteur qu’il connaît. Florence l’a prévenu: «Un Blanc va venir aujourd’hui. C’est ton papa, mais quand tu le verras ne l’appelle pas papa. Dis « bonjour monsieur » et disparais. Si les voisins te demandent qui c’était, dis-leur que tu n’en sais rien.» Quand le Blanc est arrivé dans sa belle voiture noire, l’homme est entré en lui faisant un signe rapide, et Ti-garçon n’a même pas eu le temps de le saluer.
Jean-Robert a 10 ans et il n’a qu’un ami, René, un autre restavec qui lave les voitures de la compagnie de taxis de son maître. Le soir, il attend son signal – trois longs sifflements – et ils se retrouvent derrière la maison de Florence, hissés sur le même bloc de béton, pour regarder, à travers le store de la fenêtre du salon, un feuilleton à la télé. Un soir, René arrive avec un trésor: un panier de porc grillé, de bananes plantains, deux canettes de Coca et des pâtisseries. Jean-Robert n’ose pas poser de questions et les affamés mangent tout en silence. Le lendemain, on apprend que René a détourné deux dollars. Le voleur est fouetté et doit s’agenouiller en plein soleil, une lourde pierre dans chaque main, jusqu’à l’évanouissement. Puis son maître le conduit au commissariat. C’est l’époque où on laisse les corps des communistes pourrir dans la rue, le temps où le meilleur moyen de se suicider est de crier en public «A bas Duvalier!», le règne des tontons macoutes et des policiers aux ordres des notables.
Les brutes ramènent René, corps brisé, visage boursouflé, les yeux fermés: mort. Désormais, le Ti-garçon n’entend plus son ami siffler, et il mouille sa couche tous les soirs. Il n’a que deux vieux shorts dont un avec une poche percée, perd le dollar des courses, erre toute la journée et revient en craignant le pire. Il a raison. Florence le plaque au sol, un pied sur la gorge, et frappe avec un manche à balai. Peu à peu, les lumières et les bruits de Port-au-Prince s’atténuent et il ne ressent plus aucune douleur. Un voisin se précipite – «Vous êtes en train de le tuer!» –, il réanime l’enfant inerte et lui donne à boire une tasse d’eau salée.
Le calvaire aurait pu être sans fin si un jour le Ti-garçon n’avait oublié l’identité d’un visiteur. Florence lui a donné une raclée bien sûr, mais elle a ajouté: «Il faudrait que tu saches écrire au moins un nom.» Du coup, deux fois par semaine, Jean-Robert se retrouve sur les bancs d’une école d’une ONG canadienne, face à une institutrice métisse qui lui fait chanter chaque matin «Ô Canada, terre de nos aïeux!» Peu importe! Il apprend. Quand un groupe de Blancs vient distribuer du lait en poudre et des photos de saints à leur image, les élèves en déduisent que les Blancs sont des dieux. C’est vers le plus grand de leurs paradis, les Etats-Unis, que Florence et la famille décident d’émigrer. Ils partent. En abandonnant Ti-garçon à une lointaine parente de l’Artibonite. La vieille dame est très malade, et Jean-Robert découvre le marronnage en sautant à 3 heures du matin dans un bus qui le ramène à Port-au-Prince à la recherche de son père. Celui-ci, très embarrassé, décide de l’envoyer rejoindre Florence à New York.
Un restavec n’existe pas. Jean-Robert n’a ni passeport, ni photo, ni vaccin et pas d’acte de naissance. On achète un formulaire au marché noir et le père le fait remplir.Nom de famille: Cadet. Nom de la mère: Florence. Nom du géniteur? «Inconnu», répond son père. «Ce jour-là, j’ai eu l’impression qu’on m’arrachait le cœur», dit Jean-Robert Cadet. Son père le conduit à l’aéroport et lui montre l’avion: «Allez!» Dans la poche de l’adolescent, l’acte de naissance lui apprend qu’il est né un 15 février et que c’est son anniversaire. Au contrôle des douanes à New York, les policiers écarquillent les yeux devant le contenu de sa petite valise: trois vieilles robes, sa «couche», deux chemises et deux shorts, pas de sous-vêtements, une brosse à dents usée, une assiette en fer-blanc et sa tasse, une boîte de lait condensé vide. Dehors, vêtu d’un short et d’une chemise, il tremble de tous ses membres. Aux Etats-Unis, l’école est obligatoire, et Florence doit se résoudre à lui permettre une scolarité. Il dort sur une alèse, ne mouille plus son lit, se fait moins battre, mais il dérange la famille qui ne lui trouve plus d’utilité. A son arrivée à la Spring Valley High School, Jean-Robert est stupéfait: pas de rigoise au mur… ces Blancs doivent être très intelligents! Il ne parle que le français, l’examinateur le prend pour un débile mental et le dirige vers une classe spéciale. Il faudra un exercice d’algèbre réussi pour le faire remarquer, une prof de français attentive pour le faire progresser et un M. Rabinowitch, professeur et homme de cœur, pour le guider vers le bureau de l’assistante sociale. Florence vient de le mettre à la porte avec un mot d’adieu: «Va-t’en!»
Il devient mécanicien, pompiste, serveur, survit et termine ses études secondaires. Un jour, il passe devant une affiche montrant un tank tout neuf, pousse la porte et demande: «Comment fait-on pour conduire cet engin? – Facile! Dites: « So help you God! », lui répond le sergent recruteur, et signez ici.» Il signe. Le voilà engagé pour trois ans dans l’armée américaine.Il se retrouve Airborne Ranger, parachutiste, échappe de peu au Vietnam, découvre des voisins de chambrée qui boivent, fument du haschich, se traitent entre eux de «nègres» et le repoussent à cause de sa sobriété, son teint de mulâtre et son accent français. D’ailleurs, sous prétexte de ne pas défaire son lit au carré, il dort à même le sol… sur une alèse. Drôle de para! Le Ti-garçon devient pourtant secrétaire au renseignement militaire, tape des rapports confidentiels jusqu’au jour où un gradé s’aperçoit… qu’il n’est même pas américain! Le temps de trouver un juge, une Bible, de répéter «So help you God!», et l’anomalie est réparée.
A la sortie de la caserne, le citoyen américain apprend que si un créole haïtien est trop clair pour les Blacks, il n’en reste pas moins un Noir pour les Blancs. De travail sous-qualifié en logement refusé, Jean-Robert découvre le racisme ordinaire. Quelque chose pourtant a changé en lui: il ne fait plus régulièrement pipi au lit. Malgré Florence et sa rigoise, son père «inconnu», et maintenant la société des Blancs, il pousse la porte de l’université de Tampa en Floride, travaille la nuit, étudie le jour, obtient une licence en relations internationales et une maîtrise de littérature française: «La lecture de Victor Hugo m’a donné beaucoup de courage!» Entre-temps, il a fait trois ans d’analyse sans pouvoir dire au psy le terrible mot: restavec. «Avouer ça, prononcer ce nom, c’était dire… que je n’existais pas.» A l’université, une femme passe, elle est professeur et s’appelle Cynthia. Ti-garçon a 32 ans et, pour la première fois de sa vie, il fait une incroyable découverte: les sentiments. Il n’ose rien lui avouer, l’épouse en maquillant son identité et parle de «verre d’eau renversé» quand il a un accident nocturne.
Cinq ans après la naissance de leur fils, il découvre sa femme en pleurs, son vrai passeport à la main: «Jean-Robert… Qui es-tu vraiment?» Quand son enfant lui pose la même question, «Où est ma grand-mère?», Jean-Robert s’enferme pour lui écrire une lettre de… 400 pages qu’il cache aussitôt. Quand Cynthia la lit par hasard, elle comprend et le pousse à tout publier (1). Aujourd’hui, le professeur à l’université de Cincinnati, Ohio, se bat pour faire connaître le sort des autres, des 250000 à 300000 restavecs ou lapourças. En Haïti, il a rencontré la femme du président Aristide avec, comme seul résultat, la conversion officielle du mot restavec en «adopté informel». Il est allé aussi témoigner devant l’ONU, plaider face au Sénat américain, a créé un site internet (2) et cherche à recueillir 100000 signatures pour faire bouger les choses, «mais les Américains ne sont pas très sensibles à ce qui se passe en dehors de chez eux». Alors il a décidé de quitter son poste de professeur pour mieux se consacrer à la tâche: en finir avec le scandale de ces enfants d’Haïti, tenus en esclavage par des maîtres eux-mêmes descendants d’esclaves. En mémoire de sa mère sans visage, de son père trop blanc, de Florence et de sa rigoise, de sa petite voisine martyrisée et de René. En finir avec le restavec, le Ti-garçon qui, chaque nuit, à près de 50 ans, se réveille en lui. «Je suis étendue à son côté pendant son sommeil, dit Cynthia, la femme de Jean-Robert. Et quand ce sommeil est troublé, quand j’entends sa respiration oppressée, ses cris étouffés, quand je sens ses bras trembler et ses jambes qui se débattent, je sais que la réalité des décennies passées plane à nouveau sur nous.»

JEAN-PAUL MARI


Les restavecs aujourd’hui en Haïti

Combien sont-ils?
L’Etat haïtien ne dispose pas de données précises. Comment le pourrait-il dans un pays de 8 millions d’habitants – 40% de moins de 14 ans -, le plus pauvre de l’hémisphère Nord, en perpétuelle crise politique, dont le revenu par tête atteint 440 dollars par an, (moins de 1 euro par jour). Le dernier recensement de la population en 1982 a permis de chiffrer à 109000 (65000 filles et 44000 garçons) cette forme de «domesticité juvénile». En 1993, un rapport d’enquête l’évalue à un chiffre nettement supérieur: de 250000 à 300000. En 1998, un ouvrage publié avec la caution de l’Unicef retient la fourchette supérieure de 300000.

Qui sont-ils?
Ils viennent de la campagne, issus de familles rurales, pauvres et nombreuses. Les filles constituent la grande majorité (75%) des restavecs. On les appelle aussi des lapourças.

Qui les protège?
Personne. En théorie, l’Institut du Bien-Etre social est responsable de l’application des lois sociales, mais cet organisme n’a aucun moyen. Une de ses employées a confirmé que, même dans les cas extrêmes, quand un enfant fuit des sévices insupportables, l’Institut n’a aucun recours et doit chercher au sein de son équipe… quelqu’un qui accepte de prendre l’enfant chez lui!
A noter toutefois l’action du Foyer Maurice-Sixto, soutenu par Terre des Hommes-Suisse, qui dispense deux heures d’études par jour, des cours d’artisanat et un peu de chaleur à ces gamins oubliés d’Haïti.

Les enfants-esclaves dans le monde

Selon l’Unicef, 246 millions d’enfants seraient exploités comme «main- d’œuvre infantile» dans le monde. Chiffre très approximatif, compte tenu de l’absence de données sur la Chine, qui compte 400 millions d’enfants. Sur ces 246 millions de très jeunes travailleurs, 171 millions environ sont soumis aux «pires formes» d’exploitation (recrutés par la force, prostitués, utilisés pour des activités illégales et exposés au travail dangereux) .
En Afrique, plusieurs centaines de milliers d’enfants – notamment au Nigeria et au Sénégal – travaillent dans des conditions d’esclavage et plus de 200000 enfants auraient été vendus.
En Asie, 500000 enfants indiens ont été achetés par des tisserands, et certains d’entre eux sont enchaînés à leur métier à tisser.
Ces pratiques sont condamnées par la convention internationale des droits de l’enfant ratifiée le 20 novembre 1989 par l’Assemblée générale des Nations unies (à l’exception des Etats-Unis et de la Somalie).

Sarah Halifa-Legrand

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