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Haïti: Le sursaut de l’apocalypse

publié le 05/02/2010 | par Jean-Paul Mari

Amérique, le Brésil, l’Europe assurent de leur volonté politique. L’ONU se mobilise. Et le FMI de DSK évoque un plan Marshall… Le séisme du 12 janvier a réveillé les consciences. Au-delà de l’urgence, il fait naître l’espoir d’une reconstruction sur des bases solides


Un champ de ruines.

Et si de ce champ de ruines s’élevait un vent nouveau ? Si, malgré les immeubles détruits, les monuments en morceaux, la ville défigurée, l’horreur dans les yeux des survivants, l’odeur de mort et de poussière qui infeste l’air, il y avait, malgré tout, ou justement à cause de l’ampleur de la catastrophe, quelque chose qui ressemblerait à l’amorce d’une rupture, un profond changement, un espoir pour l’avenir d’Haïti ? Etrange question. Il y a deux semaines à peine, personne n’aurait osé la poser.

Il est 17 heures ce mardi 12 janvier à Port- au-Prince, le monde vient de s’écrouler sur la tête de Jean-Max Bellerive, Premier ministre d’Haïti, qui ne règne plus que sur un tas de gravats. Encore abasourdi, l’homme s’extrait des décombres et secoue la poussière de son complet. Autour de lui, tout est effondré. Plus de lumière, plus de communications… Il décide de partir à la recherche du président de la République, René Préval. Son 4×4 épargné ne lui sert à rien, la rue est barrée par un énorme poteau en béton. Le Premier ministre voit passer un taxi-moto, l’arrête, et traverse la capitale en zigzaguant entre les éboulis, la tête baissée au passage des lignes électriques abattues qui grésillent à l’air libre. Il lui faut plus d’une heure pour parvenir au domicile de René Préval. Deux sénateurs sont morts, des hauts fonctionnaires ont disparu, mais le président est vivant.

On décide d’envoyer une escouade de moto-taxis récupérer les ministres du gouvernement pour réunir un embryon de cellule de crise. Vers 21 heures, tous les survivants sont là. D’abord, évaluer la situation. Le tableau est apocalyptique. Toutes les institutions de l’Etat sont physiquement en morceaux : le palais national, le Sénat, le Parlement, pratiquement tous les ministères, les administrations, le siège de la police, des pompiers, de la Sécurité civile, de la Croix- Rouge, la tour de contrôle de l’aéroport… rien n’est resté debout ! Jean-Max Bellerive se tourne vers la mission de l’ONU, la Minustah, installée à Haïti. Elle est détruite, son chef et son adjoint morts, enfouis sous les décombres. L’ambassade de France ? La bâtisse, historique, est encore debout mais branlante, fissurée, inutilisable. L’ambassade du Canada ? Idem.

Reste l’ambassade des Etats-Unis, un bâtiment récent, massif, solide. Le hasard veut qu’un responsable militaire américain, numéro deux du Southern Command, de passage à Port-au-Prince, propose immédiatement de prendre en charge l’aéroport endommagé. Jean-Max Bellerive donne son accord, signe une convention, les Américains entrent en action. Ils vont transformer l’unique piste d’atterrissage, faite pour recevoir une douzaine de vols, en plate-forme capable de gérer jusqu’à 300 avions nuit et jour !

Quand le Premier ministre met fin à la réunion de crise, il est 5 heures du matin et une question se pose : où le gouvernement peut-il travailler ? Le directeur de la police criminelle suggère son QG près de l’aéroport, doté d’un toit en tôle, intact. On emporte quelques ordinateurs épargnés, un générateur électrique, des caisses de dossiers couverts de poussière et le gouvernement court délibérer dans la seule pièce dotée d’un climatiseur.

A la tête de la Minustah

«Il est bien, mon bureau, non ?», sourit le Premier ministre, qui me reçoit dans un petit couloir assis derrière un pupitre d’écolier. Dehors, une petite foule manifeste : «Nous avons faim !», et les policiers doivent dégager l’entrée à coups de grenades lacrymogènes. Chaque matin, à 8 heures, il reçoit ici les ambassadeurs, les opérateurs du programme alimentaire mondial, les grandes ONG, les techniciens et, deux fois par semaine, une «conférence stratégique» réunit le président, les représentants de l’ONU, de l’Europe et des pays amis, «sans compter les visites éclairs de personnalités étrangères qui grincent si on ne les reçoit pas dans l’heure…».

Sur le tarmac de l’aéroport, l’aide est arrivée et des milliers de caisses s’entassent : reste maintenant à coordonner la distribution, à trouver des dépôts, à désengorger Port-au-Prince, à installer une cité administrative en préfabriqué, à héberger les sans-abri… La tâche est immense, le président parle peu, comme à son habitude, le peuple épuisé gronde, mais le Premier ministre ne doute pas : «C’est une catastrophe extrêmement démocratique. Elle a touché tout le monde Le pays nous suivra. L’autorité de l’Etat s’appuie maintenant sur le sang versé» A quelques centaines de mètres de là, un homme est revenu à la tête de la Minustah.

Il y a deux ans et huit mois, Edmond Mulet, représentant des Nations unies en Haïti, a quitté l’île, certain que le pays était sur la bonne voie. Aujourd’hui, son successeur, son adjoint, une vingtaine de fonctionnaires, huit conseillers politiques sur dix, soixante militaires et policiers, deux colonels, un commandant, tous ont disparu dans l’effondrement du bâtiment. L’équivalent de l’attentat contre l’ONU à Bagdad. D’ailleurs, Edmond Mulet a retrouvé «une ville bombardée». Depuis, l’Organisation, meurtrie, décapitée, s’est ressaisie. Les morts ont été enterrés, les fonctionnaires endeuillés par la perte d’un proche ont repris leur poste, dorment dans les couloirs ou sur la pelouse du camp militaire.

Et le Conseil de Sécurité a décidé l’envoi de 1500 policiers et de 2 000 militaires de plus. La Mission s’occupait de la sécurité en Haïti. Dans moins d’un mois, il lui faudra nourrir deux millions de personnes par jour.

«L’Amérique change»

L’autre pari est plus politique. En 2003, après l’attentat contre l’ONU à Bagdad, l’Amérique de Bush avait brutalement éjecté les casques bleus d’Irak. Déjà, en voyant débarquer des marines en armes sur la pelouse du Champ de Mars, quelques Haïtiens ont protesté : «Pas militaires ! Pas Américains !» Dès les premiers jours, plusieurs avions d’aide humanitaire se sont vu refuser l’autorisation d’atterrissage au profit d’une noria d’appareils militaires américains. Les Français ont protesté, les Européens se sont crispés et le monde s est demandé si l’Amérique d’Obama allait perpétuer les mauvaises manières de George Bush, confondre aide et monopole, intervention et occupation.

D’un revers de la main, Edmond Mulet balaie les craintes : «Les choses ont changé. Les Américains nous ont dit clairement qu’ils étaient là pour quelques mois, pour apporter une aide massive, assurer la sécurité et appuyer l’action des Nations unies.» Dès les premiers couacs, l’ONU à Haïti a fait passer l’information à Washington : «Attention ! Vous êtes en train de perdre la bataille des images. Tout peut se retourner contre vous.» Immédiatement, la Maison-Blanche a redressé le tir. Le président Obama a appelé le secrétaire général de l’ONU pour lui adresser un message clair : «Nous sommes là pour vous aider. Nous partirons et vous resterez.»

Haïti est la première crise dont le nouveau président américain n’hérite pas, l’occasion de marquer sa différence, de rompre avec la brutalité de l’équipe Bush et son mépris envers la communauté internationale. Obama est le premier président américain capable de présider une réunion des Nations unies pour parler du maintien de la paix et, geste très concret, il a réglé les dettes de Bush à l’ONU. Au Pentagone, la consigne est passée et les généraux Fraser et Keen tiennent le même discours. Sur le terrain, même les guerriers de la 82e aéroportée ont l’armement plus discret, le contact plus facile. Mieux, les soldats, sidérés par le courage des Haïtiens, semblent heureux de faire autre chose que la guerre. Haïti n’est ni l’Irak ni même la Louisiane de Katrina, où les victimes des inondations de La Nouvelle- Orléans étaient considérées comme des délinquants en puissance.

«C’est clair L’Amérique change, dans le discours et les actes», dit Edmond Mulet qui a signé une déclaration de principes d’action avec les Américains et les Canadiens. Bien sûr, le trafic aérien demeure problématique, mais même l’avion de Hillary Clinton a dû tourner en rond deux heures et demie avant de pouvoir atterrir. Et quand Bill Clinton appelle Edmond Mulet, le dialogue est sans équivoque : «De quoi avez-vous besoin ? -De camions. Une bonne centaine… – Quel type ? – Pas trop gros. Pour circuler dans les rues ici. – OK J’appelle General Motors et Ford. – Ah ! Et quelques véhicules pour équiper les forces de la police haïtienne – Je m’en occupe.»

Tout peut capoter

Douze mille soldats, un navire-citerne, un navire-hôpital, un port flottant, des millions de rations… personne ne peut concurrencer la logistique américaine. Et Haïti en a tant besoin ! Pour Edmond Mulet, pas question de s’arrêter à l’urgence, de se contenter de louer un bâtiment pour l’ONU, il faut construire pour une mission qui est là pour au moins dix ans. Le séisme a fait table rase, il faut en profiter pour reconstruire le pays sur des bases solides, soutenir les institutions haïtiennes, édifier un véritable aéroport, un port, des routes, un centre administratif, décentraliser le pays, reconstituer une administration efficace, en finir avec ces passe-droits qui permettent de poser sans fondations et sans autorisations des cubes de ciment sur des collines de poussière de tuf calcaire.

Reconstruire, oui, mais sans piétiner l’histoire, l’âme du pays sous une avalanche de béton impersonnel : «Le palais national et les grands monuments doivent être reconstruits à l’identique, dit Edmond Mulet L’objectif est une renaissance du pays. C’est le moment ou jamais.» Le séisme n’a pas seulement démoli la ville, tué au moins 150 000 personnes et fait un million de sans-abri, il a aussi secoué la conscience internationale. Tous les paramètres sont au vert, la volonté politique est là, celle de l’Amérique d’Obama, de l’ONU, du Brésil de Lula, devenu membre du Conseil de Sécurité, et même du voisin d’Haïti, la République dominicaine, qui a ouvert un couloir à la frontière, une «ligne de vie» pour les camions d’aide alimentaire. Le FMI de DSK parle de plan Marshall et l’Europe s’est engagée à livrer 420 millions de dollars d’aide, trois fois plus que les Etats-Unis.

«On ne peut pas laisser ce pays se contenter d’un simple pansement, se contenter d’attendre encore et encore, dit Didier Le Bret, ambassadeur de France. Ici, le défi est énorme. Le risque est énorme.»
Ces gravats dans les rues, ces Haïtiens traumatisés, ce pays en morceaux sont le résultat d’une histoire de maltraitance, d’une indépendance ratée, d’une répression coloniale, d’une dette infâme et, enfin, d’une succession de dictateurs – «Papa Doc», «Baby Doc», Aristide – pillant leur propre peuple. Une caricature de l’échec des rapports Nord-Sud, un énorme point noir sur la carte du monde contemporain.

Il faut faire vite, d’autant que les géologues annoncent d’autres séismes à venir, dans un mois ou deux, une année tout au plus. Que la communauté internationale ne tienne pas ses promesses, se contente de demi-mesures, rate le coche de la reconstruction et tout peut capoter. Que l’élite créole, riche et corrompue, arc-boutée sur son égoïsme, continue de faire du dollar, de décamper à l’étranger à la première catastrophe, de mépriser son peuple, et Haïti peut devenir un peuple de boat people voguant vers les côtes américaines, un pays de cauchemar dominé par des tyrans, saigné par les seigneurs de la drogue et habité par des fantômes d’humains.

Le séisme du 12 janvier dernier a transformé une capitale en champ de ruines, mais il a aussi produit une formidable secousse dans les consciences. L’espoir fou d’un vrai changement. Comme un sursaut de l’apocalypse.


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